Key Points
  • La réponse politique apportée jusqu’à présent à la crise énergétique européenne a été trop axée sur des directives nationales et pourrait compromettre les objectifs visant à soulager les marchés de l’énergie et à atteindre les objectifs ambitieux de décarbonation.
  • La manipulation par la Russie des marchés européens du gaz naturel depuis l’été 2021, en exploitant son important pouvoir exercé sur le marché, a aggravé la situation. Enfin, des événements tels que la faible production nucléaire française et la sécheresse actuelle, qui a réduit la production hydroélectrique, ont également eu un effet négatif sur la situation.
  • En subventionnant la consommation d’énergie au lieu de réduire la demande, les gouvernements européens courent le risque de l’insoutenabilité, érodant la confiance dans les marchés de l’énergie, ralentissant l’action des sanctions à l’égard de la Russie et augmentant le coût de la transition vers le net zéro.
  • Les dirigeants de l’Union européenne doivent s’accorder sur un grand marché de l’énergie fondé sur quatre grands principes : les États doivent faire preuve de toute la flexibilité disponible du côté de l’offre et fournir des efforts considérables pour réduire la demande ; ils doivent également assurer un engagement politique pour maintenir les marchés de l’énergie et les flux transfrontaliers ; enfin, une compensation pour les consommateurs les plus vulnérables doit être mise en place. 

Introduction

Le système énergétique européen est soumis à un niveau de pression physique et institutionnelle jamais observé depuis les chocs pétroliers des années 1970. La crise actuelle semble devoir laisser derrière elle un système radicalement différent, mais la question de savoir à quoi ressemblera ce système reste ouverte. Nous soutenons que, malgré les mesures les plus récentes adoptées au niveau de l’Union européenne, la réponse apportée jusqu’à présent a été trop axée sur le plan national, ce qui risque d’entraver les efforts déployés par l’Europe pour soulager les marchés de l’énergie au cours des 18 prochains mois, et pour réduire considérablement les émissions de gaz à effet de serre d’ici à 2030.

La tension sur le marché résulte de trois chocs :

  • Les politiques publiques ont découragé les investissements en amont dans les combustibles fossiles1, mais n’ont pas suffisamment accéléré le déploiement de sources d’énergie alternatives propres ou bien la réduction de la demande2 de combustibles fossiles. Il en résulte un profond déséquilibre entre l’offre et la demande d’énergie dans le contexte du rebond de la demande mondiale d’énergie faisant suite à la crise du Covid-19. Tous les marchés des combustibles, dans pratiquement toutes les régions du monde, connaissent une pénurie d’approvisionnement et des prix élevés.
  • Avant même d’envahir l’Ukraine le 24 février, la Russie manipulait les marchés européens du gaz naturel. Elle a considérablement réduit ses exportations après l’été 2021 et n’a pas rempli les sites de stockage appartenant à Gazprom dans l’UE. Depuis le printemps 2022, la Russie a utilisé ses approvisionnements restants comme levier pour pousser les différents pays à assouplir les sanctions technologiques et sur les transactions financières. Début juillet 2022, la Russie envoyait un tiers des volumes précédemment prévus, ce qui a entraîné une multiplication par plus de dix des prix du gaz dans l’UE.
  • Certaines coïncidences malchanceuses ont aggravé la situation énergétique déjà tendue en Europe. Des problèmes de corrosion ont poussé la France à fermer un grand nombre de ses centrales nucléaires, ce qui a accru les besoins en gaz pour la production d’électricité. Une grave sécheresse a drainé les rivières et les lacs jusqu’à des niveaux extrêmement bas, compromettant la production d’hydroélectricité, le refroidissement des centrales thermiques ainsi que l’acheminement du charbon en direction des centrales, qui dépendent des voies navigables3. Ceci a eu pour effet d’augmenter la demande de gaz naturel liquéfié (GNL), qui n’a été que partiellement satisfaite par les investissements importants réalisés récemment dans la production de GNL aux États-Unis, et par le ralentissement actuel de l’économie chinoise, qui a rendu davantage de GNL disponible pour l’Europe.

Tandis que presque tous les combustibles sont touchés, les élasticités de l’offre à court terme en matière de transition énergétique sont proches de l’épuisement. Par exemple, la production d’électricité au charbon de l’UE n’est passée que de 82 térawattheures (TWh) au deuxième trimestre de 2021 à 95 TWh au deuxième trimestre de 2022, en raison de capacités disponibles limitées et du triplement des prix du charbon. À l’inverse, les réductions de la demande — réelles et anticipées — jouent désormais un rôle démesuré dans la compensation du marché.

Les prix élevés et la réduction forcée de la demande constituent un énorme problème politique. En août 2022, les pays de l’UE ont adopté un règlement (2022/1369) sur la réduction de la demande visant à réduire la consommation de gaz en Europe de 15 % d’ici le printemps 2023, et la Commission européenne a modifié les règles relatives aux aides d’État4 dans le but d’accélérer le déploiement des énergies renouvelables et la décarbonation industrielle. Les gouvernements ont adopté ou envisagent des politiques exceptionnelles, notamment le plafonnement des prix de l’énergie, les obligations de stockage, les plans de rationnement et les nationalisations. Les pays européens dépensent plus (et dans certains cas beaucoup plus) d’un pourcent de leur PIB pour soutenir les systèmes énergétiques.

En outre, la mauvaise gestion de la crise énergétique hivernale imminente réduira la capacité de l’Europe à se décarboner au cours de la prochaine décennie. L’impact de la crise énergétique et les réponses qui y seront apportées façonneront le cadre physique et institutionnel du secteur européen de l’énergie. Nous soutenons qu’une focalisation excessive sur les solutions nationales en matière de politique énergétique minera considérablement la capacité de l’Europe à faire face à la crise actuelle. De plus, la confiance dans les marchés énergétiques européens sera érodée, ce qui affaiblira les arguments d’investissement pour les énergies renouvelables et augmentera le coût cumulé ainsi que la difficulté de la transition vers le net zéro. Ainsi, des politiques coordonnées au niveau européen sont nécessaires de toute urgence pour faire face à la crise à court terme.

