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Key Points
  • Dès le début des émeutes en octobre 2021, le gouvernement tadjik a isolé la province du reste du monde en coupant l’accès à internet et aux principaux moyens de communication externe puis a procédé à une série d’arrestations d’opposants et menacé les journalistes locaux de représailles couvrant les incidents.
  • Dans la petite ville de Rushan, 21 manifestants ont perdu la vie. Préalablement, le 16 mai lors du sommet de l’Organisation du traité de sécurité collective à Moscou, Rahmon s’est assuré du soutien de Vladimir Poutine dans la répression sanglante de la population ismaélienne du plateau du Pamir.
  • La Chine est devenue le principal investisseur et créancier du Tadjikistan depuis les années 2010 (47,5 % des investissement direct en 2017).
  • Certains observateurs alertent sur la possibilité de Pékin de faire miroiter des prêts avantageux à un État pauvre et sous-développé ayant une élite politique prédatrice afin de récupérer des actifs dans les infrastructures du pays si ce dernier n’est pas en mesure d’honorer les délais de remboursement.

Depuis l’automne 2021, des manifestations ont lieu dans la région de Gorno Badakhshan (GBAO) au Tadjikistan, province englobant plus de 40 % du territoire, bordant les territoires afghan, chinois et kirghiz et majoritairement peuplée d’ismaéliens (226 900), groupe culturel et linguistique minoritaire dans ce pays enclavé de l’Asie centrale qui subit des violations des droits humains et des discriminations en matière d’emploi et de logement depuis l’indépendance du Tadjikistan (1991) alors que cette région suscite l’intérêt croissant de la Chine pour les investissements dans les secteurs minier et routier1

Une répression directe et disproportionnée  

Dès le début des émeutes en octobre 2021, le gouvernement tadjik a isolé la province du reste du monde en coupant l’accès à internet et aux principaux moyens de communication externe puis a procédé à une série d’arrestations d’opposants et menacé les journalistes locaux de représailles couvrant les incidents. Ainsi, quatre journalistes notamment de Radio Ozodi ont été battus par les forces de sécurité alors que les caméras de l’un d’entre eux ont été confisquées.

Les derniers troubles meurtriers dans la région ont eu lieu après que les autorités ont rejeté une liste de doléances de la population locale portant sur les carences endémiques de développement socio-économiques de la région. Le 18 mai, le président Rahmon a ordonné la dispersion des manifestants. Les forces de l’ordre ont tiré à balles réelles sur la foule, faisant 27 morts à Khorog, chef-lieu de GBAO, selon des sources locales. Dans la petite ville voisine de Rushan, 21 manifestants ont perdu la vie. Préalablement, le 16 mai lors du sommet de l’Organisation du traité de sécurité collective à Moscou, Rahmon s’est assuré du soutien de Vladimir Poutine dans la répression sanglante de la population ismaélienne du plateau du Pamir.

Ce n’est pas la première fois que le gouvernement central châtie violement sa population du GBAO. En effet, suite à la Guerre civile au Tadjikistan entre 1992 et 1997 (50 000 morts et 1.2 millions de personnes déplacées) ayant vu l’auto-proclamation de l’indépendance territoriale du Gorno Badakhshan par l’Opposition Tadjike Unie finalement défaite avec le soutien de la Russie, les années 2010, ont été marquées par de violents heurts entre les forces de sécurité tadjikes et les civils armés pamiris réclamant plus de droits dans la gestion des affaires de la province, conflit larvé conduisant au sein de la population pamirie à des dizaines de morts et des centaines d’arrestations.

Marginalisation et vexation délibérée des Pamiris 

Selon les déclarations officielles du gouvernement du Tadjikistan, l’origine de la crise actuelle est liée aux affrontements ayant eu lieu après que quelques 200 personnes faisant partie de «  groupes criminels organisés et terroristes  » ont bloqué la route reliant la capitale tadjike à Khorog. Toutefois, cette protestation populaire a en réalité, pour origine l’inégale répartition des revenus de l’exploitation des mines de pierres précieuses, principale ressource naturelle de la province. Les bénéfices des ventes sont canalisés par les cercles de pouvoir et d’affaires à Douchanbé alors que la région ne reçoit en contrepartie, que des subventions minimes. Qui plus est, un Pamiri ne peut obtenir un permis d’exploitation de pierres précieuses dans la région, Douchanbé se prémunissant ainsi de toute concentration de richesse aux mains de chiites ismaéliens. En effet, contrairement au reste du pays dont la population est sunnite hanéfite, les Pamiri dans le GBAO sont majoritairement chiites ismaélite et ne partagent donc ni la même religion ni la langue que les autres habitants du pays. Ainsi, les Pamiris n’ont pas le droit d’exprimer publiquement leur identité régionale sous peine de poursuites pour séparatisme. De plus, les principaux hauts fonctionnaires en poste au GBAO proviennent d’autres régions du pays alors que les Pamiris sont nommés à des positions souvent secondaires à Douchanbé afin de neutraliser toute formation d’élite organisée au niveau locale.

