Trahisons cérébrales
Andrea Marcolongo a lu Nova, finaliste du prix Strega.
« Ai-je été un bon père ? Un bon mari ? Un bon professionnel ? » Après une série d’épisodes déconcertants – des menaces reçues de son voisin, une tentative de harcèlement subi par sa femme, des brimades de la part du directeur du service de neurochirurgie où il travaille – Davide n’en est plus si sûr. La vérité est que nous ne savons rien, ou presque rien, du cerveau humain – ou bien que nous préférons ne pas le savoir. C’est le thème central de Nova, le deuxième et surprenant ouvrage de Fabio Bacà, dernier nouveau venu – chose rare, très rare – chez Adelphi avant la disparition de Roberto Calasso. Si son premier livre, Benevolenza Cosmica (récemment publié en France sous le titre Une chance insolente par Gallimard) relevait littérairement le défi statistique d’avoir une chance inouïe en toute circonstance, Nova entraîne au contraire le lecteur dans les méandres inconnus et inquiétants du cerveau humain.
Davide est l’assistant-chef du service de neurochirurgie de l’hôpital de la modeste Lucques, ville aisée mais sur le déclin de la Toscane profonde. Chaque matin, il se réveille aux côtés de sa femme Barbara et pense à la mort – la sienne, celle de son fils Tommaso, celle de ses amis et même des inconnus croisés dans la rue –, dans un macabre rite apotropaïque qui lui sert à chasser l’insomnie. Il ignore que, silencieusement à ses côtés, un pied enlacé à sa cheville, Barbara fait également semblant de dormir, en pensant non pas à la fin mais à la possibilité que son mari ait une amante. Les journées de Davide filent entre l’extrémisme vegan de sa femme, l’adolescence agitée de son fils, un chien, deux chats, et les irritantes extravagances du docteur Martinelli, son supérieur si peu enclin à faire place au fils d’un neurochirurgien aussi éminent que l’avait été son père. Le morne tableau de cette vie bourgeoise et provinciale est toutefois troublé par le bruit provenant du Labyrinth, un club douteux aux fréquentations louches de Lenci, le voisin de Davide, qui subit sa mauvaise musique à plein volume toutes les nuits. Pendant ce temps, le fils de ce personnage grotesque, comme il en existe des dizaines dans les petites villes toscanes, entre dancings d’été et boîtes de nuit en zone industrielle, vient d’arriver à Lucques depuis l’Australie où il a grandi avec sa mère ; un boomerang aborigène que Barbara trouve un matin dans le jardin de leur petite villa en est la preuve.
Entre des jeunes patients souffrant du syndrome de la Tourette et des personnes plus âgées atteintes d’Alzheimer, deux épisodes vont ébranler les quelques certitudes de Davide sur le cerveau humain, apprises dans des livres universitaires, obligeant du même coup le lecteur à se demander comment lui-même réagirait.
Dans un restaurant où ils ont rendez-vous pour le déjeuner, Barbara est harcelée par un voyou à l’air menaçant : Davide assiste à la scène et, comme paralysé, il est incapable de bouger un seul muscle pour venir en aide à sa femme. Immédiatement après, lorsque les choses rentrent dans l’ordre grâce à un client qui a recours à la bonne vieille méthode des coups de poings, Davide fait semblant d’être arrivé en retard et de ne pas avoir vu ce qui se passait, pour ne pas être obligé d’admettre qu’il est un triste lâche – ou que son cerveau l’a trahi, incapable de décoder et de traiter la scène de violence qu’il avait sous les yeux, tout comme les malheureux qui se font agresser et sont biologiquement incapables de réagir, ou comme ceux qui oublient leur enfant dans la voiture au lieu de l’emmener à l’école sans aucune explication logique.
Quelques jours plus tard, c’est Lenci qui menace Davide, lui ordonnant de retirer la plainte pour tapage nocturne qu’il avait déposée, gêné par la musique provenant du club, et là encore, le protagoniste n’arrive pas à réagir. Le style que Bacà utilise pour décrire la scène est mémorable : « Pendant un court et terrifiant instant, il était certain qu’il allait poser une main sur sa poitrine, déchirer sa chemise et creuser avec l’ongle de son pouce un petit creux à la convergence du sternum et des côtes ; de là, insinuant ses doigts entre les flasques myofibrilles, divisant ses cartilages costaux dans un brasier écarlate de fluides et de tissus sectionnés, il lui arracherait le cœur, lui imposant le simple charme narcotisant de ces troubles yeux bleus – l’outrage ultime, auquel Davide n’opposerait qu’une spectaculaire hémoptysie pourpre, dans les horribles spasmes épileptiques de l’agonie. »
Si le monde dans lequel nous vivons est une illusion biologique et que les fleurs, les arbres, le ciel, le visage de la femme aimée ne sont rien de plus que des images élaborées par notre esprit, alors « le monde est une architecture cendrée et silencieuse de molécules dépourvues de couleur, d’odeur, de goût et de température, à partir de laquelle chaque cerveau humain façonne sa réalité par le biais de potentiels électriques destinés à créer des sensations complètement différentes de la vive et concrète substance des faits ». Nova de Fabio Bacà, finaliste du prix Strega 2022, est un roman écrit dans une langue dense et sophistiquée sur la trahison la plus insupportable qui soit, celle de notre cerveau, et en même temps une clé pour tenter de comprendre la folie et la violence qui, sous une forme insoupçonnée, surgissent à l’improviste dans le monde pour le ridiculiser.