Vol au-dessus d’un nid familial

« Être heureux c’est se connaître sans en avoir peur ». Roman intimiste de l'écrivain Polonais Daniel Odija, Pusty przelot (Le vol à vide), nous plonge dans la relation entre deux frères qui vivent une enfance chaotique. Comme le survol d’un destin familial, vol au-dessus du « nid » où seuls restent les oisillons.

Daniel Odija, Pusty przelot, Wołowiec, Édition Czarne, 2021, 192 pages, ISBN 9788381913249

Daniel Odija (1974) est l’auteur de plusieurs romans (dont Ulica [Rue], 2001 et Tatarak [La Scierie], 2003), de recueils de nouvelles (Szklana huta [le nom d’une commune en Silésie, signifiant la « verrerie »], 2005 ou Przezroczyste głowy [Têtes transparentes], 2018), de pièces de théâtre, et journaliste de télévision. Il coécrit également des bandes dessinées avec le dessinateur Wojciech Stefaniec (Stolp, 2017 et Rita, 2019). Le lecteur français a pu découvrir son œuvre en 2007 grâce à son roman La Scierie (Tatarak, traduction de Margot Carlier, Éditions Gallimard), récit de l’ascension et de la chute d’un petit entrepreneur de la province polonaise. Odija était jusqu’à présent connu surtout pour sa plume engagée dans la présentation des laissés pour compte de la transformation politique en Pologne après 1989 : habitants des petits villages, chômeurs, sans-abris, intellectuels déclassés, des gens qui peinent à vivre au jour le jour. À deux reprises, ses livres ont été nominés pour le principal prix littéraire polonais, Nike : Tatarak (La Scierie) en 2004, et Kronika umarłych (La Chronique des morts) en 2011.

En octobre 2021, Odija propose Pusty przelot (Le vol à vide), un roman intimiste, centré sur la relation entre deux frères, dont le plus jeune est le narrateur. Dès sa plus tendre enfance, il se sent complexé (il aurait dû être une fille), coupable (c’est après sa naissance que son père décide d’abandonner sa famille), délaissé par sa mère qui lui préfère l’aîné prometteur, rejeté par l’entourage. S’il arrive à se construire et grandir tant bien que mal, c’est grâce à son grand frère qui à lui seul lui remplace toute la famille. Or, nous l’apprenons assez vite dans ce court roman, ce frère idéalisé, une fois devenu adulte, commence à devenir bizarre et sombre peu à peu dans une différence qui sera diagnostiquée peu de temps après : la schizophrénie.

Le personnage de Randle Patrick McMurphy, celui de Forman et celui de Kesley, reste une référence assez évidente pour le livre d’Odija, explicite dès le titre : Le vol (à vide). Le vol, plus précisément le « survol » (en polonais przelot), s’inscrit dans la structure du roman de différentes manières, littéralement et au sens figuré, il ponctue le livre de la première à la dernière page. La première s’ouvre sur le rêve du narrateur qui vole en chute libre, se réveillant juste avant l’impact, suivi d’une vision de deux mouettes qui s’ébattent, en frappant contre les vitres et y laissant les traces d’« ailes d’anges ». Ce roman c’est aussi le survol d’un destin familial, le vol au-dessus du « nid », où seuls les oisillons restent : le père est absent, la mère, perdue dans ses chimères et ses amourettes passagères, vit davantage à travers les familles qu’elle se plaît à appeler à exister (elle est fonctionnaire en charge de célébrer les mariages) que de sa propre famille qui lui échappe peu à peu. Il ne reste que le noyau : deux frères qui apprennent à voler de leurs propres ailes, l’aîné servant au plus jeune de modèle dans le parcours initiatique (premières cigarettes, amitiés, amours…). Leur relation paraît immuable et solide, pleine d’une tendresse touchante, ils semblent n’exister que l’un par rapport à l’autre : nous ne connaissons même pas leurs prénoms, le narrateur ne nomme jamais autrement son frère que « frère ».

