Vous trouverez à ce lien les autres épisodes de cette série d’été en partenariat avec la revue Le Visiteur.

Les expressions « immersion » et « art de l’immersion » ne remontent pas très loin dans le temps. Elles sont issues du discours sur l’art numérique, dans lequel on parle, depuis la fin des années 1980 et le début des années 1990, de la plongée dans des univers de perception artificiels. Il s’agit donc d’un procédé artistique que l’on a désigné par le mot immersion. Au sens anglais, ce mot implique qu’on se laisse plonger dans des environnements artistiques à l’aide d’appareils technologiques, par exemple en se coiffant d’un casque de réalité virtuelle ou en chaussant des lunettes électroniques. Pourvus de ces techniques, les hommes sont enfin considérés comme des créatures dont la plongée est constitutive de la nature même, une plongée non seulement dans l’élément liquide, mais aussi dans des éléments ou des environnements en général. Le procédé est connu depuis un certain temps, par exemple dans le contexte de la formation des pilotes dans des simulateurs de vol ; mais les « panoramas » du XIXe siècle anticipaient déjà le problème moderne de la gestion de l’hallucination et du changement d’immersion. Car ce qui est en question, dans le phénomène des immersions artificielles, c’est qu’il soit possible, dans la globalité, de changer les environnements – et cela ne vaut pas seulement pour les tableaux, en général encadrés, que l’on a sous les yeux dans des galeries. L’immersion est un procédé de désencadrement pour des tableaux et des vues dont on abolit les frontières avec leur environnement.

Olafur Eliasson, Life, 2021 Installation view  : Fondation Beyeler Photo  : Pati Grabowicz ©2021 Olafur Eliasson

Cela nous mène nécessairement sur la piste de l’architecture, car à bien y regarder, elle est, avec la musique, la forme originelle dans laquelle on a aménagé la plongée des hommes dans des environnements artificiels pour en faire un procédé contrôlé par la culture. La construction de maisons est d’une certaine manière le palier élémentaire de la technique d’immersion, l’urbanisme en constituant le stade évolué. Mais au-delà de l’urbanisme, il y a aussi quelque chose comme une construction d’empire – c’est-à-dire l’architectonique des grandes formes politiques, dans la construction desquelles interagissent des fonctions militaires, diplomatiques, psychosémantiques ou religieuses. La construction d’empire atteint son plus haut palier de visibilité lorsqu’une grande structure politique se retranche solidement derrière un long mur – on pense malgré soi au limes romain et à la Grande Muraille des Chinois. C’est derrière ce type de murs que devait, de manière tout à fait manifeste, se dérouler le contexte d’immersion de la vie romaine ou chinoise – l’être-là conçu comme l’être-dans-l’empire des citoyens. Nous avons compris depuis que si l’on veut découvrir un empire de l’intérieur, il faut nécessairement se plonger dans ses histoires fondamentales. Sans participation à l’histoire, on ne peut pas plonger dans le contexte psychosémantique d’immersion de l’empire. Dans ce sens, l’histoire elle-même n’est rien d’autre qu’un bassin de plongée dans lequel s’ébattent des personnes qui nagent en même temps, et ce qu’on appelle généralement la participation n’est, vu dans cette perspective, qu’une plongée naïve dans un monocontexte (on ne peut toutefois apprendre ce qu’on appelle la critique que par changement d’immersion, par la baignade dans des piscines ou des contextes alternatifs). J’aimerais proposer ici une définition ad hoc des totalitarismes modernes – une définition qui semble tomber sous le sens dans le contexte donné. Le XXe siècle a proposé une série de tentatives pour résoudre la bipolarité ou la contradiction du contexte européen traditionnel en se fixant l’objectif de raconter de nouvelles histoires de pouvoir unidimensionnelles. On a pu le vivre dans la monohistoire des communistes autant que dans les monohistoires des mouvements populistes. Les régimes qu’on a appelés totalitarismes étaient des attaques contre ces ontologies des deux empires qui caractérisaient l’ancienne Europe, contre la liberté du changement de contexte, contre la polysémie de la double citoyenneté dans l’empire matériel comme dans l’empire idéel. Les plus puissantes idéologies du XXe siècle étaient d’orientation égalitaire et antidualiste – elles servaient le projet de construire un ensemble monologique de succès et de pouvoir qui ne pouvait plus être déstabilisé par les perspectives changeantes et les doubles existences. C’est précisément dans ce contexte que la question du sens et de la fonction de l’architecture est, encore une fois, dramatique. Car, ne l’oublions pas, l’architecture est en soi une forme de totalitarisme. Elle constitue, par sa nature même, une pratique totalitaire. Pourquoi ? Précisément parce qu’elle traite de l’immersion, c’est-à-dire de la production de l’environnement dans lequel les habitants plongent corps et âme. Qui se construit une maison engendre dans une certaine mesure le démon de l’espace qui le possédera par la suite – et les architectes sont ceux qui prêtent leur concours à la production de formes de la possession choisies.

