Peu de régions présentent une histoire aussi mélangée et partagée entre différentes entités nationales et politiques que la Bucovine. Pouvez-vous revenir en quelques mots sur l’histoire longue de l’identité de cette région ?
La Bucovine, ou le Pays des hêtres, tel est le nom que cette région porte depuis le XVe siècle. Antérieurement, elle a été désignée comme « la terre de Chypyntsi » (en allemand, Schipenitz), nom qui provient d’une localité ukrainienne qui se trouve aujourd’hui dans le district de Kitsman. С’est d’ailleurs là qu’est né le père de Paul Celan. Il faut dire que, depuis des siècles, cette terre a été disputée par les royaumes moldave, hongrois et polonais, avant que, en 1775, les Habsbourg ne l’annexent à leur empire. En 1884, avec la création du duché Herzogtum Bukowina, le nom « Bucovine » devient une appellation officielle d’une unité administrative. Et ce jusqu’à 1918. À partir de là, cette région, comme toute l’Europe, connaît une histoire particulièrement tourmentée. Après avoir été autrichienne, la Bucovine devient à tour de rôle roumaine, soviétique, de nouveau roumaine, derechef soviétique et actuellement ukrainienne. Ainsi sa capitale, suivant les régimes politiques, a connu de permanents changements dans son appellation topographique : Czernowitz (ou Czernovitz) / Cernăuţi / Tchernovitsy / Tchernovtsy / Tchernivtsi. Mais, dans cette lignée souvent évoquée, on oublie, parfois, une petite parenthèse. En effet, en 1918, une première tentative d’émancipation nationale de la Bucovine a eu lieu.
On le voit, au regard non seulement de son histoire, mais aussi de sa position géographique, la Bucovine est un territoire où se sont côtoyées de multiples populations, dont les cultures et les langues sont très diverses. L’histoire de la communauté juive bucovinienne est, à cet égard, particulièrement significative, je vais y revenir. On ne s’étonnera, donc, pas que Czernowitz ait connu un grand nombre de dénominations périphrastiques qui connotent cette dimension multiculturelle : « la Petite Vienne », « le Petit Paris », « la Jérusalem de Bucovine », « le Petit Jérusalem sur le Pruth ». Il en est de même pour des localités bucoviniennes moins importantes du point de vue administratif. Ainsi, par exemple, Sadagora, une bourgade située à une dizaine de kilomètres de Czernowitz, véritable centre hassidique où, avant 1914, 80 % de la population était composée de Juifs, est nommée « le Petit Vatican du hassidisme ». La communauté juive de la Bucovine était, elle-même, protéiforme. Elle était composée non seulement de Juifs hassidim, mais aussi de Juifs orthodoxes et d’adeptes de la Haskalah. Ces derniers étaient des Juifs émancipés de la région qui prônaient des réformes dans le judaïsme, en réclamant, par exemple, la modernisation des formes et des pratiques religieuses. Le lieu de rassemblement et de culte de ces réformistes a été construit à Czernowitz en 1877 ; il s’agit de la Grande Synagogue chorale, le Temple, où a chanté, par exemple, Josef Schmidt, un ténor à la renommée mondiale, appelé le « Caruso de Bucovine ». Aujourd’hui, la période soviétique expliquant cela, le Temple abrite un cinéma, mais… c’est une autre histoire. J’ajouterai seulement que, avant 1918, en plus du Temple, la capitale bucovinienne comptait pas moins de 70 synagogues et le palais du représentant d’une dynastie puissante des tsadik de Bucovine, un grand rabbin de Sadagora, Israel Friedman de Ruzhyn. Encore aujourd’hui, à Tchernivtsi, les édifices de différentes communautés religieuses se côtoient en paix. Au début du XXe siècle, on y dénombrait cinq Maisons Nationales, à savoir allemande, ukrainienne, polonaise, roumaine et juive. Cette tradition n’a pas été perdue, puisque, après l’indépendance de l’Ukraine, ces centres culturels ont été rouverts et revivifiés, et même étendus à d’autres communautés, en l’occurrence à la communauté arménienne.
