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Anthropologie du point de vue catastrophique
Le catastrophisme est une doctrine scientifique élaborée au début du XIXe siècle par Cuvier qui concevait un devenir du vivant ponctué par de grandes extinctions, doctrine aussitôt rejetée par Darwin, dont l’évolutionnisme a durablement imposé l’uniformitarisme de Lyell, doctrine qui a néanmoins connu un regain à la fin du XXe siècle : nous savons en effet désormais non seulement que, depuis la fin de l’Ordovicien il y a 440 millions d’années, la Terre a connu cinq périodes de disparitions brutales et massives d’espèces, mais aussi que nous sommes contemporains de la sixième extinction, la dernière en date étant celle qui, à la fin du Crétacé il y a 66 millions d’années, a conduit à la disparition des dinosaures et à l’avènement des mammifères. Notre situation se définit ainsi comme catastrophe : António Guterres, secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies, affirmait ainsi en mars 2022 que « nous avançons comme des somnambules vers la catastrophe climatique. » Depuis Les Limites de la croissance publié par le Club de Rome en 1972, les rapports se succèdent en effet, à un rythme de plus en plus soutenu, de plus en plus précis et documentés, chacun étant plus alarmiste que le précédent ; en montrant que l’« émission anthropogénique » (anthropogenic emission) de gaz carbonique dans l’atmosphère avait conduit à un niveau jamais atteint depuis deux millions d’années, en affirmant pour la première fois que la responsabilité humaine dans cette catastrophe est « sans équivoque » (unequivocal), le dernier rapport du Groupe Intergouvernemental d’Études sur le Climat paru en août 2021 avalise le concept d’Anthropocène qui s’est imposé depuis une vingtaine d’années pour en reconnaître l’origine anthropique : notre époque se définit ainsi par l’avènement de l’humanité en puissance capable de rivaliser avec les puissances naturelles et caractérisée par son potentiel de destruction.
Face à un tel événement, qui de prime abord sature quiconque tente de le prendre en vue et la plupart du temps suscite le déni, l’urgence est d’abord la lucidité, laquelle a donc pour tâche de penser la catastrophe, d’élaborer ainsi une catastrophologie : mais celle-ci est indissolublement une anthropologie, puisque la question est de savoir pourquoi et comment un anthropoïde a pu mettre en œuvre un processus d’anthropisation de la nature qui aboutit aujourd’hui à sa dévastation. Le concept d’Anthropocène impose ainsi d’aborder la catastrophe contemporaine à partir de l’anthropogenèse et de l’anthropisation, c’est-à-dire de processus de dénaturation hétéronome aux lois naturelles : non plus à partir des sciences de l’Évolution, mais d’une pensée de l’Histoire.
Philosophie et révolution
Les mesures stratigraphiques conduisent à dater les débuts de l’Anthropocène aux débuts de la Révolution industrielle, quand l’augmentation des gaz à effet de serre est observable dans les glaces de l’Antarctique : déclenchée dans les années 1780 en Angleterre par ce que les économistes appellent le take off, le « décollage » d’une économie mue désormais par une croissance auto-entretenue, la Révolution industrielle est en effet le plus grand bouleversement qu’ait connu l’humanité depuis la Révolution néolithique qui a inauguré l’Histoire il y a une centaine de siècles. Celle-ci avait fait passer l’homme du statut de chasseur-cueilleur nomade à celui d’agriculteur-éleveur sédentaire ; celle-là nous a transformé en fonctionnaires déterritorialisés d’un dispositif planétaire qui définit notre rapport au réel par la médiation de ses écrans et nous détermine en temps réel. Révolution authentique, qui a transformé de fond en comble les sociétés humaines et a changé la face de la terre, révolution beaucoup plus radicale en vérité : la néolithisation s’est déroulée sur des milliers d’années et n’a longtemps concerné que le Proche-Orient avant de gagner très lentement le bassin danubien ; l’industrialisation a emporté tous les peuples du monde en deux siècles, dans une mobilisation totale à laquelle nul n’échappe plus désormais, pas même les derniers peuples de chasseurs-cueilleurs tous en voie de prolétarisation et menacés d’extinction.
L’exigence de lucidité impose donc de penser une Révolution et d’élucider le nouveau régime qu’elle instaure. Ce qui est rendu possible par la croissance exponentielle du savoir scientifique : jamais en effet nous n’en avons su autant, sur nous-mêmes, sur notre passé, sur le monde, d’un savoir exact, démontré et vérifié, et notre situation se définit aussi par cette clarté théorique et la clairvoyance qu’elle nous procure. Mais cette situation est elle-même le résultat d’une industrialisation de la recherche scientifique, où la production, l’échange et la distribution des connaissances sont pris en charge par un dispositif organisé par la spécialisation des tâches et la division du travail, et c’est pourquoi il ne peut suffire de prendre acte de ses résultats : penser notre époque, c’est aussi interroger l’hégémonie de ce type de savoir, c’est-à-dire le régime de vérité qui le définit, le type déterminé de rapport aux phénomènes qu’il nous impose. Ce qui mène au cœur de la Révolution en cours : non pas une modification empirique de l’organisation sociale ou des rapports de pouvoir, mais une transmutation du régime de vérité, un changement de régime ontologique qui assigne à l’homme un nouveau mode d’être. La Révolution néolithique avait radicalement redéfini l’existance même d’Homo sapiens, son être-au-monde et son être-avec-autrui, son rapport à la terre et à la nature, à l’animal et au divin, à l’espace et au temps, elle avait rompu — suivant les analyses fondamentales de Philippe Descola — avec les régimes ontologiques de l’animisme, du totémisme et de l’analogisme pour celui du naturalisme (ou objectivisme) ; la Révolution industrielle est une révolution de même envergure, et c’est à ce niveau qu’il convient de l’aborder : ce qui impose alors ce type de pensée que l’on nomme philosophie.
