La première guerre du métavers
« Le métavers rendra la guerre ludique pour stimuler le désir des gens de participer ; ce à quoi nous assistons en Ukraine aujourd’hui en est une version bêta. » Selon Shi Zhan, si Zelensky a déjà gagné la bataille de l'image face à Poutine, c'est que les Ukrainiens ont compris que se jouait la première guerre de l'ère du métavers. Nous traduisons sa perspective, aux accents dystopiques, introduite par David Ownby.
- Auteur
- David Ownby •
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- © Ukrainian Presidential Press Office via AP
Né en 1977, Shi Zhan est professeur de science politique et de relations internationales et directeur du World Politics Research Center à l’Université chinoise des affaires étrangères. Le travail de ce jeune universitaire très prolifique est intéressant à plusieurs égards. D’abord dans le questionnement des notions traditionnelles de ce que signifie « la Chine », mais aussi dans l’observation de l’impact des algorithmes et du métavers sur l’économie mondiale et la puissance des États-nations. Pour une introduction au travail de Shi, on pourra se reporter à la courte recension que j’ai écrite de son livre le plus récent 隔离,信任与未来 (Sortir du cocon, l’isolement, la confiance et l’avenir, Changsha : Hunan Wenyi Chubanshe, 2021).
Le texte que nous traduisons ici a été posté pour la première fois sur le compte WeChat de Shi Zhan – à destination, donc, de ses abonnés. Il a ensuite été republié sur le site Exploration et Vues libres, journal de dimensions importantes à l’audience substantielle. Le premier intérêt de ce texte est donc qu’il ne fait pas partie de la catégorie des publications qui auraient réussi à échapper à la censure chinoise. Au contraire : les éditeurs d’une publication importante ont jugé bon de le publier en considérant que ce que Shi avait à dire intéresserait les lecteurs. À la lecture, ce point invite à la réflexion tant Shi semble pousser loin sa thèse de l’interaction des mondes hors ligne et en ligne.
Comme un certain nombre d’autres textes qui ont émergé en Chine à la suite de l’invasion de l’Ukraine, la publication de Shi Zhan n’entre pas directement dans le cadre utilisé par le régime et ses organes de propagande pour aborder cette question. Il ne défend ni ne condamne aucune des deux parties. Shi envisage la guerre depuis la perspective des plateformes et des réseaux, en observant les interactions du monde en ligne et du monde hors ligne dans la bataille et l’image renvoyée par la guerre, en particulier par l’image de Zelensky. Ces observations le conduisent à cette conclusion étonnante : par l’organisation de sa résistance, l’Ukraine aurait compris comment seront gagnées les guerres futures à l’ère du métavers.
La guerre russo-ukrainienne se déroule à la fois en ligne et hors ligne, les deux dimensions étant fortement intégrées et se façonnant mutuellement, avec la caractéristique d’être profondément mise en réseau. On pourrait dire qu’il s’agit simplement d’une guerre du métavers – truffée de métaphores.
Le mot que Shi utilise ici est 分布式, qui signifie littéralement » distribué « , comme dans « calculé distribué ». « Connecté » ou « en réseau » semble ici avoir plus de sens.
Dans mes billets les plus récents (« La performance, c’est la guerre », « Tout le monde est un talk-show », « Une époque où il faut jouer cartes sur table »), j’ai expliqué à plusieurs reprises comment la participation en réseau de l’ère des réseaux sociaux fait de la guerre une expérience individuelle – et non plus collective – ce qui implique une redéfinition de la guerre. Cela transforme aussi la politique. En termes de réseaux sociaux, la performance interactive bidirectionnelle de Zelensky dans un petit théâtre était meilleure que la performance unilatérale et centralisée de Poutine sur grand écran, car lorsque Zelensky a mis en scène sa pièce pour le monde entier, il a fait de la guerre un processus que ses fans pouvaient suivre. C’est une métaphore du métavers.
Dans un tel scénario, le pouvoir des valeurs devient plus important que jamais. À première vue, les valeurs semblent n’être que des mots, comme des bulles flottantes, mais ce sont précisément les valeurs qui guident l’ordre en réseau qui peut atteindre des individus qui n’auraient jamais eu la chance de se rencontrer hors ligne, les mobiliser en ligne dans différentes formes d’action collective, les transformer en une force qui est à la fois partout et nulle part, remodelant constamment les limites comportementales des parties impliquées (j’ai analysé ce phénomène dans mon billet « Un âge pour jouer cartes sur table » à travers différents exemples), ce qui est sans précédent. Beaucoup de gens pensent que le métavers n’est qu’un gadget, rien d’autre qu’un courant d’air chaud, mais ils ne comprennent pas qu’à l’ère des réseaux, la puissance de cet « air chaud » est plus grande que celle de notre imagination traditionnelle. L’ère du métavers est construite sur cette base et va réorganiser notre compréhension traditionnelle d’éléments aussi fondamentaux que l’eau, la terre et le feu.