L’immersion est un procédé de désencadrement pour des tableaux et des vues dont on abolit les frontières avec leur environnement.

Peter Sloterdijk
Olafur Eliasson, Life, 2021 Installation view  : Fondation Beyeler Photo  : Pati Grabowicz ©2021 Olafur Eliasson

Je me permets de rappeler dans ce contexte un dialogue philosophique publié en 1921 par le poète et philosophe Paul Valéry, Eupalinos ou l’Architecte. On y invoque deux personnages de l’Antiquité que nous connaissons par le corpus platonicum, Socrate, d’un côté, Phèdre de l’autre. Que l’on ait choisi cette distribution ne relève pas du hasard, car les deux protagonistes ont eu dans l’Antiquité une histoire d’amour inachevée, si bien qu’il paraît plausible de les faire se rencontrer encore une fois dans des conditions différentes. On se souviendra que Phèdre était le seul jeune homme face auquel Socrate eût à l’époque momentanément perdu le contrôle, dans un célèbre passage du dialogue homonyme où Socrate, lors d’une promenade en dehors de la ville, sentit un souffle d’émotion dionysiaque – une concession que Platon, d’ordinaire, ne faisait pas de bonne grâce. Et c’est ce même Phèdre qui lève le doigt lorsqu’il s’agit de parler d’architecture. Et pourquoi ? Parce que ce qui est en jeu dans la construction de maisons, c’est un problème d’amour – du moins de manière médiane et sous-jacente. Le totalitarisme de l’architecture est un totalitarisme de l’amour, de l’amour de l’espace, du ravissement causé par ce qui ne se trouve pas en face de nous mais nous entoure comme une enveloppe.

Ce qui est en jeu dans la construction de maisons, c’est un problème d’amour.

Peter Sloterdijk

L’architecture donne corps au sentiment topophile (pour reprendre l’expression de Gaston Bachelard 1) en tentant de produire l’espace devant lequel on « ouvre entièrement ». Construire sa maison, cela signifie produire le lieu et l’enveloppe où l’on se rend. Cette manière de se livrer à l’environnement concret est quelque chose que l’on interprète généralement à tort comme le foyer personnel – mais nous découvrons chez Paul Valéry des raisons d’éprouver de la méfiance envers cette interprétation superficielle de l’habitat. Ce dialogue néoplatonicien, rédigé à l’époque du Bauhaus de Weimar et des premiers projets de Le Corbusier, constitue à ma connaissance la première illustration lucide de ce qu’on pourrait appeler le crépuscule de l’immersion au XXe siècle. Huit ans plus tard, le jeune Martin Heidegger reprendra dans Être et temps le fil de son analyse de l’« être- dans-le-monde » et de l’« état-d’humeur-à-l’égard-de » – une provocation à laquelle le maître de Heidegger, Edmund Husserl, opposera un peu plus tard (dans son ouvrage La Crise des sciences européennes écrit en 1936) l’analyse du « monde de la vie ». Dès 1921, dans Eupalinos, Valéry prête à Socrate les phrases qui suivent : « Elle ne cesse de m’exciter à divaguer sur les arts. […] Une peinture, cher Phèdre, ne couvre qu’une surface, comme un tableau ou un mur ; […] Mais un temple, joint à ses abords, ou bien l’intérieur de ce temple, forme pour nous une sorte de grandeur complète dans laquelle nous vivons… Nous sommes, nous nous mouvons, nous vivons alors dans l’œuvre de l’homme ! […] Nous sommes pris et maîtrisés dans les proportions qu’il a choisies. Nous ne pouvons lui échapper 2. »

Olafur Eliasson, Life, 2021 Installation view  : Fondation Beyeler Photo  : Mark Niedermann Courtesy of the artist  ; neugerriemschneider, Berlin  ; Tanya Bonakdar Gallery, New York / Los Angeles © 2021 Olafur Eliasson