L’hégémonie contemporaine de la connaissance scientifique requiert d’emblée la référence à la philosophie : celle-ci advient en effet en Grèce ancienne avec la rationalité, la raison (λόγος), l’interprétation rationnelle des phénomènes, et s’est définie par le projet d’une connaissance scientifique totale du monde ; le régime de vérité qui est le nôtre aujourd’hui, entièrement normé par la scientificité, est l’accomplissement du projet philosophique et relève donc de sa logique. La philosophie ne se réduit pas à la compréhension rationnelle des phénomènes cependant, elle se détourne aussi de ces phénomènes pour se retourner vers leur essence, elle se détourne des étants pour se retourner vers leur être, et tente de déterminer rationnellement le fondement ou le principe (ἀρχή) premier dont tout le reste est dérivé. La philosophie trouve donc son champ propre, distinct de celui des sciences, en tant qu’ontologie : et c’est bien un tel type d’interrogation qu’impose la radicalité de l’événement en cours, qui transmue le mode d’être de l’homme et met en jeu la question de son essence. En tant que détermination du fondement (ἀρχή) par la raison (λόγος), l’ontologie peut aussi se nommer archéologie. Penser notre époque en son essence, c’est alors en faire l’archéologie, pour tenter d’identifier le principe qui la fonde : penser une Révolution, c’est en effet penser la destitution (an-archique) d’un ancien fondement et l’institution (archi-tecturale) d’un nouveau.
Mais si la philosophie s’avère nécessaire pour penser ce qui nous advient, sa tradition ne saurait demeurer indemne dans le bouleversement contemporain, elle se trouve bien plutôt elle-même engloutie dans le passé, à la fois par l’essor phénoménal des sciences positives et par la transmutation totale de la condition de l’homme et du monde, qui condamnent à l’obsolescence l’ensemble des thèses et analyses des philosophes anciens. Penser une révolution ontologique impose une révolution de l’ontologie : celle-ci est advenue, dans ces mêmes années 1780 où se déclenche la Révolution industrielle, avec ce que Kant a lui-même nommé une « révolution totale », qui a mis fin à l’ancien régime philosophique, celui de la métaphysique. Platon a inauguré la philosophie en déterminant le fondement par la raison : mais il l’a d’emblée projeté dans la transcendance et l’éternité d’un ciel, et l’a aussitôt divinisé ; il a ainsi mystifié l’archéologie dans une théologie (hiér-archique) qui pendant des siècles a voulu tout fonder en Dieu. La philosophie critique rompt alors avec la métaphysique en montrant que la subjectivité immanente est le fondement réel de toute transcendance objective, laquelle n’est jamais que son produit : le fondement, le principe n’est plus un Dieu transcendant et donateur, mais une subjectivité transcendantale et productrice. Le transcendantal ne désigne rien d’autre que le champ d’immanence en tant qu’il est l’instance de production de toute transcendance : la philosophie transcendantale est authentiquement révolutionnaire en ce qu’elle rapatrie le fondement de la transcendance théologique dans l’immanence anthropologique.
C’est donc sur ces bases qu’il convient de penser notre époque, qui a en effet de facto condamné la théologie à l’obsolescence en destituant Dieu de son ancien statut : aucune science n’a plus besoin de se fonder en Dieu, au contraire les sciences dégagent les fondements archéologiques de tous les phénomènes religieux, la clarté théorique de la raison a dissipé le clair-obscur de la foi, et Auschwitz a définitivement imposé de renoncer à l’idée d’un Dieu providentiel agissant dans l’Histoire ; notre époque est celle de la mort de Dieu, que la lucidité doit assumer, fût-ce au prix de l’effroi. La philosophie demeure donc ontologie, celle-ci doit néanmoins renoncer à l’archaïque structure théologique pour assumer pleinement sa dimension archéologique, qui recherche le fondement non plus dans l’altitude éternelle d’un ciel, mais dans les profondeurs temporelles de la terre.
Archéologie et anarchie : le néguanthrope
La méthode archéologique consiste à dégager l’une après l’autre les strates sédimentaires qui recouvrent l’origine : la critique kantienne ne saurait alors être tenue pour un acquis définitif. La subjectivité en effet ne peut occuper le statut de fondement, elle est elle-même fondée : incarnée dans un corps et située dans un monde, déterminée par une langue et un rapport à autrui, tributaire de toute une tradition et embarquée dans une Histoire, ainsi essentiellement définie par un héritage. La radicalisation de l’archéologie impose de reconnaître au fondement, non pas un sujet, une conscience abstraite et solitaire, mais une société, un ensemble « d’hommes réels, en chair et en os, campés sur la terre solide et bien ronde » : l’expression est de Marx, et c’est en effet Marx qui, dès 1844, mène à son terme la révolution critique de la philosophie en établissant au fondement, non plus une subjectivité productrice de ses objets de connaissance, mais une communauté productrice de ses biens de subsistance. Ainsi l’essence n’est plus idéalisée et projetée dans une transcendance divine, elle n’est pas non plus enclose dans l’intériorité d’une subjectivité égoïste, elle est immanente aux activités sociales des hommes réels : elle est l’essence commune (das gemeine Wesen) à leur communauté (das Gemeinwesen).
