Un laboratoire des contre-cultures néoréactionnaires
Au cours des dernières décennies la gauche a vu son image se modifier, bien loin de la révolte, de la désobéissance et de la transgression qu’elle était censée incarner historiquement. Le terrain perdu sur la canalisation de l’indignation sociale a été conquis par une certaine droite, qui se révèle de plus en plus efficace dans la remise en cause du « système ». Nous avons affaire à des nouvelles droites qui disputent désormais à la gauche la capacité de s’indigner face à la réalité et de proposer des moyens de la transformer. Nous publions les bonnes feuilles du dernier livre de Pablo Stefanoni.
C’est l’histoire d’un pauvre diable, un type auquel on pourrait facilement appliquer le terme horriblement péjoratif de white trash (ordure blanche), qui désigne aux États-Unis les Blancs pauvres, peu éduqués, socialement méprisables et souvent politiquement réactionnaires. Arthur Fleck est un clown de petit calibre atteint d’une maladie étrange qui le fait éclater de rire de façon incontrôlée, sur des tons variés, comme s’il se moquait constamment de ses interlocuteurs. Paradoxalement, ses efforts pour faire rire les autres en tant que comique sont un échec : ses spectateurs ne rient pas de son rire. Le rejet social, les brimades, la marginalisation et une succession de péripéties malheureuses le conduisent sur le chemin de la folie et, finalement, du crime. Dans Joker, de Todd Phillips, le personnage incarné par Joaquin Phoenix n’est plus l’ennemi juré de Batman, mais le leader inattendu d’une révolte des parias de Gotham contre les riches et les puissants, une rébellion dont on ignore si elle a eu lieu dans la réalité ou si elle est simplement un produit fantasmagorique de l’esprit tourmenté du Joker. Mais le film de Phillips, qui a été l’une des révélations de l’année 2019 et a rapporté plus d’un milliard de dollars à ses producteurs, ne reflétait pas seulement une tension entre le réel et l’imaginaire. Il a également donné lieu à deux lectures diamétralement opposées : fallait-il y voir une critique progressiste du capitalisme et de ses injustices ou bien la réaction typique de tous ces hommes blancs pauvres et en colère qui finissent par soutenir l’extrême droite, et dont le message doit donc être rejeté ?
À gauche, beaucoup ont interprété le film comme une critique des ultra-riches et des politiques d’austérité. Face à ses détracteurs libéraux (au sens étatsunien) ou progressistes qui affirmaient que Joker se résumait à une apologie destructrice de la violence, le cinéaste et essayiste Michael Moore rétorquait que « le plus grand danger pour la société, ce serait sans doute que vous N’ALLIEZ PAS voir ce film. Parce que l’histoire qu’il raconte et les questions qu’il soulève sont si profondes, si nécessaires, que si vous détournez le regard de cette œuvre d’art géniale, vous passerez à côté du précieux miroir qu’elle nous tend. Et oui, dans ce miroir, il y a un clown passablement dérangé, mais il n’est pas tout seul, nous sommes tous là à ses côtés ». Dans un dialogue critique avec Moore, le cinéphile Slavoj Žižek affirmait que « l’élégance de Joker réside dans la façon dont le passage d’une pulsion autodestructrice à un “nouveau désir” visant un projet politique émancipateur est absent de l’intrigue du film : c’est nous, les spectateurs, qui sommes invités à combler cette absence ».