La fin de l’Empire austro-hongrois, puis la chute de l’URSS ont rebattu deux fois les frontières de la Bucovine au XXe siècle. Comment se négocie aujourd’hui le sentiment d’appartenance à la Roumanie, à la Moldavie ou à l’Ukraine des habitants de cette région, particulièrement dans le contexte de la guerre qui a débuté le 24 février ?
La cohabitation multiethnique que j’ai évoquée a habitué les Bucoviniens à côtoyer l’autre, à l’accepter et à construire sa vie avec lui. Il n’est donc pas étonnant que, dès les premiers jours de la guerre, les Bucoviniens aient fait preuve d’une solidarité remarquable vis-à-vis de leurs compatriotes venant d’autres régions de l’Ukraine. Plus de 100 000 personnes déplacées – chiffre officiel, donc à multiplier par deux au minimum pour avoir une idée de la réalité effective –, ont trouvé refuge dans la plus petite région de l’Ukraine. Pour vous donner un exemple de cette solidarité bucovinienne, j’aimerais vous faire part du témoignage d’une de mes étudiantes, Yulianna, qui enseigne le français dans un village roumainophone de la région où elle habite. Il faut savoir, en effet, qu’aux alentours de Tchernivtsi, du côté de la frontière roumaine, il existe plusieurs villages ukrainiens où l’on pratique communément la langue roumaine. Dans ces villages, les enfants font toute leur scolarité jusqu’au baccalauréat dans leur langue vernaculaire. Ce qui ne les empêche pas de poursuivre, sans problèmes particuliers, leurs études supérieures en ukrainien. Une telle situation apporte un démenti à l’idée, couramment répandue, qu’il est imposé, partout, en Ukraine, que l’enseignement se fasse exclusivement en ukrainien. D’ailleurs, au temps de l’URSS, ces roumainophones étaient catalogués comme Moldaves, car la Moldavie était une république soviétique, ce qui n’était pas le cas de la Roumanie. C’est, donc, seulement après l’indépendance de l’Ukraine, que ces populations ont pu recouvrer leur véritable identité culturelle.
J’en reviens à Yulianna. Aujourd’hui, son école accueille, dans ses locaux, des réfugiés venant des régions de Soumy, de Kyïv et de Kharkiv. Les enseignants et les parents d’élèves, sans attendre une quelconque aide extérieure, ont pris l’initiative d’aménager des chambres dans les classes. Ils subviennent, depuis plusieurs mois, à tous les besoins de ces familles, composées essentiellement de femmes et d’enfants. Besoins matériels, cela va de soi, mais aussi soutien psychologique et affectif pour les mères qu’on prend soin d’intégrer à la vie de la communauté, organisation de loisirs pour les enfants.
Yulianna m’a raconté à quel point ces Ukrainiens de l’est, russophones, avaient été surpris en découvrant que tout le monde, à l’école comme au village, parlait le roumain. D’une part, ils étaient un peu désorientés de ne pas retrouver la partition linguistique (russe/ukrainien) à laquelle ils s’attendaient, tout en craignant que l’emploi de la langue russe se révèle problématique dans le contexte de l’invasion russe. En effet, la plupart se représentaient les habitants de l’Ukraine de l’ouest comme essentiellement ukrainophones et nationalistes. D’autre part, l’hospitalité, spontanée et sans réserve, de ces Ukrainiens, dont ils ne comprenaient pas un traître mot, à leur arrivée, n’a pas manqué non seulement de les étonner, mais aussi de les émouvoir. La guerre, assez paradoxalement, par négation et dépassement de la violence qui lui est inhérente, a suscité, des gestes que nous n’hésitons pas à qualifier de paix, c’est-à-dire d’apaisement, de réconfort, de découverte et d’acceptation de l’autre dans toute sa vulnérabilité et son humanité. Ainsi, d’une façon certes modeste et limitée, des gens, d’horizons divers, ont appris à vivre ensemble, avec et au-delà de leurs différences, pour construire un commun où chacun puisse vivre pleinement avec et pour les autres.