Nous décrivons dans cet article un certain nombre de domaines dans lesquels des approches centrées sur le plan national pourraient compromettre la sécurité énergétique européenne. Nous identifions également les domaines dans lesquels une coopération accrue entre les pays de l’UE pourrait réduire considérablement le coût de la gestion de la crise énergétique. Sur la base de cette évaluation, nous proposons une grande négociation qui consistera à mettre en commun les ressources énergétiques des pays de l’UE et à supprimer la dépendance à l’égard de la Russie, tout en préparant une accélération substantielle de la transition vers une énergie verte et rentable.5

Les marchés du gaz naturel

Le marché européen du gaz est un système complexe qui est néanmoins assez efficace pour distribuer le gaz sur le continent. Le marché continue de fonctionner de manière résiliente lorsque le gaz russe disparaît du système, avec un remplacement direct d’une part importante de la pénurie par du GNL et par des fournisseurs alternatifs.

Flux de gaz naturel sur le marché européen, Q1 2022 par rapport à Q1 2021. © Bruegel

Cependant, le marché est désormais tendu jusqu’au point de rupture et doit faire face à quatre problèmes de coordination majeurs : le remplissage des réserves, les réductions de l’utilisation du gaz, les nouveaux approvisionnements et la garantie d’un flux continu de gaz vers les endroits où il est le plus nécessaire. Ces quatre domaines nécessitent l’intervention du gouvernement national, les échecs de coordination conduisant à un système moins sûr, durable et abordable.

Coordonner le remplissage des installations de stockage

Les installations de stockage de gaz sont normalement remplies par des entreprises privées et des négociants qui maximisent les profits attendus des différentiels de prix du gaz entre l’été et l’hiver. Lorsque les prix du gaz sont bas en été, ils essaient d’acheter autant de gaz qu’ils espèrent vendre en hiver à des prix élevés Mais les prix extrêmement élevés et volatils actuels et la grande incertitude quant aux prix futurs du gaz ont rendu cet arbitrage plus risqué, et très exigeant en capital. En conséquence, les gouvernements nationaux ont prévu des incitations plus fortes pour le remplissage des stockages afin de garantir la sécurité de l’approvisionnement, et de nouvelles obligations de stockage pour les pays de l’UE ont été adoptées6. Les États membres de l’UE doivent ainsi veiller à ce que le remplissage des stocks pour l’hiver 2022/2023 soit synchronisé entre les pays.7 Toutefois, malgré les nouvelles obligations de l’UE, il existe un risque que d’éventuelles graves perturbations supplémentaires du côté de l’offre aient pour conséquence que le gaz ne soit pas transporté à temps là où il apporte la plus grande valeur pendant l’hiver, en raison des contraintes de capacité. Les réserves autrichiennes, par exemple, qui seraient très utiles pour remplacer une pénurie régionale de gaz russe, demeurent moins remplies que celles de ses voisins.8 Des accords de solidarité bilatéraux entre les pays de l’UE permettraient d’atténuer les effets de la crise en l’absence d’une solution à l’échelle européenne, qui serait préférable mais qui a été trop lente à se concrétiser9.

Coordonner une réduction efficace de la consommation de gaz

Malgré les récents efforts de diversification, l’UE pourrait ne pas disposer de suffisamment de gaz naturel pour répondre à la demande hivernale. En cas d’arrêt complet des approvisionnements russes, la demande de l’UE devra baisser de 15 % au cours de l’hiver 2022/2023, même si les importations record de GNL se poursuivent. Pour minimiser l’impact économique global, la réduction de la demande doit être coordonnée et répartie entre les différents groupes de consommateurs des pays de l’UE. Le règlement (UE) 2022/1369 d’août 2022 sur la réduction de la demande stipule que tous les pays de l’UE feront les « meilleurs efforts » pour réduire la demande de gaz de 15 % entre le 1er août 2022 et le 31 mars 2023. Toutefois, derrière ce chiffre, de multiples concessions ont été accordées, ce qui signifie que de nombreux États membres n’auront en réalité pas à s’y conformer. L’accord est une étape positive mais ne constitue pas le dernier mot en matière de coordination de la réduction de la demande.

L’accord est une étape positive mais ne constitue pas le dernier mot en matière de coordination de la réduction de la demande.

Ben McWilliams, Giovanni Sgaravatti, Simone Tagliapietra et Georg Zachmann

Dans tous les cas, des prix très élevés devraient entraîner une baisse de la demande. Au cours des six premiers mois de 2022, les prix de gros du gaz étaient environ 10 fois supérieurs à la moyenne, tandis que la demande n’était que de 7 % inférieure, ce qui implique une élasticité de la demande extrêmement faible. Pourquoi ? Les prix du marché de gros n’ont pas été répercutés sur les consommateurs en raison des systèmes nationaux de régulation des prix existants, des nouvelles interventions des pouvoirs publics et de la conception des contrats qui ont temporairement protégé les consommateurs de la hausse des prix. La réponse politique immédiate aux prix élevés du gaz naturel a été de subventionner de manière spectaculaire la consommation d’énergie domestique de manière non coordonnée dans toute l’UE. S’il est essentiel de continuer à apporter des aides ciblées aux ménages vulnérables, le résultat global a été que les gouvernements ont brûlé de l’argent dans une course à la consommation de gaz . La réduction globale de la demande a été modérée et a varié considérablement d’un pays à l’autre. Par exemple, en Italie, il n’y a pas eu de réduction de la demande au cours des six premiers mois de 202210. D’importantes quantités de gaz russe ont transité par l’Autriche pour répondre à cette demande. Théoriquement, une réduction de 3 % de la demande de gaz en Italie au cours des six premiers mois de 2022 aurait pu permettre de remplir à 80 % les installations de stockage autrichiennes, qui sont remplies à 63 % au moment de la rédaction du présent rapport.

