Symphonie sensible
Le dernier roman de Pierre Ducrozet oscille autour d’une « idée fixe » : la musique. C’est autour d’elle que Paul Maleval compose son existence. Au-delà de la fresque familiale, une histoire sensible de la musique au XXe siècle se dessine dans ce roman, tentant d'exprimer qu'elle est à elle seule une manière de traverser notre existence.
Si une symphonie classique comporte habituellement quatre mouvements, le dernier roman de Pierre Ducrozet se lit en cinq, comme la Symphonie fantastique de Berlioz. Au programme de ce roman fleuve : non pas tant l’Épisode de la vie d’un artiste que le récit d’une « idée fixe » : la musique. C’est autour d’elle que Paul Maleval compose son existence, en se disant tour à tour « homme de radio, musicologue, écrivain, musico-anthropologue, et d’autres noms étranges comme ça. » La lecture suit plusieurs temporalités qui s’entremêlent comme autant de leitmotivs musicaux dans cette fresque familiale sans pathos inutile.
Le début chronologique de cette histoire pourrait être l’avant-Première Guerre mondiale. En 1913, Emile Cornevin apprend le piano avec Claude Debussy. Lors de leur dernière leçon, le maître prononce ces paroles qu’« Emile n’est pas certain de comprendre – tisser dans les corps l’envol le contre-point, il a dit quelque chose comme ça – et pourtant il y a peut-être là une clef, un mystère à emporter ». Tandis que Debussy meurt exsangue en 1918, Emile Cornevin perd deux doigts à la guerre. Sa carrière de pianiste se réduira à la transmission de son savoir. C’est avec cet élève du grand maître qu’Antoine Maleval, père de Paul, apprend le piano, contre la volonté de sa famille. À Lyon, il rencontre Sarah, qui a grandi entourée de chants de Noël entendus dans les églises de la campagne autrichienne et de Lieder allemands. Antoine Maleval vivote de sa musique, joue du piano dans les bars mais transmet sa passion à son fils Paul.
Depuis sa naissance, le cœur de Paul lui joue des tours : il s’arrête, comme on met un disque en pause ou comme on change la face d’un vinyle. Les intermittences du cœur de Paul, qui ponctuent le récit, sont comme autant de points d’orgue qui rythment la symphonie familiale, depuis l’accouchement de sa mère Sarah jusqu’à la grande fête organisée par Chiara et Léo, ses enfants, au bout du Cap Corse, en passant par sa rencontre avec Eva. Tourbillonnante de tant d’énergie, la mère de Chiara finira par ne plus supporter ce trop-plein et devra retourner à Mexico, dans une maison près de l’hippodrome de la Condesa qui ressemble à celle dans laquelle Frida Kahlo a passé ses derniers jours. S’y entremêle aussi l’histoire de Chiara, qui devient DJ dans le Berlin de la fin des années 1990. De ses platines au Schwanengesang joué par sa grand-mère au début du siècle, il n’y a qu’une note.
Il détaille du regard chacun des membres de cette famille. Variations. Oui c’est ça, pense Antoine, nous sommes tous des variations autour d’un même thème. Tous ces corps qui se déplacent autour de la grande table ne sont finalement que des déclinaisons infiniment variées d’une même colonne.
Au-delà de la fresque familiale, c’est une histoire sensible de la musique au XXe siècle qui se dessine dans ce roman. Sensible, car la musique est une histoire de transmission (entre générations, entre frères et sœurs, entre amants), de coups au cœur et de découvertes émerveillées : la découverte d’une nouvelle musique électronique vibratoire à Berlin après la réunification, celle du jazz dans les caves lyonnaises et des magazines spécialisés, de l’héritage du blues à New York, de la musique cubaine et sud-américaine…
Ce sont des voyages d’abord imaginaires qui emmènent Paul, puis des paquebots et des avions qui le propulsent à New York. En 1974, il y a 25 ans : il se fait dénicheur de talents puis producteur, à la recherche de la perle rare. Ce parcours le mène à des désillusions (Pierre Ducrozet fait sienne l’histoire de la chanson Rapper’s Delight, volée dans le Bronx à son auteur d’origine) et des rencontres mythiques. En effet, Paul part à la recherche de Thelonious Monk dans les rues de New York. Le grand maître, idole de son père qui l’avait vu en concert à Paris une vingtaine d’années plus tôt, finit sa vie à Weehawken, de l’autre côté de l’Hudson, où il est accueilli par Pannonica de Koenigswarter, grande mécène des musiciens de jazz. Si Monk paraît amorphe, comme vidé de son énergie, il se met au piano après plusieurs visites de Paul :
Il déplie ses doigts gourds. Et alors il sourit à Paul. Et c’est un sourire si fin, si léger, presque imperceptible, un si déchirant mouvement des lèvres que Paul comprend, submergé par ce qui se déroule sous ses yeux. Les notes suivent. Si peu, si choisies. Presque rien. Mais parfaites. Ce sont les notes de toujours mais comme passées par mille noyades et mille morts dont elles ressortent entièrement lavées, brillant diadème, immaculées comme le roman d’un nouveau jour.