Les habitants de Bucovine ont conscience d’appartenir à une communauté dont les valeurs sont, à la fois, singulières et universelles. Et parmi ces valeurs, ils chérissent en particulier la liberté. Y compris la liberté de se servir, dans leur vie quotidienne, de langue que leur culture et leurs traditions leur ont transmise, tout en se sentant pleinement des citoyens de leur pays, l’Ukraine.
Le grand écrivain polonais Czesław Miłosz a publié un récit intitulé L’Europe familière. Quelle est votre « Bucovine familière », et l’histoire familiale qui vous y rattache ?
Je suis originaire de Tchernivtsi et j’y ai toujours vécu. Selon les recherches que j’ai menées dans les archives municipales, j’ai pu m’assurer que ma famille paternelle a vécu dans cette ville lors de deux derniers siècles. Mais ce n’est pas seulement cela, bien évidemment, qui me rattache à cette région. La famille de ma mère vient de l’est de l’Ukraine. Dès, mon enfance, j’ai vécu entre l’est et l’ouest, entre les deux langues ukrainiennes de mes grands-parents, entre deux cultures, entre deux recettes de borchtch, pour terminer cette énumération par un trait d’humour. Je signale tous ces « entre », pour affirmer, à nouveau, que la coexistence et la tolérance sont des valeurs essentielles qui constituent l’identité des Bucoviniens.
Pour donner un exemple qui illustre une telle affirmation, j’aimerais rappeler l’événement historique qu’a constitué la tenue, à Czernowitz, en 1908, d’un colloque international portant sur le sort de la langue yiddish. Les sionistes prônaient la reconnaissance de l’hébreu comme langue nationale des Juifs, alors que les représentants du Bund défendaient la prééminence du yiddish. La communauté des Juifs assimilés, donc germanophones, était plus que réticente face à la tournure que prenait un tel débat. Finalement, le colloque a adopté une résolution de compromis – très bucovinienne, si je puis dire : on a proclamé que les deux langues, loin de s’exclure, étaient, à égale dignité, des langues nationales. Je rappellerai, par ailleurs, que c’est à Tchernivtsi qu’a vécu et créé, pendant presqu’un siècle, un des derniers écrivains en langue yiddish, Josef Burg, disparu en 2009, à l’âge de 97 ans. Ce qui ne l’empêchait pas, aussi, d’écrire certains de ses textes en allemand. Je ne peux m’empêcher de raconter une petite anecdote très significative de cette plasticité culturelle, linguistique et identitaire : quand on lui posait la question sur ce qu’il considérait être sa nationalité, il répondait, non sans humour : « Je ne suis ni un Autrichien, ni un Roumain, ni un Russe, je suis un Bucovinien de la tête aux pieds ».
Il faut préciser que la communauté juive de Czernowitz était géographiquement répartie entre ceux qui habitaient la « ville haute » et ceux qui habitaient la « ville basse ». Les Juifs assimilés germanophones, formant une élite sociale, demeuraient dans la « ville haute », et les Juifs issus des classes pauvres ou religieuses, qui parlaient yiddish ou hébreu, occupaient la « ville basse ». Entre ces deux parties, au croisement de la rue Principale et de la rue Cholem Aleikhem (ancienne Juden Gasse), se trouve la maison-bateau, la « Shiff », symbole de ce voyage perpétuel dans laquelle se trouve engagée la capitale bucovinienne. Située entre les deux « villes », au cœur du quartier juif, non loin de la rue Henri Barbusse, anciennement rue des Synagogues, elle côtoie l’église orthodoxe ukrainienne Paraskeva et l’église catholique polonaise. C’est cette maison qui représente ma « Bucovine familière ». Ma Bucovine familière s’incarne donc dans un tout petit mot, la préposition « entre ». Ma Bucovine, en effet, c’est un pays entre les langues ukrainienne, russe, polonaise et française, entre Tchernivtsi et Sadagora, entre les époques soviétique et ukrainienne, entre l’Asie et l’Europe, et aujourd’hui entre la paix et la guerre…
Quel portrait de l’Europe obtient-on quand on la regarde depuis la Bucovine ?