La communication en réseau a renforcé le rôle des valeurs – à travers le story-telling qui accompagne la distribution des images et à travers la ludification du conflit, qui encourage à la participation et la mobilisation à travers l’ensemble du réseau.
Le vice-premier ministre ukrainien et ministre de la transformation des données, Mykhailo Albertovych Fedorov (né en 1991), âgé d’une trentaine d’années, était propriétaire d’une société de marketing sur Internet avant d’entrer en politique et connaît parfaitement les techniques de communication en réseau. Ce qui semblait au départ être un choix étrange de la part de Zelensky s’est avéré être un coup de maître dans la guerre des métavers. Fedorov est extrêmement imaginatif et comprend comment utiliser les réseaux sociaux pour transformer la tragédie en comédie, comment ludifier ce qui se passe réellement, en suivant la logique de base de la communication dans le métavers. Passons en revue quelques exemples.
Volodymyr Zelensky se trouve au cœur du champ de bataille de Kiev, mais il peut s’adresser au Congrès américain, au Parlement européen et à d’autres, obtenant ainsi un énorme soutien sans faire un pas en dehors de la capitale, ce qui constitue en soi une sorte d’intégration des réalités en ligne et hors ligne à la manière d’un métavers. Une brève vidéo publiée après son discours devant le Congrès américain mettait en contraste la beauté de la ville de Kiev avant la guerre et la misère actuelle, ce qui, ajouté à la musique de fond émouvante, traduisait brillamment la tragédie en cours en termes artistiques.
Selon Shi, les moyens de communication en réseau ont le pouvoir de faire de la guerre une expérience individuelle, car les images de champs de bataille peuvent arriver directement dans les smartphones de n’importe qui, sans aucune forme de médiation de la part des gouvernements ou des médias. Ce n’est certainement pas la première fois qu’une telle chose se produit, et on a beaucoup parlé du pouvoir des réseaux sociaux dans les diverses révolutions de couleur qui ont eu lieu au cours des dernières décennies. Cela dit, l’administration de George W. Bush avait en son temps interdit les photographies des cercueils des soldats américains morts à la guerre en Irak, ce qui n’était qu’un effort parmi tant d’autres pour contrôler les images et le récit de la guerre. Les communications en réseau permettraient de « mettre cartes sur table », selon la description pertinente de Shi, et pourraient finalement rendre obsolète la stratégie de messages télévisés à sens unique employée par la Russie.
Cela m’a rappelé des photographies que j’avais vues auparavant, des images prises par des photojournalistes ukrainiens de députés se battant dans le bâtiment du parlement, et dont quelqu’un a dit qu’elles lui rappelaient Le Caravage, ce qui en dit long sur la vision artistique des Européens de l’Est. À l’ère du métavers, l’utilisation de la tension des formes artistiques pour transmettre des représentations, tout en employant les médias sociaux pour obtenir une circulation virale, permet de transmettre l’essence d’une question, ce qui est une capacité clef. J’en ai discuté en détail dans mon récent billet intitulé « La représentation comme essence, la performance comme guerre ».
La référence aux tableaux du Caravage pourrait faire référence à une tendance Reddit, étudiée dans un article du Guardian.
Le principe du métavers est de ludifier (gamify) la réalité. Les jeux sont une force motrice puissante dans la nature humaine. L’utilisation de méthodes de ludification peut inciter des foules immenses à construire l’ordre du métavers à faible coût et en réseau. La compétition est également un puissant moteur de la nature humaine, et la guerre est la forme ultime de compétition. Le métavers va donc ludifier la guerre pour stimuler le désir des gens de participer ; ce à quoi nous assistons en Ukraine aujourd’hui en est une version bêta.
Le fait de ludifier la guerre de cette manière incite encore plus de gens à réfléchir et à participer en réseau. Un artiste de Chicago a créé des figurines Lego de Zelensky qui sont vendues en ligne afin de récolter des fonds pour l’Ukraine. Il est probable qu’on voit se multiplier ce genre d’initiatives, et tous les jeux auxquels les gens jouent diffuseront subrepticement certaines valeurs, modifiant inconsciemment la compréhension du monde par les gens, repoussant les limites de la légitimité de divers comportements – exactement ce que fait le métavers.
Le métavers n’est pas seulement un monde parallèle en ligne, il existe plutôt comme une intégration de mondes en ligne et hors ligne qui se construisent mutuellement. Si l’on en revient à la dimension hors ligne de la guerre du métavers entre la Russie et l’Ukraine, la nature en réseau du métavers se reflète de diverses manières.