Marx est celui qui accomplit la révolution de l’ontologie nécessaire pour penser la Révolution industrielle, en redéployant la philosophie à partir d’un communisme, compris comme position ontologique fondamentale qui établit en fondement la communauté des hommes en chair et en os, campés sur la terre solide et bien ronde : communisme qui s’oppose tout à la fois au théisme, à l’idéalisme, au subjectivisme et à l’individualisme. Mais qui s’oppose tout autant au matérialisme : la communauté n’est rien de matériel en effet, la matière n’est jamais que le mode d’être de ce qui fait encontre à telle communauté par les moyens d’un certain type de travail, d’un certain type de technique et dans le cadre d’un certain milieu symbolique. Une communauté se définit d’abord et avant tout par ce dont elle hérite, c’est-à-dire, comme le précise Marx dans Le 18-Brumaire, par le fantôme de toutes les générations mortes qui la hante, en quoi son essence est spectrale. Les communautés historiques se définissent ensuite par des rapports sociaux et des activités de production : les rapports sociaux ne sont pas des rapports mécaniques de cause à effet ou biologiques de stimulus à réflexe, ils passent par des médiations éthiques, juridiques, institutionnelles, idéologiques, ils sont toujours des rapports abstraits ; l’activité de production est mise en forme d’une matière à partir d’une idée préalable, et donc toujours formalisation et idéation. La communauté n’est ni matérielle ni naturelle, elle se fonde sur ce que Marx nomme une « puissance d’abstraction » (Abstraktionsvermögen) qui est la dynamique même du processus d’hominisation de l’animal-homme.
Bien loin d’être matériel, le principe, le fondement (ἀρχή) auquel parvient l’archéologie est cette puissance d’abstraction qui a fait l’être humain : l’animal qui s’abstrait de la nature et fait abstraction de son animalité. Penser l’émergence de l’humanité dans le champ d’immanence de la naturalité conduit ainsi à concevoir l’homme comme l’animal renégat, qui renie son animalité, dont la conscience se définit par la néantisation, le psychisme par la dénégation, la morale par l’abnégation : sa puissance d’abstraction est plus essentiellement puissance de négation, l’homme se défini par cette négativité, il est en cela le néguanthrope. C’est pourquoi l’archéologie ne peut en rester aux sciences positives, puisqu’elle doit expliciter le déploiement temporel de la puissance du négatif, ce qui requiert alors une logique dialectique : celle-ci cependant ne peut plus prétendre se fonder sur l’absolu de l’être et s’en déduire nécessairement (comme le faisait la dialectique métaphysique), elle doit accepter la contingence d’un accident en lequel une défaillance du vivant a ouvert la faille par laquelle la négativité a jaillit dans la totalité compacte de l’étant. Ainsi l’archéologie découvre à l’origine une faille, un abîme, c’est-à-dire l’absence de fond, elle doit assumer un principe d’an-archie : elle devient anarchéologie. La pensée rompt ainsi avec la hiér-archie métaphysique, qui croyait pouvoir tout déduire d’un fondement, pour assumer l’an-archie d’un processus de dénaturation, d’abstraction, de dématérialisation, d’idéation, de spiritualisation et de spectralisation qui a produit l’homme comme conscience et comme esprit.
L’anarchéologie doit alors se mettre en quête de l’origine de cette puissance du négatif. Sa modalité primitive est le deuil, productivité psychique issue de l’angoisse de la mort et du déni de l’absence qui fantasme la présence du disparu, intériorisation idéalisante de l’objet perdu qui instaure au cœur du sujet la crypte de la mémoire, et définit l’intériorité du sujet par la revenance des fantômes : l’esprit est originairement spectre, la spiritualité n’est autre que ce spiritisme ; une communauté se définit par sa hantise, elle relève non plus d’une ontologie mais de ce que Jacques Derrida a nommé hantologie. Dans le lent processus de l’anthropogenèse, l’apparition du rite funéraire peut alors être tenu pour le signe de l’avènement de l’homme au sens propre : le vivant hanté par la mort et possédé par les spectres de l’esprit. Toutes les communautés humaines ont ainsi vécu dans des univers fantasmagoriques en lesquels tout est esprit, y compris la terre, les plantes et les animaux.
Capitalisme et métaphysique : la cybernétique
L’Histoire s’inaugure avec la Révolution néolithique, définie — pour reprendre la distinction opérée par Vere Gordon Childe dans les années 1920 — par le passage d’une économie de « collecte de la nourriture » (Food gathering) à une économie de « production de la nourriture » (Food producing), et rendue possible par la sédentarisation — qui précède de vingt siècles l’agriculture — par laquelle les communautés ont constitué une puissance commune qu’elles ont pu exercer sur la nature. Ainsi la productivité ne s’exprime plus seulement dans le travail du rêve ou le travail du deuil, mais dans le travail de la terre, de la pierre, du bois et des métaux, qui ne produit plus seulement des fantasmes ou des fantômes, mais des objets. La Révolution néolithique institue ainsi un nouveau régime ontologique définie par la production, c’est-à-dire l’objectivation, qui installe la communauté dans l’horizon de l’objectivité, en lequel toute réalité (y compris, donc, la terre, les plantes et les animaux) est objet pour un sujet.