La politique économique des Habsbourg a favorisé l’arrivée de différentes ethnies dans les terres de sa colonie la plus orientale, afin d’en faire la vitrine de l’empire face au « désert des Tatares ». Il s’agissait d’en faire le parangon d’une soi-disant « colonie idéale » où il fait bon vivre. La Bucovine devait marquer la frontière culturelle de l’Europe face à l’Asie. Elle est toujours à la frontière, mais du côté européen, par ses valeurs, par ses aspirations à une société libre, juste et unie.
Pouvez-vous nous parler de la ville Czernowitz ?
Il n’est pas sûr que le nom de « Czernowitz » et tout l’univers – sa Lebensform – qu’impliquait cette ville dise encore quelque chose pour de nombreux habitants actuels de Tchernivtsi, tant la mémoire et l’histoire, pendant la période soviétique, ont été manipulées et empêchées. Si elle renaît aujourd’hui, c’est grâce, en partie, à la littérature qui a réussi à la faire sortir de l’oubli. En fait, on pourrait dire que la ville ressemble à un manuscrit ancien égaré et retrouvé, dont on tourne les pages avec précaution pour ne pas l’abimer, en respirant la poussière du passé qui, comme on le sait, a aussi été tragique et traumatique. L’histoire de ce lieu se retrouve donc dans les traces qu’il en reste. Il suffit de les voir et de les déchiffrer pour retrouver, en partie, la ville d’antan qui constitue le socle de la Tchernivtsi actuelle.
La mémoire du passé est ancrée dans le corps même de la ville. J’aimerais donner un exemple de ce phénomène en évoquant l’histoire de la « fausse » maison natale de Paul Celan. Pendant plusieurs années, une plaque commémorative était accrochée non sur la « vraie » maison, mais sur la maison voisine. C’est une parente proche du poète qui a remis les choses en ordre, en indiquant précisément la maison où vivait le poète, celle qui possédait les fenêtres par lesquelles elle et son cousin s’échappaient pour aller jouer dehors. Depuis, les lectures publiques de poèmes celaniens se font dans la « bonne » cour de l’immeuble, en face de ces fameuses fenêtres-témoins, à l’occasion du festival annuel de la poésie multilingue, « Méridien Czernowitz ». Il s’agit d’une rencontre poétique qui accueille des écrivains et des artistes de toute l’Europe. Une collection éponyme, sise dans la maison d’édition tchernivtsienne, « Livres XXI », s’est donné pour mission de publier les traductions ukrainiennes des auteurs de Czernowitz. Par exemple, elle a édité la totalité des recueils poétiques de Paul Celan et de nombreux autres auteurs de Czernowitz, tous traduits en ukrainien par mon collègue germaniste, spécialiste de Celan, Peter Rychlo.
Ce travail historique et mémoriel est aussi l’objet de nombreux projets de recherche effectués dans mon université (créée en 1875) en lien avec de nombreux chercheurs européens. Dans cette optique, la création, relativement unique dans son genre, d’un Musée municipal de l’Histoire et de la Culture juives à Tchernivtsi relève du même souci de sauvegarder la mémoire du passé de la ville. Il faudrait mentionner aussi tout le travail qui est fait pour redonner vie et visibilité aux traditions ethniques et religieuses, à la culture, aux langues, aux croyances, à l’humour, bref à tout ce qui constitue les formes de vie et l’identité d’un peuple, qui n’est pas repli sur soi, mais conditions d’un dialogue fructueux avec l’autre.