Ici, le motif totalitaire est clairement exprimé. Vous entendez du reste dans le discours de Socrate – de manière un peu anachronique – une allusion à l’allocution donnée par Paul à l’aréopage d’Athènes (à relire dans le chapitre 17 des Actes des apôtres, dans le Nouveau Testament) où Paul, dans un acte de piratage théologique téméraire, revendique pour son Seigneur Jésus-Christ le dieu inconnu des Grecs (auquel on avait édifié un autel près d’Athènes – on ne sait jamais). Paul, le plus grand de tous les pirates, cherchait le point faible dans le panthéon des Grecs, et le trouva. À la suite de quoi il fait comprendre aux Athéniens : « Vous aussi, citoyens de cette fière ville, vous avez, sans savoir aucunement ce que vous faisiez, déjà vénéré le vrai dieu, c’est-à-dire le dieu inconnu dont j’ai aujourd’hui l’honneur de révéler le pseudonyme. » Et ici surgit la formule grandiose du dieu dans lequel nous vivons, tissons et sommes – je cite ici la traduction de Luther, qui pourrait encore être restée à l’oreille des germanophones d’un certain âge s’ils ont grandi dans l’éther culturel protestant : « in ihm leben wir, weben wir und sind wir 3 » – qui est le propos fondamental et indépassable de la philosophie chrétienne de l’espace. Une fois ces paroles prononcées, il est dit que les hommes ne sont pas simplement dans le monde comme des cailloux, et que d’autres entités fermées sur elles-mêmes jonchent celui-ci. Les gens sont ek-statiques dans le monde, ils sont là sur le mode de l’ouverture au monde, et être ouvert, cela signifie que tout en étant là on est en même temps sur un autre point – à la fois là-bas et ici. Cela va si loin que l’on fait littéralement être et vivre en Dieu les gens ou leurs âmes, conformément au propos exacerbé par la théologie – en Dieu, c’est-à-dire dans un contre-espace, un espace supérieur qui pénètre l’espace profane et physique. C’est précisément ce propos – ou plutôt une de ses variantes – que Valéry met dans la bouche de son Socrate lorsque celui-ci dit que, lorsque nous séjournons dans un bâtiment, nous vivons dans l’œuvre d’un homme, que nous nous y déplaçons et que nous sommes en lui. Valéry sait précisément ce qu’il cite, et en donnant indirectement la parole à Paul, il s’approprie dans une certaine mesure la définition théologique, psychosémantique et immunologique de la maison.

Olafur Eliasson, Life, 2021 Installation view  : Fondation Beyeler Photo  : Pati Grabowicz © 2021 Olafur Eliasson

Les conséquences mènent loin. La maison est pour ainsi dire une installation de plongée au service du comportement immersif des hommes à l’égard du monde. L’habitat est la mise en forme de la relation originelle de l’homme avec son environnement, un état de choses qui n’est cependant explicité de manière spécifique que par la construction de maisons. L’habitat dans les maisons intègre l’art de remplacer le premier environnement par un espace mis en forme. L’espace mis en forme a ceci de commun avec la nature qu’il assume le rôle de l’environnant global. Il est toutefois simultanément l’antithèse complète de la nature, puisqu’il est totalement fait par l’homme. J’affirme que la philosophie est une théorie générale de la situation. Philosopher, c’est théoriser des situations. D’une manière très générale, une situation se définit comme une relation fondée sur la coexistence d’éléments. Les facteurs de cette relation s’énumèrent comme suit : les situations sont des formes de la coexistence de quelqu’un avec quelqu’un et de quelque chose dans quelque chose. Qu’est-ce que cela signifie ? Les deux premières figures sont compréhensibles de manière immédiate : quelqu’un avec quelqu’un, cela désigne une association personnelle ou une relation sociale primitive ; on dit aussi, à l’occasion, qu’il s’agit de la dimension de l’intersubjectivité – une expression que l’on n’emploiera qu’avec précaution. L’affaire des deux « quelque chose » est quelque peu complexe. Le premier « quelque chose » doit désigner nos accessoires, nos équipements, c’est-à-dire toute l’escorte d’objets qui sont accrochés à nous et qui n’ont du reste été découverts qu’au cours du XXe siècle en tant que thème autonome de la pensée et de la mise en forme ; sous l’angle philosophique, cela s’est fait à travers la théorie husserlienne du monde de la vie et de la théorie heideggérienne des choses à portée de main, du point de vue pratique par le biais des arts appliqués auxquels on donne aujourd’hui le nom de design. Le deuxième « quelque chose », en revanche, se rapporte aux espaces dans lesquels se produit la coexistence de quelqu’un avec quelqu’un et où se déroule « quelque chose », c’est le sujet de la topologie ou de la théorie de l’espace, des conteneurs, des totalités atmosphériques – et tout cela, soit dit en passant, constitue des mentions relativement récentes sur la carte des disciplines philosophiques.