Cependant la citation de Walter Benjamin, mise en exergue au roman, « Être heureux c’est se connaître sans en avoir peur », s’explique peu à peu à mesure que les frères grandissent  : le roman d’apprentissage des débuts, la recherche de la connaissance de soi, fondée sur le sentiment de sécurité que procurait la présence du grand frère, se transforme en observation, désemparée et inquiétante, de la perte des repères qu’induisent les crises et les rétablissements de courte durée de la maladie. Elle commence lorsque le grand frère décide de relâcher les oiseaux qu’il soignait, alors qu’ils n’étaient pas encore aptes à voler, puis de partir en voyage à genou, dans une posture d’humilité à l’opposé de l’envol, une pérégrination mystique et incompréhensible pour ses proches. Le cadet découvre la maladie d’abord à distance, puis entrant de plus en plus dans le monde de la schizophrénie, avec un sentiment d’effroi et de solitude dans lesquels nous plonge la vision d’un proche qui nous échappe, se déconstruit, devient autre. L’apprentissage de la vie qui unissait les frères durant leur enfance et leur adolescence, devient l’apprentissage de la folie, de la peur, de l’abandon.

C’est effrayant d’avoir peur » dit à un moment le narrateur. Et au médecin qui soigne son frère de répondre : « Mais vous devez savoir que la peur des personnes comme votre frère est parfaitement réelle, charnelle, tangible […] Cette peur les engloutie complètement car ils croient en ce qu’ils voient. Ils deviennent eux-mêmes cette peur. Et ne prennent même pas en considération la possibilité que les mondes artificiels qu’ils construisent soient faits d’eux-mêmes, en brûlant les ressources de leurs esprits pour les constructions fictives qui les détruisent. 1

La peur née de la maladie s’accompagne aussi de la peur de la maladie, du rejet et de la stigmatisation, dont la relation entre frères souffre inévitablement :

C’est surtout les jours de beau temps que je cherchais des prétextes pour ne pas aller lui rendre visite.2

Les visites se font donc de plus en plus rares, les liens se dénouent.

Odija brosse cette histoire de la dissolution des liens familiaux, de la remise en question de ce qui nous est constitutif, de ce que nous sommes (« si les malades ne savent pas qui ils sont en réalité, alors dans ce cas, qui suis-je ? » p. 90), sans pathos, d’une manière simple et juste, et par là même extrêmement touchante, parfois déchirante, dans cette volonté d’apprivoiser la maladie :

Donc […] mon frère n’était pas du tout fou. C’était un type tout à fait normal, hormis ce petit détail : hormis la maladie. Et sa maladie était assise avec nous, à la même table. Elle mangeait et buvait, avec nous, elle intervenait dans notre conversation, en interrompant de manière efficace, comme un invité particulièrement incommode, suffisamment impertinent pour s’imposer par son comportement aux hôtes : à moi, notre mère, ma femme, mon fils. Il arrivait que mon frère se figeât, une fourchette à la main, à mi-chemin de la bouche. Je devais alors le secouer pour qu’il se réveille et continue à manger, insensible à notre présence. Souvent il souriait à lui-même, et ce sourire n’avait rien à voir avec le sujet de notre conversation. 3

La réflexion sur la maladie n’est cependant pas que négative. La schizophrénie, considérée comme une aliénation qui équivaut à la mort (sociale), est perçue aussi dans ce livre de manière positive. Ce n’est pas un hasard que, outre une prédisposition héréditaire, ceux qui à un moment de leur vie sont touchés par la maladie sont plus sensibles, ont développé une plus forte empathie que les autres.

– Il semblerait que chacun d’eux a à son compte une brève visite au ciel et des longs séjours en enfer, [explique l’un des psychiatres]. L’extase ne dure qu’un instant alors que la douleur est toujours persistante. Pourquoi ainsi et pas autrement ? L’enfer est plus proche de la vie, et le ciel de la mort. Eux sont toujours en vie et souffrent pour nous tous. […] Ils sont comme des saints.