Dans ces deux lectures, il existe implicitement un « nous » qui remet en question le système « depuis la gauche ». Mais il y a un autre « nous » possible dans Joker : celui que tentent de construire et de mobiliser les droites dites « alternatives » (au sens de l’alt-right étatsunienne, mais pas seulement), constellation idéologique aux frontières floues mais qui aspirent à capter le mécontentement social flottant au profit de diverses politiques antiprogressistes. C’est ainsi que Paul Joseph Watson, une figure des réseaux médiatiques de l’alt-right anglo-américaine, décrit Joker comme « l’un des moments culturels les plus authentiques de ces dix dernières années », car « il est détesté par tous les acteurs prévisibles : le Guardian, Slate, le Wall Street Journal ». « Pourquoi l’establishment a-t-il si peur de ce film ? », s’interroge Watson. Entre autres choses, « parce que la façon dont on nous lave le cerveau pour nous pousser à une vie vouée à la consommation crée un terrain propice à la solitude, au désespoir et aux maladies mentales. Parce qu’on nous a appris que les personnes qui pensent différemment sont un danger pour la société et doivent être ostracisées, brimées et censurées ».
Dans cette perspective, le « nous », ce sont les hommes (blancs) en colère, les jeunes « incels » (acronyme de « célibataires involontaires ») ou les « mâles bêta ». De fait, le FBI penchait plutôt pour cette lecture nihiliste. À la veille de la première du film, ses agents se préparaient non pas à un soulèvement révolutionnaire, mais à l’action violente d’un loup solitaire, quelque chose de similaire au massacre qui, en 2012, lors de la première de The Dark Knight Rises, s’était soldé par douze morts et plus de cinquante blessés dans un cinéma d’Aurora, dans le Colorado.
Il ne s’agit pas ici de savoir quelle est l’interprétation « correcte » du film de Todd Phillips, et encore moins de tomber dans le cliché selon lequel les extrêmes se rejoignent. Reste que ce produit de Hollywood nous fournit un exemple idéal pour mieux cerner l’idée centrale de ce livre : il existe des arguments en faveur des deux lectures. Si toute œuvre d’art est ouverte et polysémique, Joker est l’expression des difficultés radicales auxquelles nous sommes aujourd’hui confrontés pour analyser le sens politique et culturel du sentiment de rébellion.
Au cours des dernières décennies, alors qu’elle passait à la défensive et se retranchait dans le politiquement correct, la gauche a vu son image se modifier, bien loin de la révolte, de la désobéissance et de la transgression qu’elle était censée incarner historiquement. Le terrain perdu en matière de capacité de capitaliser l’indignation sociale a été conquis par une certaine droite, qui se révèle de plus en plus efficace dans la remise en cause du « système » (sans préjuger de ce que peut signifier ce terme, que nous analyserons plus loin). Autrement dit, nous avons affaire à des nouvelles droites qui disputent désormais à la gauche la capacité de s’indigner face à la réalité et de proposer des moyens de la transformer.
Bien entendu, il ne s’agit pas d’un phénomène entièrement nouveau. On a connu un climat similaire dans les années 1920 et 1930, alors que le monde était confronté à la « décadence de l’Occident » et, surtout, à la crise de la démocratie libérale. L’historien Zeev Sternhell a pu interpréter le fascisme non pas comme une pure et simple contre-révolution, mais comme une sorte de révolution alternative à celle promue par le marxisme. Il ne s’agissait pas d’une lutte entre le futur et le passé, même si le fascisme mobilisait des images du passé dans une tonalité « rétro-utopique » ; il s’agissait d’une dispute sur la capacité à construire des futurs possibles et désirables.
Après la Seconde Guerre mondiale, du moins dans le monde occidental, la démocratie libérale a occupé le devant de la scène et s’est imposée comme le seul système acceptable ; une tendance qui s’est accentuée après la chute du mur de Berlin en 1989 et la fameuse « fin de l’histoire », thèse du livre souvent cité mais peu lu de Francis Fukuyama. Sommes-nous en train de revenir à une situation dans laquelle ladite démocratie libérale est de nouveau menacée par les pressions qui s’exercent sur sa gauche et sur sa droite ? Ce n’est pas vraiment le cas : en réalité, la gauche « anti-système » s’est largement ralliée, en principe ou dans les faits, à la démocratie représentative et à l’État-providence, à l’exception de quelques groupuscules sans influence réelle ; c’est de fait la soi-disant « droite alternative » qui a joué la carte de la radicalité en déployant un discours contre les élites, l’establishment politique et le système.