La maison est pour ainsi dire une installation de plongée au service du comportement immersif des hommes à l’égard du monde.

Peter Sloterdijk
Olafur Eliasson, Life, 2021 Installation view  : Fondation Beyeler Photo  : Pati Grabowicz © 2021 Olafur Eliasson

La théorie philosophique de la situation est donc une théorie de la coexistence de quelqu’un avec quelqu’un et de quelque chose dans quelque chose. Nous voyons à présent comment a été thématisé le phénomène, ou plutôt le rapport fondamental de l’immersion – et il devrait dès lors être clair que l’immersion ne devient réellement intéressante qu’au moment où des collectifs sont prisonniers d’installations de plongée communes, installations qui peuvent aller des couples d’amoureux jusqu’aux dictatures. Il est fascinant d’observer comment le Socrate de Valéry associe cela avec une analyse acoustique. De son point de vue, les architectes ne construisent pas seulement des maisons dans lesquelles les gens séjournent comme des corps dans des corps ; ils créent des espaces emplis de bruit de la vie, de langage et de musique. Construire, c’est toujours aussi produire un phonotope, un lieu de bruits qui sonne comme ses habitants. Valéry écrit à ce propos : « D’être dans une œuvre de l’homme comme poissons dans l’onde, d’en être entièrement baignés, d’y vivre, et de lui appartenir […]. Ne vivais- tu pas dans un édifice mobile, et sans cesse renouvelé, et reconstruit en lui-même ; tout consacré aux transformations d’une âme qui serait l’âme de l’étendue ? […] ne te semblaient-ils pas t’environner, toi, esclave de la présence générale de la Musique ? […] n’étais-tu pas enfermé avec elle, et contraint de l’être, comme une pythie dans sa chambre de fumée 4 ? »

L’architecture implique toujours la servitude volontaire dans un environnement fait par l’homme. Quand vous présentez des plans de maison à des gens, vous leur faites une proposition de mise en esclavage.

Peter Sloterdijk

Ces commentaires sur le séjour de l’homme dans quelque chose avec quelque chose et autre chose dévoilent les contours du totalitarisme esthétique dans un environnement artificiel. L’architecture n’est rien d’autre : elle implique toujours la servitude volontaire dans un environnement fait par l’homme. Quand vous présentez des plans de maison à des gens, vous leur faites une proposition de mise en esclavage. Celle-ci est modifiée jusqu’au moment où ce qu’on appelle à tort un maître d’ouvrage dit : « Voilà exactement la proposition de mise en esclavage que je voudrais habiter. » La maison dans laquelle je me sens bien est le démon que je choisis pour être possédé par lui. Cela ne vaut cependant pas seulement pour la construction de maisons. Il y a deux arts, dit Valéry, qui incluent l’homme dans l’homme : dans le média qu’est la pierre pour ce qui concerne l’architecture, dans celui de l’air pour ce qui concerne la musique. Les deux arts emplissent notre espace de vérités artificielles.

Olafur Eliasson, Life, 2021 Installation view  : Fondation Beyeler Photo  : Pati Grabowicz © 2021 Olafur Eliasson

Il me semble qu’on ne saurait suffisamment souligner l’importance des formulations de Valéry. Si le plan de logements implique la proposition de soumissions bienvenues à l’ambiance, cette activité est porteuse d’une fonction anthropologique autant que politique. Les logements sont des installations d’immersion, des reflets de cette mission de mise en relief qu’est l’existence humaine. Dans ce sens, l’architecte a une activité de designer d’immersion. C’est particulièrement évident dans le cas de ce qu’on appelle l’architecture d’intérieur, qui pour l’essentiel ne fait rien d’autre que produire artificiellement des situations intégrantes. À quel point la conscience de la nécessité de cette activité est déjà répandue aujourd’hui, nous le voyons à cette littérature consacrée aux aménagements intérieurs qui s’étend à perte de vue et a déjà atteint aujourd’hui les librairies de gare, ce flot interminable de textes sur la manière d’habiter avec style, sur les rénovations de bâtiments anciens, sur le luxe des cuisines et des tableaux, sur l’air conditionné, sur la culture de la lumière, sur le design des maisons de vacances et sur les meubles. Tout cela montre sur quelle largeur de front le message de l’intégration dans le micromilieu qu’on a soi-même choisi, considéré comme la maxime thérapeutique de la seconde moitié du XXe siècle, a touché son public.