J’avancerais même l’hypothèse que la singularité de Czernowitz est en quelque sorte exhibée dans le style poétique de Paul Celan. En effet, le poète construit un univers à nul autre pareil, composé de débris, de blocs, et de matériaux divers empruntés à la culture européenne et mondiale. Le tour de force qu’il réussit est de surmonter cette disparité et cette hétérogénéité pour faire une œuvre originale, proprement celanienne. Pour ce faire, il les accorde de la manière la plus organique possible avec le contexte général de son dire, il en efface les traces de soudure. Mais j’insiste sur le fait qu’il ne s’agit pas, pour lui, de fondre tous ces éléments dans un discours monologique, mais, bien au contraire, de proférer une parole dialogique, ses poèmes devenant une chambre d’échos où se rencontrent et dialoguent une expérience et un langage profondément personnels, des univers langagiers et mondains, des sémiosphères hétérogènes. Y compris ceux de ses lecteurs virtuels à qui s’adresse la voix du poète.
Pouvez-vous nous guider dans les lectures qui évoquent pour vous le mieux cette région ?
La littérature de Bucovine est diverse et multiple ; il n’en reste pas moins qu’à l’unicité du lieu fait écho l’unicité de cette littérature. Elle est particulièrement remarquable par des effets de « déterritorialisation » majeurs : dans la plupart des cas, ses auteurs n’y résident plus, ils écrivent dans les langues de « l’autre », mais la Bucovine reste le sujet central de leur œuvre.
Je conseille à lire, avant tout, les écrivain.e.s d’origine juive. La majorité d’entre elles/eux est issue du milieu des Juifs assimilés, comme le plus connu, un poète majeur, Paul Celan. Je pourrais citer aussi des auteurs et des autrices comme Alfred Gong, Selma Meerbaum-Eisinger, Klara Blum, Alfred Kittner, Alfred Margul-Sperber, Moses Rosenkranz, David Goldfeld, Ilana Shmeli, Immanuel Weissglas, Manfred Winckler, etc. La plupart ont écrit principalement en allemand. À cet égard, le cas de Rose Ausländer est assez exemplaire. La question cruciale qui s’est posée à elle, comme à tous ces poètes germanophones, après la guerre, était de savoir quelle langue ils devaient choisir pour exprimer leur imaginaire et faire partager ce qu’ils avaient vécu… Après avoir tenté d’écrire en anglais, Rose Ausländer est revenue avec beaucoup de peine et de chagrin à sa langue maternelle, l’allemand. Celan, quant à lui, a été amené à constater qu’on ne peut exprimer la vérité qui vous est propre que dans sa langue maternelle. Tel est le dilemme que met en scène un poème comme Près des tombes, où Celan interroge les apories qui naissent de son emploi de la langue allemande, langue à la fois des victimes juives et de leurs bourreaux : « Et toi, mère, tolères-tu, comme autrefois, à la maison, la douce, l’allemande, la douloureuse rime ? ». Il faut dire, aussi, que la génération des écrivains et des poètes bucoviniens de l’entre-deux-guerres n’a jamais formé un groupe homogène, une « école » comme on dit. Il s’agit plutôt d’un « choeur invisible », pour reprendre l’expression d’Alfred Margul-Sperber, unique dans l’histoire littéraire européenne – j’ajouterais, pour ma part, que ce chœur est aussi un « cœur », un centre et un symbole de vie – qui continue à battre aujourd’hui, comme à son époque. Pour s’en donner une idée, on peut se référer aux traductions françaises de ces poètes, par exemple, dans le recueil « Poèmes de Chernovitz » (Éditions Laurence Teper, 2008).