Jusqu’à présent, les efforts de l’UE pour réduire la demande de gaz ont été peu coordonnés et, jusqu’à récemment, insuffisants. Les gouvernements européens ont presque tous réagi de manière réactive aux coupures de gaz russes, plutôt que de prendre des mesures proactives pour réduire la demande de gaz. Pour atteindre l’objectif de réduction de 15 % de la consommation de gaz, les gouvernements devraient mettre en œuvre une série de mesures politiques, notamment la sensibilisation aux comportements permettant d’économiser l’énergie et aux investissements rapides que les ménages peuvent réaliser, mais également des programmes financiers pour compenser les réductions d’énergie des ménages et de l’industrie, ainsi que des règles pour limiter la consommation inefficace, par exemple dans les bâtiments publics.

Coordonner les compléments à l’offre

Les pays de l’UE disposent d’options en termes d’augmentation de l’offre d’énergie ou de passage du gaz à d’autres combustibles à court terme. Mais ils retiennent certaines de ces options sur le marché européen parce qu’une grande partie des bénéfices serait partagée avec d’autres pays tandis que les coûts, parfois substantiels, ne le seraient pas. Par exemple, le débat allemand sur la fermeture de trois centrales nucléaires à la fin de l’année 2022 porte sur leur capacité à remplacer la demande de gaz dans le système électrique allemand. La plupart de l’énergie générée à partir de gaz en Allemagne est produite par des générateurs de chaleur et d’électricité combinés, ce qui signifie que ces centrales doivent de toute façon continuer à fonctionner et à fournir de la chaleur même si une centrale nucléaire pourrait remplacer la production d’électricité. Dans le cadre de ce débat, il conviendrait de se demander si la demande de gaz pourrait être réduite dans les pays voisins, comme aux Pays-Bas, étant donné que l’Allemagne est un acteur important dans le commerce de l’électricité au sein de l’UE.

À plus long terme, les politiques nationales repliées sur elles-mêmes pourraient non seulement nuire au secteur européen du gaz au cours des prochaines semaines ou des prochains mois, mais aussi affecter la construction de nouvelles infrastructures. Chaque gouvernement s’efforçant de garantir sa propre sécurité d’approvisionnement, l’UE dans son ensemble risque de construire d’importantes surcapacités de gaz. Cela constituerait une utilisation inefficace des ressources et risquerait de retrancher de nouveaux groupes d’intérêt opposés à une élimination rapide du gaz naturel. Au lieu de cela, les stratégies de développement des infrastructures énergétiques doivent être fondées sur les objectifs européens en matière d’énergie et de climat. Pour y parvenir, la planification et la coordination des systèmes au niveau européen doivent jouer un rôle plus important. Bien que certains investissements dans les infrastructures d’importation soient nécessaires, une meilleure connexion des réseaux européens de gaz et, surtout d’électricité11 permettrait de créer un système plus résilient et de faciliter une transition rentable.

Garantir l’acheminement du gaz là où il est le plus nécessaire

Si les installations de stockage sont remplies, que la demande est globalement assez faible et que l’offre globale est suffisante, l’énergie doit encore être acheminée là où elle est le plus nécessaire. Les flux de gaz naturel en Europe sont limités par les goulets d’étranglement historiques des infrastructures entre les régions. Les prix dans les différentes régions ne convergent donc pas complètement, mais fournissent des signaux pour répartir les flux de gaz. Par exemple, environ un quart de la capacité globale de GNL dans l’UE réside dans la péninsule ibérique, et est effectivement déconnectée du marché européen au sens large. Les précédentes tentatives de construction d’un gazoduc entre l’Espagne et la France ont été rejetées car estimées non rentables mais, dans la situation actuelle, cette décision mérite d’être réévaluée. La ministre espagnole de l’Environnement a suggéré que l’ajout de compresseurs au gazoduc existant pourrait augmenter la capacité en deux ou trois mois12.

D’autres goulets d’étranglement sont de nature plus réglementaire et les problèmes liés peuvent être résolus plus facilement s’il existe une volonté politique. Par exemple, le gaz ne peut pas être envoyé de France en Allemagne parce que le gaz naturel est odorisé dans le système de gazoducs français, tandis que les gazoducs allemands n’acceptent pas le gaz odorisé13. Par conséquent, le flux de gaz ne suit pas toujours l’écart de prix à court terme. Bien que les prix du gaz soient nettement inférieurs en France, le gaz circule toujours de l’Allemagne vers la France.

Certaines sources d’importation de gaz non russe offrent une certaine flexibilité en termes de lieu d’acheminement. Le gaz algérien pourrait être envoyé soit en Espagne, où il sera bloqué en raison du manque de capacité transfrontalière vers la France, soit en Italie, où il pourrait remplacer les volumes de gaz russe. Il en va de même pour les cargaisons de GNL qui pourraient être expédiées vers les régions les plus déficitaires, ou vers la péninsule ibérique déjà bien approvisionnée. Les importations de GNL et de gazoducs font souvent l’objet de contrats à long terme qu’il est difficile de modifier, même lorsque la dynamique du marché à court terme indique qu’un changement de point de livraison pourrait améliorer le bien-être. Une solution consisterait à créer un fonds européen pour dédommager les pays qui réorientent les flux vers ceux qui en ont le plus besoin, par exemple, pour dédommager l’Espagne qui a permis que le gaz algérien soit réacheminé via l’Italie vers les marchés d’Europe centrale.