[…]

–   Où sont alors les fous ?

–   Ils ne sont pas dans nos hôpitaux. Ceux qui viennent nous voir sont des malades qui ont simplement besoin de notre aide. La maladie les isole de la société. Ce n’est pas étonnant car ce qui se passe en eux est à leurs yeux plus important que ce qui se passe autour. En revanche, des vrais fous se nourrissent de la société et ne peuvent exister en dehors d’elle. Ils sont entièrement plongés dans la réalité et pratiquement privés de la capacité à réfléchir. […] Les vrais fous sont parmi nous et ont le pouvoir. C’est eux qui déclenchent les guerres, sont responsables des scissions religieuses, des purges ethniques, des assassinats. C’est à cause d’eux que souffrent des millions. Et à chaque fois que nous leur donnons le pouvoir, ils nous ressemblent tellement. Parce qu’ils nous ressemblent. 4

Odija élargie le spectre de la maladie psychique : nous ne sommes pas dans un hôpital psychiatrique qui, comme dans Vol au-dessus d’un nid de coucou peut rendre malade même un homme sain d’esprit, nous observons la maladie essentiellement hors du contexte médical, dans sa « normalité » quotidienne, nous voyons son impact sur le « nid familial », nid qui se vide peu à peu. Si l’envol est communément interprété comme symbole de la liberté, liberté vers laquelle semble parfois tendre la folie, dans le livre de Daniel Odija c’est tout le contraire : la schizophrénie prive de liberté, emprisonne, coupe les ailes, fait tourner autour de quelques points obsessionnels, en impactant aussi la liberté des proches du malade. Le grand frère, avant d’être touché par la maladie, dit ceci au sujet des pigeons de leur voisin :

Parce que tu vois, mon frère, m’expliquait-il, lorsque les pigeons montent dans les airs, le vieillard se transforme en l’un d’eux et se met à voler. Il s’élève alors avec ses amis au-dessus des arbres et des toits. Il regarde sa maison d’en haut, fait des tours qu’on lui a appris, pour pouvoir, au signal d’en bas, revenir en tant que pigeon vers soi-même, vers l’homme, vers le vieillard qui lève la tête et essaie de se voir parmi les pigeons, observer comment il atterrit en compagnie des oiseaux et rentre dans l’antre du pigeonnier. Il y picorera des graines qu’il y aura jeté en tant qu’homme et s’endormira dans le nid qu’il aura préparé en tant que pigeon, disait mon frère dans sa poésie volatile. Et moi, je vois encore son profil d’oiseau.

– Mais pour moi, mon frère, ajoutait-il, cette agitation des pigeons n’est qu’un vol à vide. Un peu dépourvu de sens car ils n’iront jamais au-delà du cercle qu’ils forment. Alors que les oiseaux devraient voler où ils veulent. 5

Le livre de Daniel Odija présente précisément ce vol à vide dans lequel enferme la maladie psychique : un vol pour rien, un vol du non-sens, un vol autour du néant, un vol qui laisse, aussi, un vide derrière lui.

Sources
  1. Daniel Odija, Pusty przelot, édition Czarne, Wołowiec, 2021, ISBN 9788381913249, p.112
  2. Daniel Odija, Pusty przelot, édition Czarne, Wołowiec, 2021, ISBN 9788381913249, p.91
  3. Daniel Odija, Pusty przelot, édition Czarne, Wołowiec, 2021, ISBN 9788381913249, p.129
  4. Daniel Odija, Pusty przelot, édition Czarne, Wołowiec, 2021, ISBN 9788381913249, p.128-129
  5. Daniel Odija, Pusty przelot, édition Czarne, Wołowiec, 2021, ISBN 9788381913249, p.11-12
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