Dans ses romans, Aharon Appelfeld, autre auteur majeur de Czernowitz, dont la lecture est incontournable pour qui s’intéresse à cette ville, montre bien à quel point ce passage de la langue-mère à la langue adoptive a été pour lui une expérience douloureuse. Car il lui a semblé qu’il était littéralement amputé de sa langue maternelle, quand il a fait de choix d’écrire en hébreu ; et l’on peut supposer que, à l’instar des personnes amputées d’une jambe ou d’un bras qui ont l’impression que ce membre perdu est toujours là, la langue amputée devient, elle aussi, un membre fantôme, c’est-à-dire, aussi paradoxal que cela puisse paraître, une langue à la fois absente et présente. Mais se couper de sa langue maternelle était pour lui une question de survie ; en effet, issu d’une famille cultivée de Juifs bucoviniens assimilés, au sortir d’une petite enfance heureuse, il est confronté à la tragédie de la Shoah : assassinat de sa mère en 1940, relégation dans un ghetto, séparation d’avec son père, déportation dans un camp, évasion et errance dans les forêts d’Ukraine (voir Histoire d’une vie). Treize romans de cet auteur sont traduits en français par Valérie Zenatti. J’ajouterai qu’elle a eu l’occasion de se rendre à Tchernivtsi, voyage presque initiatique qu’elle évoque dans son livre Dans le faisceau des vivants.
Voici donc les livres et les écrivains que j’évoquerais pour répondre à votre question. C’est une sélection qui n’a rien d’exhaustif ni de hiérarchique, bien évidemment ; nombreux sont les autres auteurs que j’aurais aimé citer et qui mériteraient toute notre attention ; mais telle est la dure loi de toute liste, nécessairement subjective, contingente, partielle et partiale, et qu’on ne peut clore que pas des points de suspension.
L’Europe centrale et orientale et les anciens territoires de l’Empire austro-hongrois portent dans leur imaginaire une certaine idée de l’Europe, faite de circulations permanente, d’hybridation, de rencontre entre les mondes juifs, germaniques, balkaniques, les vestiges d’un monde aristocratique disparu… C’est en quelque sorte le syndrome Gregor von Rezzori ? Êtes-vous d’accord avec cette image ?
Oui, votre description est très juste. En même temps, cette image de l’Europe reste quelque peu partielle et anecdotique. Il est vrai, certes, que, comme cela est le cas pour toute élaboration imaginaire, de petits et grands récits, racontés, repris, modulées à l’infini, ont façonné, en quelque sorte et en partie, l’identité des Bucoviniens, que je qualifierais volontiers d’identité narrative. Est-ce celle d’un temps perdu et, à ce propos, pourrait-on – devrait-on – parler de « syndrome Gregor von Rezzori » ? Il est vrai que dans ses Neiges d’antan, l’écrivain d’origine autrichienne, né à Czernowitz, se révèle fort représentatif d’une classe sociale, celle des colons, à leur tour, déterritorialisés. En effet, il y exprime un adieu lyrique et nostalgique à sa patrie disparue – cum grano salis, on pourrait dire qu’il souffre de solastalgie, cette détresse ressentie devant les changements perçus comme irréversibles que connaît son environnement géographique et culturel, son sol. Comment pourrait-il en être autrement pour lui qui a vu disparaître tout un monde, l’Autriche impériale, et qui a dû quitter sa terre natale – son Heimatland –, cette contrée si spécifique où se côtoie une demi-douzaine de nationalités, de religions, de langues ? Mais, par ailleurs, il ne faudrait pas oublier que Gregor von Rezzori ne se complaît pas dans la plainte et les regrets. En effet, il passe à la moulinette de son ironie ce monde aristocratique, disparu à jamais. Pour s’en convaincre, il suffit de relire ses Contes maghrébins, ce recueil de 27 récits qui décrit un pays imaginaire qui est loin d’être un paradis sur terre et l’incarnation de tous les idéaux humanistes. L’autodérision y fait bon ménage avec l’humour, souvent grinçant, les satires mordantes et les références obvies à son propre pays, bien réel celui-là.