 Recommandations pour optimiser les marchés du gaz naturel :

  • Laisser le marché fonctionner pour répartir efficacement les molécules rares au sein des pays et entre eux ;
  • Coordonner ou mettre en commun les politiques nationales pour soutenir le remplissage des stockages ;
  • S’approvisionner conjointement en gaz sur les marchés internationaux ;
  • N’accepter les importations de gaz en provenance de Russie que si le volume et le prix répondent aux besoins de l’Europe ;
  • Reconsidérer l’augmentation de la production d’énergie et les options de changement de combustible qui ont été bloquées administrativement en des temps meilleurs ;
  • Ne pas subventionner la consommation de gaz, mais soutenir les consommateurs de gaz par des politiques neutres en termes de prix ;
  • Encourager les économies de gaz par des campagnes, des incitations financières et des réglementations ;
  • Coordonner les investissements dans les infrastructures ;
  • Éviter de verrouiller les investissements dans le gaz (trop de terminaux GNL fixes) qui pourraient entraver la transition écologique ;
  • S’attaquer aux goulets d’étranglement des flux de gaz intra-UE.
© CFOTO/Sipa USA/SIPA

Marchés de l’électricité

Avec la conception du marché intérieur, les échanges transfrontaliers d’électricité sont les pièces maîtresses du système énergétique européen, avec 700 TWh échangés chaque année14. La mise à disposition d’une électricité à faible coût aux pays voisins en période d’abondance réduit la nécessité d’exploiter des centrales électriques plus polluantes et plus coûteuses, tout en augmentant le bien-être général. Les avantages d’un réseau géographiquement interconnecté augmenteront à mesure que les énergies renouvelables seront déployées et que la production d’électricité deviendra de plus en plus variable.


Les mécanismes de marché qui rendent cela possible sont très sophistiqués. Mais fondamentalement, l’ensemble du système repose sur la solvabilité, la liquidité et la confiance dans le fait que l’électricité faisant l’objet d’un contrat est livrée, que les flux transfrontaliers ne sont pas annulés par la politique, et que les prix de part et d’autre d’une frontière reflètent les conditions réelles de l’offre et de la demande. Le déficit de production actuellement non planifié dans certains pays de l’UE (par exemple, le nucléaire en France) et les prix très élevés des combustibles ont exercé une pression considérable sur les échanges transfrontaliers, entraînant des prix extrêmement divergents. Les pays qui avaient l’habitude d’importer de l’électricité à des prix modestes (comme l’Espagne) voient maintenant leurs voisins (comme la France) s’aligner sur leurs voisins. Les marchés à terme indiquent qu’il ne s’agit pas d’un problème temporaire, mais qu’il pourrait durer des années15. Les conséquences se traduisent par des prix élevés pour les ménages et une perte de compétitivité dans les secteurs à forte intensité énergétique. En conséquence, les discussions sur la réduction des exportations afin de gérer les prix intérieurs prennent de l’ampleur dans différents pays16. Les pays de l’UE disposent d’un certain nombre d’outils techniques, réglementaires ou politiques qui peuvent limiter considérablement les capacités d’exportation.

En juin 2022, l’Espagne et le Portugal sont intervenus sur leurs marchés de gros de l’électricité en plafonnant le prix du gaz naturel utilisé pour la production d’électricité. Au cours des mois suivants, la capacité de transfert moyenne entre l’Espagne et la France a été inférieure de 30 % par rapport à la même période de l’année précédente. Bien que cette réduction de la capacité de transfert puisse être une coïncidence, elle met en évidence la fragmentation potentielle des marchés européens de l’électricité si l’électricité est distribuée de manière inégale dans l’UE. Il est possible que les pays réduisent les capacités de transfert mises à la disposition des marchés afin de réduire l’exportation d’électricité subventionnée.

Bien que de telles politiques puissent sembler faciles à implémenter, elles auront pour conséquences d’augmenter le prix global de l’électricité, d’éroder la confiance dans le marché européen de l’électricité, d’affaiblir les arguments en faveur des investissements dans les nouvelles énergies renouvelables et d’augmenter le coût cumulé de la transition vers le net zéro. Il en résulterait que chaque État membre se sentirait contraint d’installer une capacité suffisante pour gérer chaque situation imaginable de forte demande et de faible offre comme d’autres pays, tels que le Japon ou la Corée du Sud, sont obligés de le faire. Cela sera particulièrement préjudiciable aux systèmes comportant une part élevée d’énergies renouvelables volatiles et bénéficiant d’un étalement géographique. En outre, les systèmes électriques isolés ont tendance à entraîner des prix plus élevés pour les consommateurs qui ne peuvent pas bénéficier de l’électricité bon marché de leurs voisins. L’Irlande, dont le système électrique a une interconnexion limitée avec le Royaume-Uni et n’est toujours pas directement connecté à l’Europe continentale, a enregistré les prix de l’électricité les plus élevés de l’UE pour les consommateurs domestiques en 2021, hors taxes et prélèvements.

En outre, le fait d’inciter les investisseurs à garantir l’autonomie du système national porterait atteinte au marché européen. En présence de marchés de gros transfrontaliers, les surcapacités dans un pays réduisent les incitations à investir dans les pays voisins. Il y a donc un risque que davantage de décisions d’investissement soient déléguées des marchés aux administrations nationales, ce qui pèserait davantage sur l’efficacité du système. Enfin, la réduction de la demande d’électricité est aussi nécessaire que celle du gaz. Le gaz étant largement utilisé en Europe pour produire de l’électricité, la réduction de la demande d’électricité entraînera une réduction de la demande de gaz au-delà des frontières.

 Recommandations pour optimiser les marchés de l’électricité :

  • Veiller à ce que les capacités de production d’électricité existantes pouvant être exploitées en toute sécurité soient mises à la disposition du marché, éventuellement en allégeant la charge administrative liée à la remise en service des centrales ou au changement de combustible ;
  • Coordonner un programme de déploiement d’urgence pour la production d’électricité renouvelable et la résolution des problèmes liés aux goulets d’étranglement du réseau ;
  • Encourager la réduction de la demande par des campagnes, des incitations et des réglementations ;
  • Ne pas subventionner la consommation d’électricité ;
  • Éviter les politiques (refonte du marché) qui risquent de compromettre gravement la capacité du marché à répartir efficacement la production d’électricité et à répartir l’électricité entre les consommateurs ;
  • Éviter la fragmentation du marché de l’électricité.

Fragilités dans le système des fournisseurs d’énergie européens

La capitalisation boursière des 50 plus grandes entreprises énergétiques européennes cotées en bourse (1,3 trillion d’euros) correspond à environ 40 % de la capitalisation boursière de l’Eurostoxx 50 (3,3 trillion d’euros). Le secteur des services publics représente à lui seul un cinquième de la capitalisation boursière de l’Eurostoxx 50 (0,7 trillion d’euros).