Et tandis que nous écrivions sur toutes ces évolutions, le coronavirus a surgi, « cygne noir » inattendu qui a alimenté dans le monde entier toutes sortes de théories du complot et suscité diverses manifestations contre les mesures de confinement et d’isolement social, et même contre les vaccins.
Benjamin Teitelbaum, spécialiste étatsunien des droites radicales, écrivait à ce propos il y a deux ans dans l’hebdomadaire de gauche The Nation que « le COVID-19 est la crise qu’attendaient les “traditionnalistes” radicaux », citant les propos de l’idéologue fasciste russe (et protégé de Poutine) Alexandre Douguine, selon lequel la pandémie « est une réprimande divine contre l’humanité […] une sorte de punition pour la mondialisation ». Et Teitelbaum de commenter : « On nous affirme que le libéralisme a gagné les batailles du XXe siècle. La démocratie, l’individualisme, la libre circulation des personnes, des biens et de l’argent semblaient être le meilleur moyen de garantir sécurité, stabilité et prospérité. Mais qu’en est-il du monde dans lequel nous sommes entrés – un monde où la production domestique et l’isolement social sont des vertus ? Quelle idéologie est le mieux placée pour en tirer profit ? ».
Il est trop tôt pour répondre à cette question. Il est vrai qu’il existe des mouvements sociaux progressistes – écologistes, féministes, antiracistes – qui promeuvent des visions plus ou moins préfiguratives de l’avenir et dont le dynamisme et l’impact sont aujourd’hui difficiles à mettre en doute. Reste que, sans nier l’influence transformatrice de ces mouvements, on doit bien admettre la part de vérité des propos provocateurs de Slavoj Žižek selon lesquels « nous sommes tous des fukuyamistes ». L’essayiste britannique Mark Fisher l’a exprimé de manière encore plus radicale dans son livre Le Réalisme capitaliste. D’après lui, le problème actuel de la gauche ne réside pas seulement dans sa difficulté à mener à bien des projets transformateurs, mais dans son incapacité même à les imaginer. Un auteur de sensibilité plus modérée et plus classiquement social-démocrate que Fisher, l’historien Tony Judt, faisait pourtant un constat similaire : « [D]’intuition, les problèmes d’injustice, d’iniquité, d’inégalité et d’immoralité nous sont familiers ; nous avons juste oublié comment en parler. La social-démocratie a exprimé naguère ces préoccupations, jusqu’au jour où elle s’est égarée ».
Dans les années 1990, observe Judt, « la phraséologie creuse des politiciens du baby-boom » et les ravages de la « troisième voie » chère à Tony Blair et Bill Clinton ont fini par diluer toute mystique réformiste conséquente. Dans certains pays, la crise de la social-démocratie se reflète dans l’usage imprécis et aseptisé du terme « progressisme ». Il existe pourtant des exceptions stimulantes. Aux États-Unis, Bernie Sanders a mené deux campagnes électorales sur un programme de défense des classes laborieuses et a réussi à mobiliser des masses importantes de jeunes sous la bannière d’un socialisme démocratique sans complexe et combatif dans un pays traditionnellement hostile à l’égalitarisme social. La question des inégalités est devenue un sujet de préoccupation majeur grâce au best-seller de l’économiste français Thomas Piketty, et de nombreux militants cherchent à articuler le combat pour la défense de la planète avec les luttes pour la justice sociale (les problèmes de la « fin du mois » et ceux de la « fin du monde »). Mais si l’on assiste à un « retour » de l’histoire, c’est davantage par le biais des mouvements terroristes, identitaires, d’extrême droite, etc. – dont les projets sont décrits par l’historien Enzo Traverso comme des « ersatz d’utopie » –, que sous l’impulsion d’une gauche à court d’images du futur, en partie parce que le futur lui-même est en crise, sauf lorsqu’il est pensé comme dystopie.