Je ne sais pas si ce livre est traduit en français, mais c’est un texte dont je conseille vivement la lecture pour ceux qui voudraient passer un bon moment, et se faire une idée juste de ma contrée, une terre aux milles nuances et tonalités où se sont frottés et rencontrés – et se rencontrent encore –, des mondes aussi divers que les mondes juif, ruthène, germanique, etc.
En tant que spécialiste du rapport de la littérature aux mythes, pourriez-vous nous parler des mythes de la culture de la Bucovine, et peut-être de leurs influences multiples, dans un espace qui est aux confins de cultures très différentes ?
Votre question mériterait une réponse plus analytique que je ne puis le faire dans ce cadre, car elle implique que l’on s’entende, au préalable, sur ce qu’il conviendrait d’appeler un mythe. Pour aller au plus court, comme l’écrit Michel Guérin, dans son article « Qu’est-ce qu’un mythe ? », on pourrait considérer que « le grec muthos désigne, avant que s’installe l’opposition avec le logos, quasi toute parole – un discours en général, qu’il soit récit, rumeur, message, conversation, conseil, projet, etc. et que donc la traduction la plus commode de muthos serait sans doute histoire. » Ainsi, selon cet auteur « le muthos [n’aurait] de comptes à rendre qu’à la libre imagination, motivée par un “pourquoi ?” lancinant et sauvage. » Un telle approche n’est pas très éloignée de ce que dit Roland Barthes dans la seconde partie, plus théorique, des Mythologies en 1957 : « Qu’est-ce qu’un mythe aujourd’hui ? Je donnerai tout de suite une réponse très simple, qui s’accorde parfaitement avec l’étymologie : le mythe est une parole. » Je ne suis pas sûre que cette réponse soit « très simple ». Aussi me contenterais-je, ici, de signaler quelques mythes au sens très général qu’en donnent ces deux auteurs, sans en interroger, plus avant, leurs fondements (anthropologiques, culturels ou historiques), leurs fonctions et leurs modulations à travers les âges et les espaces culturels.
C’est vrai, les mythes de Bucovine combinent des narrations et des images très diverses : contes houtsouls, récits fabuleux des Ruthènes, des Tchèques, des Polonais, des Allemands, des mystiques juifs, etc. Telles sont une des nombreuses sources où puise l’identité narrative bucovinienne. C’est ce qu’a précisemment étudié et mis en lumière Raimund Friedrich Kaindl (1866, Czernowitz – 1930, Graz), un historien et un ethnologue qui avait fait de cette contrée un des objets de sa recherche ; il est connu pour avoir utilisé le terme d’« Allemands des Carpates » en y incluant, entre autres, les Allemands de la Ruthénie subcarpatique. Dans son ouvrage Contes et mythes ruthènes en Bucovine, il collecte et commente les archétypes, entremêlés à jamais, que ces peuples ont inscrit dans l’imaginaire collectif. Ce sont ces images qu’utilise et retravaille la littérature. Il est vrai aussi que la Bucovine est le lieu d’émergence de nombreux mythes qui lui sont propres. Un des mythes les plus récurrents est celui de l’« Atlantide engloutie » qui réfère directement à Czernowitz, cette métropole culturelle disparue à la suite des tsunamis tragiques que lui a fait subir l’histoire. Je mentionnerai, aussi, un autre mythe, celui de l’Homo bucovinensis, le citoyen modèle – et largement imaginaire, il faut le dire – de la monarchie autrichienne, modèle dans le sens où il serait l’incarnation et le promoteur de la cohabitation intelligente et pacifiée des minorités nationales. Ce mythe est largement redécouvert, répandu et revendiqué aujourd’hui en Bucovine ukrainienne. Il est raisonnable de penser que la fonction d’un tel mythe consiste, en priorité, à renforcer, dans un nouveau