Même si le marché de l’énergie en Europe a été progressivement libéralisé, un marché intérieur européen de l’électricité n’est toujours pas achevé17. Les acteurs locaux dominent toujours leurs marchés nationaux. En outre, le degré de concentration du marché est très variable et des cas de forte concentration du marché subsistent : EDF conserve une part de marché de plus de 70 % en France18 et dans de nombreux petits pays, les acteurs individuels ont des niveaux de domination du marché similaires (par exemple, CEZ détient environ 70 % de la production et de la distribution d’électricité en République tchèque19 et PPC détient environ 66 % du marché de détail en Grèce). Malgré leur taille souvent importante, les entreprises européennes du secteur de l’énergie dépendent les unes des autres pour répondre à la demande du consommateur final. L’une des principales fonctions des entreprises énergétiques est de gérer les risques liés à la volatilité de l’offre, de la demande et des prix. Les entreprises énergétiques concluent des contrats à long et à court terme pour s’approvisionner en énergie (par exemple auprès de fournisseurs externes), les consommateurs finaux s’attendant à un approvisionnement stable.

Les fluctuations massives des prix sur les marchés de gros de l’énergie, le risque important que le principal fournisseur, Gazprom, ne livre pas les volumes promis de longue date et le risque que les consommateurs demandent des volumes d’énergie plus importants à des prix inférieurs convenus précédemment — ou que les consommateurs ne soient pas en mesure de payer davantage pour l’énergie qu’ils ont déjà consommée —mettent la gestion des risques des entreprises énergétiques à rude épreuve.

Par le passé, certains détaillants en énergie ont vendu des approvisionnements à long terme à leurs clients dans l’espoir de gagner de l’argent en achetant l’énergie correspondante à moindre coût sur les marchés à court terme. Dans une situation de crise énergétique, ces modèles économiques sont devenus insoutenables et plusieurs détaillants, surtout au Royaume-Uni, ont fermé ou ont été repris par le secteur public. Depuis septembre 2021, près de 30 fournisseurs d’énergie britanniques ont déposé le bilan20. Parmi les autres faillites, citons celle de Bohemia Energy, le plus grand fournisseur alternatif de l’entreprise publique CEZ en République tchèque, qui a déposé son bilan en octobre 202121, tandis que plusieurs fournisseurs d’énergie ont déclaré qu’ils se retireraient du marché français, le fournisseur Planet Oui ayant activé une procédure de sauvegarde accélérée en janvier 202222.

Une grande partie des échanges d’énergie a lieu entre les entreprises du secteur énergétique, afin qu’elles puissent réajuster leurs portefeuilles pour s’assurer qu’à chaque instant l’offre et la demande correspondent. Afin de couvrir le risque lié au commerce physique des produits de base (les contrats sont souvent conclus bien avant que l’offre et la demande ne s’équilibrent), les entreprises peuvent recourir à des contrats d’échange de droits d’émission, des infrastructures de marché appelées contreparties centrales (CCP) entrant en jeu. Les CCP se placent entre les deux contreparties d’un contrat dérivé (par exemple les contrats à terme), agissant comme un acheteur pour le vendeur et comme un vendeur pour l’acheteur. Pour remplir cette fonction, les CCP imposent des exigences de marge à déposer, ce qui est normalement fait par les banques au nom des entreprises énergétiques. Plus l’incertitude autour des prix futurs augmente, plus les exigences de marge augmentent. En mai 2022, le rapport sur la stabilité financière de la Banque centrale européenne a montré que pour le gaz naturel et l’électricité, certaines de ces exigences de marge initiale ont atteint jusqu’à 80 % du prix du contrat, ce qui signifie que les opérateurs sont confrontés à des besoins de liquidité plus importants.

L’augmentation de la volatilité entraîne donc un besoin accru de crédit dans le secteur des matières premières pour un niveau d’activité donné. Les augmentations brutales des exigences en matière de capital sont normalement satisfaites par les banques qui, dans le scénario actuel, ont augmenté leurs primes de risque, rendant la couverture plus coûteuse. Si la situation se dégrade encore, les banques pourraient considérer que les opérations sont trop risquées pour être financées, ce qui créerait un problème de liquidité.

Les petites entreprises peuvent ne pas avoir l’expertise et la capacité interne de se couvrir et sont donc plus exposées à la volatilité des prix. D’un autre côté, la couverture peut aussi devenir de moins en moins intéressante pour les entreprises qui s’engagent activement dans la gestion des risques : à mesure que les contrats dérivés existants se dénouent, de nouveaux contrats doivent être conclus aux prix du marché en vigueur.

Comme la demande de capitaux augmente, surtout si la crise se prolonge, il existe un risque de contagion à d’autres secteurs de l’économie qui dépendent des banques pour leurs propres besoins en termes de crédits. En outre, si un acteur important fait faillite, les fortes interconnexions entre le marché des matières premières et le secteur financier pourraient générer une boucle de rétroaction négative, entraînant une série de faillites23.

© CFOTO/Sipa USA/SIPA

Il n’est pas certain que les services publics aient la capacité d’intervenir en cas d’insolvabilité d’un acteur important. Si la défaillance d’une contrepartie importante laisse le marché de l’énergie exposé, le manque de liquidité pourrait faire monter les prix plus que ne le permet la marge affichée. Les contreparties pourraient alors rester exposées. En outre, résoudre l’écheveau complexe de contrats entre toutes les entreprises touchées par la défaillance d’un grand acteur constituera un défi sans précédent pour le secteur de l’énergie. Rien qu’en 2021, 2,7 milliards de transactions liées à l’énergie ont été recensées dans l’Union européenne. Les lacunes dans les données transactionnelles et la dispersion des données entre les différentes autorités et juridictions, qui entravent le suivi, contribuent encore à l’incertitude sur le marché24.