Avec l’avènement de la société de production, la puissance d’abstraction, la puissance du négatif qui définit l’être humain s’institue en puissance collective dominante, laquelle s’est rendue comme maître et possesseur de la nature et a inauguré le processus de son anthropisation. Puissance effectivement réelle, mais abstraite et spectrale, confusément saisie dans la hantise et comme esprit, et aussitôt divinisée : si la Révolution industrielle est la mort de Dieu, la Révolution néolithique fut la naissance des divinités.
Pour être invisible et insensible, cette puissance de production se manifeste cependant : dans l’échange de ses produits. L’échange opère en effet la réduction des qualités particulières concrètes de produits différents à une quantité universelle abstraite et homogène, il met entre parenthèses l’utilité des produits, qui définit tel objet par son rapport à tel besoin de tel sujet, au profit d’une valeur qui vaut pour tous, il manifeste ainsi ce que Marx nomme « objectivité-de-valeur » (Wertgegenständlichkeit), précisant dès les premières pages du Capital que, « à l’opposé complet de l’épaisse objectivité sensible des denrées matérielles, il n’entre pas le moindre atome de matière naturelle dans leur objectivité-de-valeur ». La valeur est immatérielle, elle est une « forme seulement idéelle » (nur ideelle Form), « résidu » qui reste de l’objet une fois délesté de tous ses caractères empiriques particuliers : elle est l’objectivité de l’objet manifestée dans son essence pure, comme produit spécifique de la puissance d’objectivation, elle est la forme phénoménale de la puissance d’abstraction qui est l’essence de la communauté de production.
En tant qu’entité formelle et idéelle, en tant que pure abstraction, la valeur est évanescente et insaisissable, et même fantomatique : elle est, dit Marx, « l’objectivité spectrale » (gespenstige Gegenständlichkeit) de l’objet : elle ne devient tangible et disponible que dans la monnaie, qui matérialise son universalité abstraite dans un petit objet particulier et concret. Si donc la puissance d’abstraction se manifeste dans la valeur, elle s’autonomise dans la monnaie, qui cristallise ainsi l’essence de la communauté dans un objet aussitôt devenu fétiche.
Tous les peuples ont usé de fétiches proto-monétaires : la monnaie au sens propre, c’est-à-dire la monnaie titrée, apparaît dans les Cités grecques du VIe siècle. Définie non plus par un poids de matière mais par une valeur nominale chiffrée, la monnaie titrée détermine la valeur par l’unité numérique, elle la détermine en tant qu’abstraction, et fait de cette abstraction le principe unique d’évaluation de tout ce qui est : l’unité numérique devient ainsi, en lieu et place de l’homme selon Protagoras, la « mesure de toute chose ». L’idéalisme métaphysique, que Platon institue précisément contre la thèse de Protagoras, en procède directement : la réduction de la diversité sensible à l’unité d’une « forme idéelle » (εἴδος) est la reprise dans l’échange théorique (le dialogue) du processus de réduction à la valeur opéré dans l’échange pratique (le commerce) ; la séparation et l’autonomisation de cette « forme idéelle » par rapport à ce dont elle est la forme reflètent l’autonomisation de la valeur dans la monnaie ; le concept d’οὐσία que Platon introduit pour définir la substance, compris comme essence universelle devenue présence constante, signifiait originairement « richesse », « fortune » ; l’Un qu’il place à la cime de sa pensée pour en faire la « mesure de toutes choses » et qu’il détermine, en tant que « Bien », comme principe de toute valeur, n’est autre que l’unité numérique fétichisée. Ainsi l’anarchéologie, non seulement destitue la structure théologique de la métaphysique, mais révèle comment son institution fut directement indexée sur l’avènement de la monnaie titrée comme institution de l’Un numérique en principe universel.
La révolution théorique opérée par Marx découvre ainsi dans la monnaie un concept ontologique fondamental : c’est sur ces bases qu’il convient d’analyser la Révolution industrielle, caractérisée par un renversement total du statut de la monnaie, qui n’est plus moyen de l’échange mais son principe et sa fin. L’originalité de l’économie industrielle est en effet de produire directement pour le marché, c’est-à-dire pour vendre et pour l’argent qui sera retiré de la vente : le processus est initié par une quantité de valeur, cette quantité de valeur est investie, cet investissement n’est qu’un moyen destiné à accroître sa quantité. Quand la valeur est principe et fin du processus, quand elle « se prend comme point de départ en tant que sujet actif (als dem aktiven Subjekt) et se rapporte à elle-même comme valeur s’augmentant elle-même », elle est Capital, et c’est l’acquis décisif du travail de Marx, qui définit le Capital comme « valeur se valorisant elle-même ». La question « Qu’est-ce que le Capital ? » reçoit ainsi une réponse claire : le Capital est « l’autovalorisation de la valeur » (die Selbstverwertung des Werts), processus d’auto-accroissement d’une quantité abstraite, qui à ce titre ne connaît aucune limite et s’élargit constamment en spirale.