Histoire sensible également car Paul est ce que l’on appelle un « synesthète » : lorsqu’il entend de la musique, il voit aussi des couleurs et des formes. Inversement, il entend le son de tout ce qu’il voit, à la manière d’un Voyant rimbaldien des temps modernes propulsé dans le New York des années 1970, à Detroit, à Manchester que l’on surnomme « MadChester », au Mexique, à Cuba, au bout du cap Corse.
Chaque fois il y discerne quelque chose de neuf, un poudroiement distinct, une danse particulière. Il sourit. Il entend :
Les cors et les violoncelles de Beethoven qui tonnent
Les klaxons des rickshaws de Bombay dans la pièce du haut
La folie Bangkok dans ses veines…
Variations de Paul, à travers les pérégrinations du personnage principal, raconte également l’histoire des lieux où s’écoute la musique. Dans l’intimité de l’habitacle d’une voiture, dans un jardin, dans des sous-sols, des rave-parties en banlieue, dans un appartement de la rue des Petits Champs puis de la rue du Faubourg-Montmartre, lors d’un long trajet en voiture à travers l’Europe – le roman prend alors des allures de road movie lorsque Paul emmène ses deux enfants Chiara et Léo vers une aventure chamanique. La musique peut jaillir d’une église enneigée un soir de réveillon de Noël ou bien d’une église new yorkaise abandonnée reconvertie en club ; d’un studio d’enregistrement comme de la salle de l’Olympia, dont Paul et ses amis ont forcé les portes pour voir Jimi Hendrix « faire l’amour » littéralement à son public.
Les lieux, mais aussi les manières d’écouter la musique évoluent encore plus significativement. À la fin du roman, après que Paul découvre un nouveau lieu, le silence, Pierre Ducrozet nous offre plus de neuf heures de playlist, disponible sur les plateformes (Spotify, Deezer, YouTube). De quoi tenir le temps d’un siège, d’une nuit de fête ou de méditation : Mozart, Chopin, Louis Armstrong, Buddy Holly, Elvis Presley, les Beatles, John Coltrane, Pink Floyd, Schubert, Bach, Billie Holiday, Duke Ellington, Roy Orbinson, Debussy, Thelonious Monk, Donna Summer, Marvin Gaye, Daft Punk, Davis Bowie, Isolina Carrillo, Britney Spears, Radiohead et bien d’autres se croisent et se font écho. Précieux don qui pose aussi la question de l’écoute de la musique et de sa diffusion. Dans les années 1970-1980, Paul et son grand ami Casey gravaient des morceaux sur des cassettes depuis New York, qu’ils envoyaient à des amis outre-Atlantique pour leur faire découvrir ce qui s’y passait. Chiara retrouvera ces cassettes par hasard à Berlin dans les années 90. Tandis qu’à l’époque d’Antoine, il fallait reproduire de mémoire au piano un morceau qui vous avait plu. Chacun est ainsi invité par ce précieux don à constituer sa propre anthologie musicale, personnelle et sensible.
Ce que nous dit finalement Variations de Paul, c’est que la musique retient les « mille noyades et mille morts » dont nous sommes faits. Ce qui restera de nous, c’est la musique que nous avons écoutée, jouée, ressentie, transmise. La musique constitue nos souvenirs, notre manière d’être au monde et de traverser notre existence. Ce que raconte finalement ce roman, c’est « cette histoire », celle « d’être en vie et d’être soi ».
Allongée ce jour d’été au bord de l’eau, Chiara sent sa peau tapissée de ces bulles éphémères, mélodies légères qui constituent les bords de nos hémisphères, les ciments et les murs aussi sûrement qu’une pensée dans la nuit, qu’une phrase définitive de sa mère, qu’une honte ravageuse ou qu’un virage décisif, ces chansons forment la matière même de nos peaux. Nos existences se logent là, dans ces hits bubble gum, ces balades, ces cris, ces histoires, le reste n’est que rodomontades et bêtise des hommes. Qu’on les aime ou non, ce sont bien ces chansons qui auront scandé notre passage sur Terre.