Certains gouvernements en Europe ont taxé les bénéfices exceptionnels des entreprises énergétiques tandis que d’autres envisagent de renflouer les principaux fournisseurs d’énergie nationaux, de sorte que tout le monde ne réalise pas les mêmes bénéfices. Par exemple, le gouvernement allemand s’apprête à renflouer sa principale société de services publics, Uniper, avec un plan de sauvetage de 15 milliards d’euros ; l’Élysée a annoncé un plan de 10 milliards d’euros pour finaliser la nationalisation d’Électricité de France (EDF) ; et début juillet, CEZ, la plus grande société de services publics de République tchèque, a signé un accord de crédit avec le ministère des Finances du pays pour un montant pouvant atteindre 3 milliards d’euros, fournissant ainsi des liquidités à la société.

Étant donné que les gouvernements nationaux pourraient finalement être amenés à stabiliser les entreprises énergétiques nationales, il se pourrait que les entreprises énergétiques des pays de l’UE les plus faibles sur le plan fiscal aient plus de mal à accéder au financement et à acheter de l’énergie dans le cadre de contrats à long terme, ou à vendre de l’énergie aux clients dans le cadre de contrats à long terme. Cette situation pourrait entraîner une fragmentation complète du marché européen de l’énergie.

Recommandations pour s’attaquer aux fragilités du système européen des fournisseurs d’énergie :

  • Allouer des ressources publiques suffisantes à la surveillance des activités de négoce sur le marché de l’énergie ;
  • S’assurer que les superviseurs ont une compréhension suffisante du risque systémique dans le lien énergie-finance ;
  • Se préparer à faire face de manière appropriée aux problèmes de liquidité.

Subventions nationales pour la consommation d’énergie

Les augmentations spectaculaires des prix sur les marchés de gros de l’énergie en Europe ont exercé une énorme pression à la hausse sur les prix de détail pour les consommateurs industriels et les ménages. Les conséquences de cette situation varient considérablement entre les pays de l’UE et les groupes de consommateurs en raison des différences dans les structures contractuelles, des marchés de détail nationaux et de la manière dont ils sont réglementés. En outre, de nombreux gouvernements élaborent de nouvelles politiques, notamment des allégements fiscaux, des plafonds de prix de détail et des réductions de prélèvements afin d’atténuer la répercussion des prix de gros élevés sur les consommateurs finaux. Ces politiques sont rationnelles lorsqu’elles sont envisagées à l’échelle nationale, mais elles risquent de réduire à néant les incitations à limiter la demande en énergie.

Elles pourraient également nuire à l’efficacité du commerce transfrontalier de l’énergie. Subventionner l’énergie rare pour les consommateurs pourrait également soutenir les bénéfices exceptionnels des fournisseurs : en situation de pénurie, les fournisseurs peuvent augmenter les prix en fonction des réductions d’impôts car les consommateurs ne trouveront pas d’offres moins chères. Par conséquent, à la suite de la réduction des taxes sur l’énergie dans une partie du marché intérieur, les fournisseurs sont incités à vendre davantage là où les taxes sont les plus faibles, ce qui conduit d’autres pays à adopter le même type de politique de baisse des prix. Dans ce scénario, les comportements vertueux de réduction de la demande ne seront pas suffisants, et le soutien gouvernemental deviendra inefficace et non durable à moyen terme.

Les subventions énergétiques aux entreprises ont également été très différentes selon les pays. Certains pays ont largement utilisé ces subventions, tandis que d’autres ont préféré se concentrer sur les ménages. Cela représente un risque pour le marché unique de l’UE car une course aux subventions compromet l’intégrité du marché intérieur des produits industriels.

La coordination au niveau de l’UE est importante pour s’assurer que les subventions ciblent autant que possible les ménages et les entreprises vulnérables. Une telle approche est nécessaire pour empêcher que ces subventions énergétiques ne deviennent insoutenables du point de vue de la sécurité énergétique, ainsi que du point de vue fiscal et des conditions de concurrence au sein de l’UE.

Conséquences fiscales

Lorsque les prix de l’énergie ont commencé à augmenter au cours de l’été 2021, les gouvernements européens se sont empressés de mettre en place des mesures pour protéger partiellement les ménages et les entreprises. Conçues initialement comme une réponse temporaire à ce qui était censé être un problème temporaire, ces mesures ont pris de l’ampleur et sont devenues structurelles. Les gouvernements de l’UE ont déjà dépensé plus de 230 milliards d’euros, et ce chiffre est appelé à augmenter car les prix de l’énergie restent élevés.

Les gouvernements européens ont accordé ces subventions énergétiques de manière non coordonnée. Si des tendances communes peuvent être identifiées — telles que l’utilisation d’allègements fiscaux et le soutien aux consommateurs vulnérables —, les mesures mises en œuvre ont été différentes d’un point de vue quantitatif et qualitatif. D’un point de vue quantitatif, depuis septembre 2021, les interventions gouvernementales ont représenté entre 0,1 et 3,6 % du PIB des pays.

 Recommandations relatives aux subventions nationales à la consommation d’énergie :

  • Harmoniser les politiques des pays de l’UE ;
  • Privilégier les politiques de revenus (une forme de compensation monétaire versée aux consommateurs) aux politiques de prix (ciblant directement le prix final de l’énergie) ;
  • Coordonner les subventions aux entreprises afin de ne pas entraver le marché unique.

La crise énergétique a clairement un impact macroéconomique. La valeur du gaz et de l’électricité échangés dans l’UE est passée d’environ 1 % du PIB en 2020 à plus de 10 % du PIB, sur la base des niveaux de prix d’août 202225. S’ils y sont autorisés, les gouvernements disposant d’une plus grande marge de manœuvre budgétaire géreront inévitablement mieux la crise énergétique en rivalisant avec leurs voisins pour les ressources énergétiques limitées pendant les mois d’hiver. Cette situation risque d’accentuer les divergences économiques au sein de l’UE.