Tout d’abord, l’Ukraine fait la guerre d’une manière très différente de celles du passé. Au cours des réformes militaires de ces dernières années, le ministre ukrainien de la défense, Oleksii Reznikov (né en 1966), a dissous les unités de combat au-dessus du niveau du bataillon, de sorte que les unités de combat de base sont devenues extrêmement dispersées et aplaties, et il a en même temps considérablement renforcé les capacités de numérisation et de renseignement du système de commandement.
Le système de commandement de l’armée ukrainienne est comme une super plateforme, soutenue par des informations aérospatiales intégrées, sur la base desquelles les petites unités de combat dispersées sont déployées dans des attaques flexibles, utilisant des missiles guidés Javelin et Stinger, qui coûtent des centaines de milliers de dollars, pour abattre des chars et des avions russes valant des millions, voire des dizaines de millions de dollars. L’armée ukrainienne fait tout son possible pour éviter les batailles frontales concentrées, et mène plutôt la guerre de manière dispersée et fragmentée, une guerre hautement asymétrique de David contre Goliath. Les opérations internes de l’armée ukrainienne sont à faible coût et à faible approvisionnement en termes de champ de bataille, mais à coût élevé et à haute technologie en termes de système de commandement de la guerre ; la situation de l’armée russe est exactement l’inverse.
Les concepts qui sous-tendent cette nouvelle méthode de guerre – dispersée, numérisée, en réseau et intelligente – font paraître maladroites et dépassées les méthodes de la Russie, à savoir mener une guerre à grande échelle, à l’image des tactiques de la Seconde Guerre mondiale. L’organisation de l’armée ukrainienne la rend totalement inadaptée aux guerres étrangères, mais hautement appropriée aux guerres locales d’autodéfense, et les philosophies militaires et politiques qui la sous-tendent sont en accord avec les valeurs en réseau, dans lesquelles le hors ligne et l’en ligne se rejoignent aux niveaux conceptuel et organisationnel, qui sont à leur tour soutenus par des plateformes numériques et de haute technologie en ligne et hors ligne. La technologie en elle-même est neutre, mais certaines caractéristiques de certaines technologies entrent souvent en résonance avec des orientations de valeurs ou des logiques organisationnelles particulières, facilitant ainsi la diffusion de valeurs et de formes organisationnelles spécifiques, comme on l’a vu à maintes reprises dans l’histoire, et le métavers d’aujourd’hui n’en est qu’un autre exemple.
La communication en réseau, métaverselle, selon Shi, encouragerait des choix stratégiques intelligents dans l’affrontement de David contre Goliath, du moins dans cette guerre. Il n’est pas le premier commentateur à mettre en relief le contraste entre une stratégie ukrainienne fondée sur l’agilité tactique et le style très Seconde guerre mondiale de l’armée russe. C’est là le message final que Shi Zhan semble vouloir véhiculer à ses lecteurs : prenez parti pour les Ukrainiens, non pas parce qu’ils seraient du bon côté – mais parce qu’ils sont les plus intelligents.
Cette logique organisationnelle permet également de mobiliser pleinement la population. J’ai récemment lu quelque chose – qui doit encore être vérifié – selon laquelle l’Ukraine aurait lancé une application que le public peut utiliser pour photographier les troupes russes qu’il voit, permettant à l’application de télécharger leur emplacement et donc à l’armée ukrainienne de réagir. Encore une fois, je ne sais pas si c’est vrai ou non, mais si c’est vrai, c’est extrêmement « metaversel », dans le sens où l’en ligne et le hors ligne sont complètement mis en réseau, plaçant l’armée russe face à des forces qui sont partout et nulle part, et qui sont difficiles à combattre. Donc, même si l’application n’existe pas encore, il y a de fortes chances qu’elle finisse par exister.
Une autre information : deux étudiants américains, dont les noms semblent provenir d’Europe de l’Est, bien que je ne sois pas sûr qu’ils soient ukrainiens, auraient développé un site web permettant aux réfugiés ukrainiens et aux familles européennes désireuses de les accueillir de se retrouver rapidement. C’est une sorte d’Airbnb en temps de guerre, sauf qu’elle transforme la gig economy en gig disaster-relief, dans lequel les valeurs du réseau peuvent devenir une grande motivation pour les gens à s’impliquer.
L’expérience en ligne peut modifier les limites du comportement, mais c’est encore dans le monde hors ligne que les choses se passent. La guerre est loin d’être terminée et il ne nous reste qu’à observer et attendre. Il en va de même pour le futur métavers, dans la mesure où le monde en ligne redéfinira le monde hors ligne, même si le monde en ligne ne peut échapper aux diverses réponses et contraintes du monde hors ligne – le processus est bien mutuellement constitutif. En ce sens, la guerre russo-ukrainienne peut être considérée comme une version bêta du futur, un futur très métaversel.
Les temps changent.