« Le Capital, étant valeur, est de nature purement idéelle » (das Kapital rein ideeller Natur ist, weil Wert), insiste Marx, c’est pourquoi il est inconcevable sur les bases d’un matérialisme : il ne faut donc pas se lasser de rappeler que ce qui au XXe siècle s’est nommé marxisme n’a qu’un lointain rapport avec la pensée de Karl Marx. Profondément tributaire des catégories de l’ontologie grecque et de l’idéalisme allemand, Marx a développé une pensée critique, essentiellement définie par une phénoménologie des formes-valeurs et fondée sur un communisme ; profondément dépendant des Partis et de leurs stratégies de conquête ou de conservation du pouvoir, le marxisme fut une idéologie dogmatique, essentiellement définie par une doctrine de la lutte des classes et fondée sur un matérialisme : il est en cela resté aveugle à la question du Capital, dont Marx rappelle inlassablement qu’il est « quelque chose d’immatériel (etwas Immaterielles), d’indifférent à sa subsistance matérielle. »
Le marxisme a ainsi le plus souvent réduit le capitalisme à la domination de la bourgeoisie. Il suffit certes d’ouvrir les yeux pour constater que l’économie contemporaine est caractérisée par une exploitation massive et qu’elle instaure des inégalités sociales obscènes au sommet desquelles se reproduit une caste prédatrice irresponsable bénéficiant de tous les privilèges de l’impunité, et ce fut en effet un acquis décisif de la pensée de Marx que de mettre les antagonismes de classes au cœur du processus historique, montrant que l’Histoire de la civilisation n’était autre que celle de l’exploitation, donc de la barbarie, que chaque progrès s’est payé du prix de millions d’anonymes sacrifiés, y compris l’avènement de la philosophie dans des Cités grecques fondées sur un esclavage systémique. Mais précisément : les rapports sociaux d’exploitation sont aussi anciens que l’Histoire elle-même : ils datent de la Révolution néolithique ; traiter les problèmes de l’exploitation ou des inégalités sociales aujourd’hui, c’est aborder des problèmes qui se posaient tel quels dans la France de Philippe Auguste et la Rome de Tibère, ou dans l’Égypte de Khéops quand la monnaie n’existait même pas, c’est n’aborder ni la question du Capital ni celle de la Révolution industrielle.
Or si celle-ci est authentiquement révolutionnaire, c’est qu’elle inaugure un nouveau régime ontologique en instituant un nouveau fondement : non pas une classe sociale d’hommes en chair et en os, mais l’entité idéelle et abstraite, formelle et numérique de la valeur. Il y a Capital quand la valeur est « sujet du processus » (Subjekt des prozesses), qui dans le processus d’« autonomisation » (Verselbstständigung) de l’autovalorisation se pose comme « fondement de soi » (Grund von sich) et devient ainsi « l’instance dominante » (das Übergreifende), pouvoir, précise Marx, « dont le capitaliste est le fonctionnaire » (deren Funktionär der Kapitalist ist) : fonctionnaire servile et borné, certes grassement rémunéré, mais qui n’a d’autre fonction que de faire fonctionner l’autovalorisation en réinjectant continûment la plus-value dans la circulation. « Les fonctions exercées par le capitaliste ne sont que les fonctions du Capital lui-même, c’est-à-dire de la valeur se valorisant », répète Marx inlassablement, « le capitaliste ne fonctionne que comme Capital personnifié », le pouvoir de la bourgeoisie n’est jamais autre chose que le pouvoir du Capital : pouvoir de l’abstraction pure de la valeur que la circulation maintient en apesanteur, sans jamais la faire adhérer durablement à quelque réalité que ce soit, pas même la monnaie, qui n’est qu’un de ses supports possibles.
L’hégémonie de l’abstraction numérique ne se cantonne pas à l’économie, puisqu’elle fonde le régime de vérité contemporain, défini par une science intégralement mathématisée, axiomatisée et algébrisée : l’histoire des sciences modernes est celle d’une abstraction et d’une formalisation toujours plus grandes, l’atomisme contemporain n’est pas matérialiste (démocritéen) mais mathématique (pythagoricien), la physique quantique est un idéalisme spéculatif. Son hégémonie se manifeste aussi dans la révolution technologique caractéristique de la Révolution industrielle, qui arrache les outils de la main de l’homme pour les assujettir à ce « sujet automatique » (Automatisches Subjekt) qu’est le Capital, et met ainsi en place un système de production dont l’automatisation met en œuvre l’autovalorisation : « Le système automatique de la Machinerie est une forme posée par le Capital lui-même et qui lui est adéquate », précise Marx, le machinisme n’est rien d’autre que l’infrastructure technique du capitalisme, qui fonde le processus de production sur les modèles théoriques élaborés par la science moderne.
L’unité du capitalisme, du mathématisme et du machinisme est devenu manifeste à la fin du XXe siècle avec l’avènement de l’informatique par laquelle le code (abstrait) acquiert le pouvoir de piloter des dispositifs (concrets) en même temps qu’il fournit à ces dispositifs leur autonomie de fonctionnement : ce qui a conduit à la mise en place d’une Machinerie planétaire interconnectée et autorégulée entièrement déterminée par le numérique, à laquelle sont délégués sans cesse plus de tâche et de fonctions — de mémoire, de calcul, de surveillance, d’organisation, d’anticipation, de décision —, qui déploie une puissance toujours plus grande d’abstraction, de dématérialisation, de formalisation, d’informatisation et de numérisation, où la monnaie elle-même a rompu avec la matérialité pour devenir numérique, jeu d’écriture informatique qui procure à l’idéalité de la valeur le mode d’être qui lui est adéquat, et qui soumet les sociétés à une régulation algorithmique qui tend à disqualifier la juridiction politique.