Recommandations pour gérer les conséquences fiscales :

  • Bien qu’il soit important de protéger les consommateurs, les politiques temporaires mises en place depuis septembre 2021 ne doivent pas devenir structurelles ;
  • La conception des politiques énergétiques doit garantir la viabilité budgétaire ;
  • Coordonner l’ampleur de la réponse fiscale entre les pays de l’UE.

Conclusion : le grand marché européen de l’énergie

Depuis son invasion de l’Ukraine, la Russie continue d’exploiter l’énergie comme un outil de division et de domination visant à affaiblir la détermination de l’Europe. Les mois d’hiver pourraient voir une escalade du chantage énergétique de Poutine. En réponse, les dirigeants de l’UE doivent réaffirmer leur unité en matière d’énergie et mettre en place un grand marché pour alléger les pressions sur les marchés de l’énergie. Cela impliquera que tous les pays prennent des décisions nationales difficiles pour exploiter les divers potentiels énergétiques encore inexploités.

Un tel marchandage devrait partir de la reconnaissance du fait que le risque de ne pas avoir assez d’énergie pour répondre aux besoins de la société représente le plus grand risque systémique à court terme de l’Europe, tant sur le plan écologique que politique. Un accord entre les pays membres est d’une importance existentielle pour l’Union européenne. Les pays de l’UE doivent s’engager à mobiliser l’offre énergétique disponible, à décourager activement la demande d’énergie, à ne pas détourner les flux énergétiques transfrontaliers et à indemniser les consommateurs les plus vulnérables.

© CFOTO/Sipa USA/SIPA

Mobiliser les approvisionnements

Tous les pays doivent honnêtement et immédiatement apporter au marché européen de l’énergie toute la flexibilité disponible du côté de l’offre. Cela nécessitera des compromis politiques douloureux. Par exemple, la prolongation de la durée de vie des centrales nucléaires qui doivent fermer cette année en Allemagne aura un effet apaisant sur les marchés de l’électricité. Les gisements de gaz néerlandais pourraient augmenter considérablement la production. Une réduction temporaire des normes de pollution et de temps de travail aiderait les marchés à se réajuster. La sécurité énergétique est plus que jamais remise en question et certains compromis avec les biens sociaux et environnementaux doivent être réévalués temporairement.

Trouver un accord sur l’achat conjoint de gaz sur les marchés internationaux réduirait le risque que l’unité de l’UE soit compromise par la concurrence entre les pays membres pour des approvisionnements limités. En outre, les achats groupés permettraient de réduire le coût financier et politique du gaz et d’utiliser les volumes de gaz mis en commun pour fournir de l’énergie aux consommateurs les plus durement touchés.

L’utilisation accrue des options existantes en matière de combustibles fossiles à court terme ne doit pas faire oublier la nécessité d’accélérer immédiatement les investissements dans les sources d’énergie nationales propres ainsi que dans l’efficacité énergétique. Un accord rapide est nécessaire au plus haut niveau sur certaines des règles nationales et européennes les plus contraignantes qui empêchent l’augmentation d’urgence nécessaire des alternatives durables, et sur des incitations financières importantes pour surmonter certains goulets d’étranglement relatifs à l’offre. Dans le cas contraire, les différents pays pourraient être enclins à profiter des investissements politiquement et financièrement difficiles de leurs partenaires.

Réduire la demande

Tous les pays doivent déployer des efforts considérables pour réduire la demande, ce qui nécessite une communication sérieuse et directe avec le public. Les responsables politiques doivent expliquer aux citoyens qu’il existe un compromis imminent entre la consommation d’énergie des ménages et la préservation de l’emploi et de la paix. Les pays doivent veiller à ce que tous les consommateurs soient suffisamment incités à réduire leur consommation. Des prix élevés de l’énergie inciteront à réduire la demande dans les secteurs qui peuvent réduire leur consommation. D’une manière générale, les dirigeants de l’UE devraient accepter de cesser de subventionner la consommation d’énergie directement et devraient plutôt subventionner la réduction de la consommation d’énergie. Des règles telles que l’abaissement des limites de vitesse ou la réduction des températures minimales dans les bâtiments seront utiles.

Défendre une allocation transfrontalière de l’énergie basée sur le marché

Plus l’offre peut être augmentée et la demande réduite, plus les prix de l’énergie seront bas. Il sera donc plus facile pour les gouvernements d’accepter une répartition transfrontalière de l’énergie basée sur le marché. Pour éviter une mauvaise répartition des ressources dans le système énergétique européen, aujourd’hui et à l’avenir, les pays de l’UE devraient s’engager à ne pas intervenir politiquement ou réglementairement dans les flux énergétiques transfrontaliers afin de protéger les consommateurs nationaux au détriment des consommateurs étrangers.

Compenser les plus vulnérables

Les gouvernements devront disposer d’une marge de manœuvre budgétaire pour soutenir les ménages qui ne peuvent ni s’adapter facilement, ni se permettre la montée en flèche des prix de l’énergie. Sinon, cela se traduira, non seulement, par des problèmes sociaux et politiques massifs, mais également par la diminution du revenu disponible d’une partie importante de la société, ce qui aura un impact sur la demande globale et présentera donc un risque macroéconomique. Les gouvernements nationaux devraient fournir des transferts forfaitaires ou d’autres aides sociales qui, dans la mesure du possible, n’affaiblissent pas les signaux de prix pour la réduction de la consommation d’énergie.

Vers un optimum de Pareto 

Le point de départ du compromis sera l’égalisation des efforts à l’échelle du continent, tous les pays acceptant ensemble de prendre des décisions difficiles. Cependant, dans de nombreux cas, les efforts ne seront pas répartis de manière égale. Des pays relativement bien pourvus devront prendre des mesures en grande partie au profit de leurs voisins. Dans ce cas, un fonds européen commun pourrait être envisagé. Celui-ci permettrait, par exemple, d’indemniser les citoyens de Groningue, aux Pays-Bas, pour le risque accru de tremblement de terre lié à une plus grande production de gaz. Un accord au niveau de l’UE pour redistribuer les fonds doit s’accompagner d’un engagement politique à maintenir un marché de l’énergie qui fonctionne bien et qui permet au gaz de circuler là où il est le plus nécessaire.