Toute l’industrie de l’habitat intérieur se tient prête pour éveiller et nuancer ce type de revendications. Fait caractéristique, la conscience de l’intégration s’est brusquement dépolitisée après 1945 et s’est retirée des sphères collectivistes éminentes, comme si les gens ne voulaient jamais plus entendre parler du fait qu’il existe des arts qui incluent l’homme dans l’homme. On dirait que la mémoire collective a conservé l’idée intuitive que plus les immersions dans des unités de regroupement sont importantes, plus la tentative totalitaire passe au premier plan. Il s’avère aujourd’hui que les gens de la seconde moitié du XXe siècle ne s’intéressent absolument plus aux constructions d’empires. Leur maxime semble être de ne plus jamais mener des histoires de réussite à grande échelle. Ils préfèrent aller chercher dans les supermarchés de bricolage les éléments qui les aident à s’immuniser contre les immersions totalitaires. Il leur semble d’une évidence immédiate qu’ils doivent tisser les cadres dans lesquels leur existence est valide, dans des formats plus petits et plus privés. Sous cet angle, les grands magasins de bricolage sont les véritables garants de la démocratie. En eux, l’anti totalitarisme du quotidien trouve ses piliers populaires. La morale de cette histoire tombe sous le sens. Elle serait, expressis verbis  : « Habitez chez vous-mêmes et refusez l’immersion dans de faux collectifs ! N’habitez pas dans la totalité populiste. Ne vous engagez pas dans des sursocialisations, meublez-vous chez vous-mêmes, assumez la responsabilité du micrototalitarisme de vos situations d’habitat. Et ne l’oubliez jamais : dans vos logements, vous êtes les papes infaillibles de votre propre mauvais goût. »

L’architecture est avant tout un façonnage de l’immersion.

Peter Sloterdijk

Puissions-nous ne plus être les citoyens de deux empires. Restons donc des travailleurs pendulaires entre les situations. Mais comme l’« être-dans » des espaces façonnés constitue notre situation fondamentale, il va de soi que l’architecture doit rester consciente de sa compétence pour ce qui concerne la mise en forme des situations. L’architecture est avant tout un façonnage de l’immersion. L’éthique de la production d’espace implique qu’on est responsable de l’atmosphère. On lui rend justice en pratiquant l’ouverture, le goût du déménagement, le sens de la réversibilité. Les anthropologues peuvent donner ce conseil aux architectes : tenez toujours compte du fait que les hommes sont des êtres qui oscillent entre désirs d’intégration et désirs d’échappée 5.

Sources
  1. Le terme « topophilie » est employé par Bachelard au début du chapitre IX de La Poétique de l’espace. (N.d.T.)
  2. Paul Valéry, Eupalinos ou l’Architecte, Paris, Gallimard, [1921], coll. « Poésie », 1945, p. 41.
  3. La traduction de Luther a en effet donné à ce passage une signification très particulière : « En lui, nous vivons, nous tissons et nous sommes. » De nombreuses autres traductions allemandes utilisent à la place du verbe en position centrale, ici weben, le terme bewegen, se mouvoir. C’est aussi le cas en français, où même Louis Segond traduit « Car en lui, nous avons la vie, le mouvement est l’être ». On retrouve dans les bibles Martin et Darby, et en anglais dans la Bible du roi Jacques : « For in him we can live, and move, and have our being. » (N.d.T.)
  4. Paul Valéry, Eupalinos ou l’Architecte, op. cit., p. 42.
  5. Ce texte, paru en allemand dans la revue arch+, no 178, juin 2006, est publié avec l’aimable autorisation de Peter Sloterdijk.
Crédits
Publication originale en français : « L'architecture comme art de l'immersion », Le Visiteur n°26, Paris, Société française des architectes et Infolio, 2021.

L'article est illustré avec des images de l'œuvre Life d'Olafur Eliasson, exposée à la Fondation Beyeler en juillet 2021. Elles sont reproduites avec l'aimable autorisation de l'artiste.