Notre époque est ainsi caractérisée par la domination de l’Universel-Abstrait sur les particularités concrètes, de l’idéalité formelle sur la réalité matérielle, de l’objectivité pure sur les sujets en chair et en os. C’est précisément en quoi il y a authentique Révolution, qui destitue la communauté des sujets de son statut de fondement pour l’assujettir à un système des objets lui-même fondé sur l’idéalité pure autofondée de la valeur : en régime capitaliste, constate Marx, « le rapport du sujet et de l’objet est inversé », le capitalisme se définit par « l’inversion du sujet et de l’objet », et c’est cette inversion qui définit la Révolution industrielle. Le capitalisme n’est plus fondé sur l’exploitation de l’homme par l’homme mais sur l’aliénation de la subjectivité dans l’objectivité, aliénation réelle qui transfère l’essence originairement subjective de l’homme dans le système des objets, et procure à l’objet le statut de sujet : le capitalisme se caractérise, conclut Marx, par « la subjectivisation des choses et la chosification des sujets. »
Le problème du capitalisme n’est donc pas du tout celui de la domination de la bourgeoisie. Serait-ce le cas qu’il n’y aurait pas lieu de s’alarmer, il n’y aurait là rien de nouveau puisque la société de classes et les rapports sociaux d’exploitation apparaissent avec la Révolution néolithique et ont caractérisé toutes les sociétés historiques depuis lors. De ce point de vue, il y a même du progrès : la domination des bourgeois est largement préférable à celle des curés et des ayatollahs, l’actualité récente le montre tragiquement, elle montre aussi tout le prix qu’il faut accorder aux “libertés bourgeoises” et aux institutions qui nous les garantissent. Le problème du capitalisme est celui de l’avènement de « l’instance de domination » (das Übergreifende) qu’est l’unité numérique autonomisée, devenue seul gouvernail et principe universel de gouvernement : en grec κυϐέρνησις, mot à partir duquel Norbert Wiener a créé à la fin des années 1940 le concept de cybernétique. Il est possible de définir le régime ontologique inauguré par la Révolution industrielle par la cybernétique, compris comme hégémonie totalitaire du numérique, qui rompt avec l’objectivisme — où tout est objet pour un sujet — au profit d’un numérisme — où tout est data pour un calcul — : ainsi l’anthropogenèse caractéristique de la Préhistoire et l’anthropisation caractéristique de l’Histoire sont-elles dépassées par un processus de cybernétisation qui laisse pressentit l’avènement de celui que Henri Lefebvre dans les années 1960 avait nommé le cybernanthrope.
Un tel événement reste inaccessible au grossier bon sens, inaccessible également aux sciences positives, il ne peut être saisi que par la philosophie. Celle-ci en effet, sous la forme de la métaphysique, fut une pensée de l’hégémonie cybernétique de l’Un — qui « gouverne (κυϐερνῆσαι) tout à travers tout » disait déjà Héraclite — et a ainsi élaboré la logique et les catégories permettant de concevoir sa toute puissance. Or sa déconstruction archéologique découvre sa fondation originaire sur les processus d’abstraction réelle opérés dans l’immanence des pratiques par l’avènement de la monnaie titrée : la métaphysique, en tant que fétichisme de l’Un conçu comme principe universel, mesure de toute chose et démiurge du cosmos, a d’emblée pensé la monnaie dans sa fonction-Capital, et c’est pourquoi la destitution de la métaphysique initiée dans la Critique de la raison pure trouve son plein achèvement dans une critique de l’économie politique : Le Capital. Certains de ses lecteurs, dès 1867, ont reproché aux analyses du chapitre 1 du livre I d’être métaphysiques : ce n’est pourtant pas la pensée de Marx qui est métaphysique — elle en est la plus radicale démystification —, c’est le dispositif de production capitaliste, entièrement fondé sur la logique spéculative de l’autoproduction de l’idéalité numérique par la médiation et la subsomption de toutes les réalités concrètes.
Notre époque peut alors être conçue, à la suite de Heidegger, comme « accomplissement de la métaphysique », qui en effet non seulement nous soumet à la puissance cybernétique et démiurgique de l’Un — le Capital —, mais nous installe en outre dans un dualisme platonicien, où le monde sensible de notre vie concrète est doublé par et soumis au lieu intelligible d’un cyberespace fait de paradigmes numériques que les écrans ont pour fonction de manifester : le concept de métavers qui s’est imposé pour le désigner officialise son statut métaphysique. Parce qu’il a opéré au préalable la démystification de la métaphysique, Marx n’y trouve alors pas matière à se réjouir, comme le font tous les ravis de la cybercrèche numérique, mais bien plutôt de quoi s’alarmer : refonder les idéalités sur des processus immanents aux pratiques humaines, renoncer à y voir des donnés pour y reconnaître des produits, c’est en effet y reconnaître le résultat de processus de dématérialisation, d’épuration et de sublimation pour finalement découvrir que la réalité de l’abstraction est la destruction. En tant qu’il a pour finalité l’abstraction, le capitalisme n’est pas un mode de production : c’est un mode de destruction, dans une spirale dont chaque nouvelle rotation élargit le champ de dévastation. Il ne produit qu’une chose : l’entité abstraite de la valeur, tout le reste est moyen, destiné à être englouti dans la cornue du marché pour en retirer le même sublimé identique ; tout produit concret est voué à l’obsolescence, toute marchandise est déchet en sursis. Dès 1867 Marx caractérisait le capitalisme par un « processus de destruction » (Zerstörungsprozeß), thèse alors inaudible dans un contexte dominé par l’idéologie bourgeoise du progrès qui ne fut jamais qu’une sécularisation de la doctrine théologique de la providence, mais l’Histoire depuis lors n’a fait que confirmer : inauguré par la Première Guerre mondiale, mobilisation totale pour la destruction totale qui a imposé à des millions d’hommes de se sacrifier pour rien et pour rien d’autre que ce rien, le XXe siècle a déchaîné une logique destructrice qui en ce début de XXIe siècle entame sa phase finale : le Global Assessment Report 2022 publié le 26 avril dernier par le Bureau des Nations Unies pour la Réduction des Risques de Catastrophe affirme que « l’humanité est entrée dans une spirale d’auto-destruction » (a spiral of self-destruction).