Le mouvement de protestation est donc à la base de nature sociale, tandis que tous ses leaders pamiris locaux prennent traditionnellement leurs distances avec l’opposition politique. Le principal chef d’opposition ismaélien, Mamadbokir Mamadbokirov, un Colonel de la Police aux Frontières, s’est joint aux manifestations, bien qu’ayant dédié toute sa carrière à l’État tadjik, afin de dénoncer les atteintes aux droits fondamentaux des ismaéliens dans la région de Pamir. La réaction des forces spéciales a été sans équivoque  :  le 22 mai, Mamadbokir Mamadbokirov a été assassiné par des hommes en uniforme aux coté de Sina, autre figure ismaélienne locale alors que Khurshid a été blessé par armes à feu. Ainsi, les trois personnalités de cette région ayant exprimé pacifiquement leur revendication, ont été mis hors d’état nuire en une seule intervention des forces spéciales tadjikes.

Préalablement, en novembre 2021, le procureur de district de Shughnon a fait des avances déplacées à une jeune femme pamirie qui rencontrait des difficultés pour la délivrance d’un passeport, en lui demandant des faveurs sexuelles en échange de la résolution rapide de la procédure administrative. La jeune femme, issue d’un milieu patriarcal, où l’honneur et la dignité sont considérés comme des valeurs sacrées, s’est plainte auprès de la police qui a classé l’affaire sans suite. Gulbuddin Ziyobekov, un activiste et sportif pamiri de 26 ans, a demandé des explications au procureur sur son comportement indigne. Quelques jours plus tard, selon les sources locales, Ziyobekov a été assassiné par les forces de l’ordre tadjiks pour avoir osé demander publiquement des comptes à un représentant du pouvoir. Ces évènements ont été un catalyseur dans le début de la révolte de novembre 2021 au GBAO dénonçant les violences et l’inertie des forces de police locales quant à la conduite de l’enquête criminelle.

Argentier chinois

La Chine est devenue le principal investisseur et créancier du Tadjikistan depuis les années 2010 (47,5 % des investissement direct en 2017). De nombreux prêts ont été accordés à des taux préférentiels, en échange de l’octroi de licences aux sociétés chinoises pour l’exploitation des mines de pierres précieuses dans le GBAO, de la construction des routes, d’aéroports ou encore de la fabrication du ciment. Ainsi, dans le cadre de l’exploitation du gisement d’argent de Yakdjilva, dans le district de Mourghab, quatrième plus importante mine d’argent au monde, Douchanbé a exonéré la société chinoise Kashgar Xinyu Dadi Mining Investment Limited d’impôt sur le revenu, de TVA et de droits de douane lors de l’importation des équipements et des matériaux d’extraction ainsi que pour l’autorisation de l’installation de la main d’œuvre chinoise. Le caractère opaque des négociations et des accords en résultant et le manque de données sur les prêts consentis laissent à penser que la délivrance des licences a été octroyée dans un cadre corruptif, en dehors des règles d’une économie de marché et de l’inexistence d’appel d’offres. 

Certains observateurs alertent sur la possibilité de Pékin de faire miroiter des prêts avantageux à un État pauvre et sous-développé ayant une élite politique prédatrice afin de récupérer des actifs dans les infrastructures du pays si ce dernier n’est pas en mesure d’honorer les délais de remboursement, un scénario qui a été brandi au Kenya en 2018 lorsque Nairobi s’est retrouvé dans l’incapacité de rembourser ses dettes à la Chine. Toujours est-il, que la population pamirie ne profite aucunement des entrés d’argent chinois. En effet, lors de la rétrocession de 1222 km² de territoire tadjik dans le GBAO à la Chine en 2011, le statut d’autonomie de la région aurait techniquement nécessité l’approbation de la population locale par le biais d’un vote qui n’est jamais survenu. Dix ans plus tard, malgré des investissements massifs chinois dans la région et la mise en place des routes de la soie, la population majoritairement ismaélienne du Gorno Badakhshan vit encore dans la misère et le sous-développement.

Sources
  1. L’auteur de ce texte signe sous pseudonyume