pays, une identité relativement composite, car constituée de multiples composantes culturelles et religieuses. En effet, tous ces mythes, toutes ces histoires, loin d’être fallacieuses et sans lien avec la réalité, permettent à une communauté de saisir ce qu’on pourrait appeler le « temps de l’histoire » : un temps qui n’est pas tout d’une pièce, monolithique pour ainsi dire. Les mythes nous « enseignent » que l’imaginaire, la culture et la temporalité des peuples sont faits de strates multiples qui se superposent et se croisent. Il n’y a donc pas d’histoire « totale » de la Bucovine, car, comme l’affirme l’historien allemand Reinhart Kosselleck (1923-2006), « il existe […] dans l’univers, en un seul temps, une multitude de temps » (Le Futur passé, 1990) et une multitude de cultures, ajouterais-je, au sens où on l’emploie ce terme en anthropologie pour saisir les manières de faire et de penser d’un groupe qui sont transmises d’une génération à l’autre. On peut avancer l’idée que les mythes et la littérature sont parties prenantes de la constitution d’un « nous » multiculturel original. Il me semble que la Bucovine illustre, d’une manière exemplaire, un tel phénomène qui est, en fait, « le champ d’expérience » et « l’horizon d’attente », pour reprendre les termes de l’historien allemand, de tous les peuples, même s’il est plus enfoui, et même parfois dénié.
Quelle est la littérature contemporaine de la région ? Est-elle toujours germanophone ?
La langue allemande « buco-viennoise » a été engloutie dans les eaux sombres de l’Histoire. Mais, la littérature contemporaine de la Bucovine, que je ne qualifierai pas de régionale, continue à vivre et à prospérer. Et ce en plusieurs langues dans la tradition du multiculturalisme que je viens d’évoquer : en ukrainien, bien évidemment, mais aussi, en roumain, en russe, en moldave, etc. Il est toujours difficile de faire un choix parmi les nombreuses publications. Mais, pour des raisons que l’on comprendra aisément, au regard de l’actualité, je voudrais mettre en exergue, ici, le roman de Maria Matios Daroussia la douce, traduit de l’ukrainien par I. Dmytrychyn (Gallimard, 2015). Originaire de la Bucovine, cette auteure, née en 1959 dans le village de Roztoky, diplômée en lettres de l’Université nationale de Tchernivtsi, a obtenu, en 2005, pour ce roman, le Prix Chevtchenko, l’équivalent ukrainien du Goncourt français. Son roman raconte le sort tragique des habitants des villages bucoviniens à l’époque trouble et tourmentée de la « soviétisation » moscovite. Daroussia souffre de maux de tête violents, véritables symptômes de son rejet viscéral de la violence qui ravage la contrée où elle habite. C’est des mêmes maux dont souffre Iréna, la protagoniste du dernier roman traduit d’Aharon Appelfeld, La Stupeur (L’Olivier, 2022). Celle-ci est littéralement traumatisée par le massacre de ses voisins juifs pendant la Seconde Guerre mondiale. Elle est ainsi amenée à opérer une véritable conversion et à lutter contre la violence, qu’elle soit celle de la guerre, ou celle de son milieu où les femmes subissent la domination brutale des hommes. Elle décide donc de porter, par monts et par vaux, au péril de sa vie, un message de paix qui prône l’égalité entre tous quels qu’ils soient, les Juifs et les chrétiens, les hommes et les femmes, les riches et les pauvres. Pour elle, comme pour Montaigne, il va de soi que « chaque homme porte la forme entière de l’humaine condition ». Je pense, donc, que ces deux paysannes ukrainiennes illustrent parfaitement cet humanisme qui fonde, malgré les vicissitudes et les obstacles, l’existence même de la Bucovine. Bucovine que je n’hésiterais pas à appeler aussi la Douce.