Révolution et catastrophe
La philosophie aujourd’hui ne procède plus de l’étonnement, comme au temps des Grecs, mais de l’effroi : cet effroi lui impose alors une tâche qui est aussi un fardeau, concevoir l’événement susceptible de conjurer un tel danger. Ce danger est celui sans précédent que fait peser sur l’humanité la Révolution industrielle, l’événement susceptible de le conjurer relève lui aussi de la Révolution, urgence de notre temps avec ce que l’on a pris l’habitude de nommer par pudeur la « transition écologique » : mais il s’agit bien par là de désigner un changement complet du mode de production, de consommation et de circulation, changement mondial et rapide, en quoi c’est bien le concept de Révolution qui permet de penser l’événement en question — ainsi António Guterres appelait en mars 2021 à « une véritable révolution, une refondation complète de notre rapport à la nature et au vivant. »
La question de la Révolution est la question centrale de notre époque : tous les penseurs lucides y ont vu un processus conduisant l’humanité à la catastrophe, tous ont tenté de concevoir l’événement susceptible de l’éviter. Nietzsche a voulu fonder l’an I d’une nouvelle Histoire pour en finir avec le nihilisme platonico-chrétien, Husserl a formulé le projet de renverser la rationalité formelle de la science contemporaine pour la refonder dans le monde de la vie, Heidegger a vu dans la technique machinique le « danger de l’anéantissement de l’essence de l’homme » et à conçu la nécessité de l’institution d’un nouveau régime ontologique par la production (ποίησις) d’une nouvelle essence de la vérité. Tous ont échoué. De façon inoffensive chez Husserl, qui n’a fait qu’initier un nouveau courant de la littérature philosophique, tragique chez Nietzsche, qui a sombré dans la folie qu’on enferme, et catastrophique pour Heidegger, qui savait que sa poétique de la vérité ne pouvait se contenter de méditations de poèmes de Hölderlin ou de Rilke et a compris qu’elle requérait un peuple, un Parti, un État, un chef qu’il a alors aberremment cru trouver dans le national-socialisme où il a abîmé sa pensée.
Mais si la spirale d’autodestruction qui menace aujourd’hui l’humanité n’est autre que le plein déploiement de la spirale d’autovalorisation qui définit le Capital, alors la Révolution destinée à nous en sauver est celle que Marx a voulu préparer. Le capitalisme est authentiquement révolutionnaire en ce qu’il inverse les rapports des sujets et des objets, du concret et de l’abstrait, et destitue la communauté de son statut de fondement pour la soumettre à l’objectivité dont il déchaîne la puissance d’abstraction : d’où la nécessité d’une autre Révolution destinée à destituer le Capital de son statut de sujet pour instituer la communauté humaine en fondement réel. Et conscient de l’être : avec la Révolution néolithique la communauté humaine s’institue en fondement, sans jamais se savoir comme telle puisqu’elle a d’emblée saisi sa propre puissance comme une entité étrangère qu’elle a nommé Dieu et à laquelle elle s’est soumise. Notre époque est alors crise en ce qu’elle nous place face à l’alternative : passer de l’aliénation formelle à l’Un (la religion) à l’aliénation réelle (la cybernétique), ou bien surmonter définitivement toute aliénation pour ouvrir au « vrai royaume de la liberté » (das wahre Reich der Freiheit).
C’est ainsi que se définit la Révolution communiste, qui n’est autre que la réappropriation par la communauté des sujets de son essence aliénée dans l’objectivité. Elle ne saurait donc se réduire au remplacement de la bourgeoisie par le prolétariat comme classe dominante : le danger est inhérent à un dispositif machinique planétaire dont la logique est celle de la destruction, que ce dispositif soit géré par les uns ou par les autres ne changerait rien à sa destructivité, ce dispositif n’est de toute façon et par principe géré que par des technocrates qui ne sont pas ses maîtres mais ses servants. Marx répète ainsi que bourgeois et prolétaires sont pareillement aliénés, pareillement soumis au Capital qui est l’unique « sujet dominant » (übergreifende Subjekt) : l’enjeu de la Révolution n’est pas de libérer le prolétariat de la domination de la bourgoisie, mais de libérer la communauté humaine tout entière de son assujettissement cybernétique à la Machinerie capitaliste et sa spirale de destruction. La bourgeoisie n’occupe aucune position de maîtrise : tout au contraire, selon une formule frappante du Manifeste du parti communiste, elle « ressemble au sorcier qui ne sait plus dominer les puissances infernales qu’il a invoquées », elle est « l’agent veule et sans résistance » du Capital. C’est alors précisément ce qui la distingue du prolétariat. Si bourgeois et prolétaires sont pareillement soumis au Capital, cette soumission prend en effet deux formes opposées : les bourgeois jouissent de leur aliénation, les prolétaires en souffrent, la prolétarisation crée alors une classe lucide sur les dangers du capitalisme qui a toutes les raisons de le renverser, alors que la condition des bourgeois les installe dans la suffisance et le déni, et la volonté de ne rien changer. La différence essentielle entre bourgeois et prolétaires n’est pas celle qui existe entre maîtres et serviteurs, mais celle qu’il y a entre collabos et résistants, deux rapports antagoniques à une même puissance de domination.