En s’accordant sur une déclaration spéciale sur un grand marché européen de l’énergie, les dirigeants européens engageraient leurs gouvernements à adopter une approche coordonnée et équitable de la crise énergétique. Cela lierait les ministres et les régulateurs, les guiderait dans les choix difficiles qu’ils auront à faire et constituerait la première étape d’un nouveau cap, nécessaire, pour la politique énergétique au niveau de l’UE.

Les choix relatifs à la gestion d’un approvisionnement énergétique limité détermineront l’avenir du système énergétique européen. S’ils sont gérés correctement, une intégration plus poussée et des investissements accélérés peuvent permettre à l’Europe de faire échouer la stratégie de Poutine tout en favorisant la transition vers une énergie plus propre et plus abordable.

Sources
  1. AIE, « Global investments in oil and gas upstream in nominal terms and percentage change from previous year, 2010-2020 », 26 mai 2020.
  2. Voir le Réglement du Conseil de l’Union Européenne du 5 août 2022.
  3. Toreti, A., D. Masante, J. Acosta Navarro, D. Bavera, C. Callalleri, A. De Jager … M. De Felice (2022), « Drought in Europe 2022, EUR 31147 EN », Publications Office of the European Union.
  4. Voir l’annonce de la Commission européenne sur la modification du cadre réglementaire des aides d’État en contexte de crises.
  5. Les investissements verts à long terme sont impératifs pour résoudre la crise énergétique de manière structurelle, mais ce document se concentre sur les problèmes à court terme et les propositions politiques pour gérer efficacement la crise énergétique hivernale à venir.
  6. Voir les communiqués de presse récents du Conseil de l’Union européenne.
  7. L’Autriche et l’Allemagne, par exemple, offrent des primes aux entreprises qui stockent du gaz dans le cadre d’options dites de stockage stratégique.
  8. Voir les données agrégées sur les stocks de gaz disponibles sur le site de l’AGSI.
  9.  Boltz, W., K.D. Borchardt, T. Deschuyteneer, J. Pisani-Ferry, L. Hancher, F. Lévêque, B. McWilliams, A Ockenfels, S. Tagliapietra and G. Zachmann (2022), « How to make the EU Energy Platform an effective emergency tool », Policy Contribution 10/2022, Bruegel.
  10. Voir « Supply, transformation and consumption of gas – monthly data », Eurostat.
  11. Les nouvelles infrastructures destinées à connecter les marchés de l’électricité contribueront à faire sortir le gaz de son rôle de producteur marginal et présentent l’avantage d’être adaptées à la transition vers une économie sans carbone
  12. Paul Messad, « France keeps blocking MidCat gas interconnection with Spain », Euractiv, 26 août 2022.
  13. Le processus consiste à donner une odeur au gaz en ajoutant certaines molécules afin de détecter rapidement les fuites dangereuses.
  14. ENTSO-E (2020), « Completing the map : Power system needs in 2030 and 2040. Version for public consultation », European Network of Transmission System Operators for Electricity.
  15. Les prix à terme impliquent que les négociants sont, au moment de la rédaction du présent document, prêts à payer plus de 200 €/MWh pour l’électricité au cours de l’hiver 2024/25, alors que les prix au cours de l’hiver précédant le Covid-19 étaient d’environ 60 €/MWh. Fox, H., P. Czyzak et S. Brown (2022), « Ready, Set, Go : Europe’s Race for Wind and Solar », Ember.
  16. Voir par exemple Jesper Starn et Lars Erik Taraldsen, « Norway Faces Pressure to Curb Power Exports as Prices Surge », Bloomberg, 22 avril 2022.
  17.  Pepermans, G. (2019), « European energy market liberalization : experiences and challenges », International Journal of Economic Policy Studies, vol. 13, 3–26.
  18. Hayat Gazzane, « La hausse des prix de l’électricité devrait atteindre environ 12 % début 2022 », Les Échos, 30 septembre 2021.
  19. S&P Global (2020), « CEZ a.s. Outlook Revised To Negative On Tight Financial Headroom Amid Market Turmoil ; Ratings Affirmed », Research Update, 31 mars.
  20. Nathalie Thomas, « Energy providers hit out at regulator’s plans to protect UK consumers », The Financial Times, 20 juin 2022.
  21. Giorgia Maura, « Bohemia Energy Goes Bankrupt, Leaving Almost One Million Czech Customers Without A Supplier », Brno Daily, 13 octobre 2021.
  22. Hopenergie.com, « Faillite des fournisseurs d’énergie en Europe : et la France ? », 31 août 2022.
  23. Voir par exemple Banque d’Angleterre, Financial Stability Report, Juillet 2022 : « Si les perturbations du marché des produits de base entraînent des faillites parmi les participants au marché des produits de base, cela pourrait encore augmenter les prix des produits de base et aggraver les perturbations de l’approvisionnement physique en produits de base. Ces coûts plus élevés de l’énergie et des denrées alimentaires comprimeraient encore davantage le revenu disponible réel des ménages, surtout si les entreprises continuent de répercuter les hausses supplémentaires des prix des produits de base. Si les entreprises ne sont pas en mesure de le faire, et que les marges bénéficiaires tombent à un niveau insoutenablement bas, alors les faillites pourraient augmenter plus que prévu actuellement ».
  24.  Voir le site du REMIT.
  25. Dans l’hypothèse d’une demande annuelle approximative d’électricité de l’UE de 2 800 TWh et de gaz naturel de 4 000 TWh. Prix 2020 de 50 €/MWh pour l’électricité et de 15 €/MWh pour le gaz naturel. Les prix d’août sont de 500 €/MWh pour l’électricité et de 250 €/MWh pour le gaz naturel. Cela donne une valeur de 200 milliards d’euros en 2020, contre 2 400 milliards d’euros sur la base des niveaux d’août 2022. Le PIB de l’UE est de 18 000 milliards d’euros.