D’où la légitimité et la nécessité des luttes sociales qui résistent pied à pied aux mesures collaborationnistes de ceux qui œuvrent à la croissance et ne sont en cela rien d’autres que les fonctionnaires de la destruction : mais la Résistance n’est pas la Révolution. Les stratégies qui en sont restées au niveau étroit des rapports de classes sans prendre en vue le fonctionnement du dispositif dont ces classes ne sont que des fonctions n’ont jamais déclenché aucune Révolution : elles ont déclenché des guerres civiles et mis en œuvre des politiques d’Épuration, et ce sans rien changer en quoi que ce soit à la logique destructive d’un dispositif industriel dont elles n’ont fait que déchaîner la puissance — caractéristique du bolchevisme dans tous ses avatars, qui tout au long du XXe siècle a fait de la Révolution une force supplétive de la destruction. Tragédie du destin de Marx, et tragédie inévitable : le niveau d’analyse du Capital, comparable à celui du Sophiste, de la Critique de la raison pure et de la Phénoménologie de l’Esprit, le destine à des universitaires, à ceux qu’Antonio Gramsci nommait les « fonctionnaires de la superstructure », qui ne peuvent qu’y opposer une fin de non recevoir, son propos, la critique radicale et le renversement de cette superstructure, le destine à des exploités que leur exploitation a dépossédé des moyens de le lire. Aporie de la philosophie aujourd’hui : l’événement en cours est d’une complexité inouïe, la philosophie est nécessaire pour le penser, mais elle ne peut alors que proposer des analyses âpres, difficiles et complexes, qui, réduites à des idées simples, ne peuvent que conduire à des catastrophes.
Il faut alors — à l’heure où l’on écrit ces lignes — prendre acte de l’échec de la Révolution. Marx au XIXe siècle avait vu au cœur du capitalisme une spirale de paupérisation et de prolétarisation dont la logique devait produire une masse toujours plus grande de résistants, menant ainsi le système au point de bascule où se produit le « renversement historique » (die geschichtliche Umkehr) qui définit la Révolution : le prolétariat avait ainsi pour mission de se constituer en communauté et de s’instituer en sujet en lieu et place du Capital. Mais le XXe siècle s’est inauguré en juillet 1914 par le renoncement de l’Internationale à imposer la paix par l’union européenne des travailleurs qui les a réduit au rang de matière première d’un processus de destruction caractérisé par la production d’une masse toujours plus grande de cadavres, de mutilés et de traumatisés, il s’est continué avec la société de consommation qui a permis d’éradiquer toute opposition au capitalisme par la production d’une masse toujours plus grande de consommateurs, lesquels, bien loin d’être résistants, se font militants du consumérisme, il s’est poursuivi avec la société du spectacle, production d’une masse toujours plus grande de spectateurs captivés et ainsi maintenus en captivité. Marx fondait son espoir révolutionnaire sur une spirale de désaliénation : c’est l’inverse qui s’est produit ; la puissance d’aliénation que le dispositif déploie par l’intermédiaire de ses écrans est même parvenu à numériser la socialité même et remodèle sous nos yeux des générations sur laquelle les institutions éducatives n’ont plus aucune prise. Bien loin d’être révolutionnaire, l’antagonisme au dispositif capitaliste prend alors aujourd’hui dans les populations exploitées la forme réactionnaire d’un retour à la théologie politique médiévale : refuge dans la fantasmagorie religieuse par quoi l’aliénation réelle à l’Un est catastrophiquement redoublée par l’aliénation formelle, volonté fanatique d’illusion et de soumission qui est pure et simple capitulation. La « spirale d’auto-destruction » tourne à plein régime cependant, il fait chaud et de plus en plus chaud, le désert croît, l’air est irrespirable, les forêts sont en flammes et les vivants agonisent : le point de bascule imminent aujourd’hui n’est pas celui qui enclencherait la Révolution, c’est le tipping point par lequel les climatologues désignent l’emballement irrémédiable du système climatique mondial. Mais il y a bien là auto-destruction, et c’est ce que le concept d’Anthropocène nous impose d’assumer : cette puissance du négatif, c’est la nôtre, à nous, les néguanthropes, la catastrophe en cours n’est pas hétérogène, elle est le déchaînement illimité d’une négativité qui nous définit en notre essence, négativité que l’alchimie de la Révolution aurait eu pour mission de transmuer en liberté. La lucidité conduit ainsi en dernière instance à concevoir l’apparition même de l’homme au sein de la nature comme déferlement anarchique d’une puissance de négation, un accident, un déraillement, une aberration : une catastrophe. Une telle lucidité paraît monstrueuse, impossible, insoutenable, elle fut celle de Paul Valéry, qui dans une conférence intitulée Le Bilan de l’intelligence avait envisagé cette hypothèse dès 1935 : « Toute l’histoire humaine, en tant qu’elle manifeste la pensée, n’aura peut-être été que l’effet d’une sorte de crise, d’une poussée aberrante, comparable à quelqu’une de ces brusques variations qui s’observent dans la nature et qui disparaissent aussi bizarrement qu’elles sont venues. Il y a eu des espèces instables, et des monstruosités de dimensions, de puissances, de complication, qui n’ont pas duré. Qui sait si toute notre culture n’est pas une hypertrophie, un écart, un développement insoutenable, qu’une ou deux centaines de siècles auront suffit pour épuiser ? »