De nouvelles fictions rurales en Europe

Quand l'actualité européenne et mondiale semble imposer de nouvelles explorations esthétiques hors des sentiers battus de l'autofiction, des romans comme celui de Baltasar proposent un retour à une riche tradition tout en ayant une grande contemporanéité. C'est un mouvement qui ne cherche plus les terres promises ou les paradis perdus, mais qui met l'accent sur le désenchantement et la solitude.

Eva Baltasar, Mamut, Literatura Random House, 2022, 112 pages, ISBN 9788439735441

« Le jour où j’allais tomber enceinte, je fêtai mes vingt-quatre ans et j’organisai une fête d’anniversaire qui, en réalité, était une fête de fécondation secrète ». Les premières lignes de Mamut (Random House, 2022) donnent le ton du roman. Dans Mamut, la protagoniste anonyme, travaille pour un groupe de recherche à la faculté de sociologie de Barcelone et vit en colocation en face du zoo. C’est la vie ordinaire d’une jeune femme, une vie faite de contrats précaires, d’un avenir presque aussi incertain que le présent, et d’une sorte de non-conformisme résigné. Cependant, la protagoniste – et narratrice – souhaite un changement dans son existence, elle veut un enfant qui ait la force et l’instinct d’un animal, loin des conventions sociales. Après avoir tenté d’en avoir un avec un inconnu le jour de son anniversaire, la narratrice décide de changer de vie et d’emploi, des choix qui l’amènent finalement à quitter la ville dans sa vieille Peugeot. C’est après cette décision que le roman prend toute sa complexité, malgré son nombre limité de pages. La narratrice découvre un pays dans son propre pays, une région abandonnée où des individus, hommes et femmes, vivent dans la solitude rustique du délire. Un délire dont ils ne sont pas conscients, bien sûr, même s’il guide leur vie.

Quand on pense à l’Espagne rurale et au roman contemporain, il est courant d’évoquer Miguel Delibes. Bien sûr, il n’est pas le seul à avoir exploré la représentation de l’espace rural espagnol. Après la fièvre du nouveau millénaire, qui s’est exprimée dans la littérature espagnole à travers une fiction urbaine plus mondialisée que cosmopolite, les auteurs découvrent depuis quelques années un pays oublié par le boom immobilier, une région qui, à sa manière, vit aussi la gueule de bois de Spain is different. Si l’on considère la question à l’échelle européenne, il suffit de penser à des auteurs français comme Vinca Van Aecke ou même Étienne Davodeau, qui, à partir de registres et de portées esthétiques différents, montrent une France rurale, au dynamisme singulier, toujours en décalage avec la vie urbaine. Des romans espagnols comme Intemperie de Jesús Carrasco ou La última cabaña de Yolanda Regidor font eux aussi partie d’un panorama européen qui traite de plus en plus de la vie à la campagne et dans la nature.

On peut s’interroger sur les raisons de la multiplication des fictions rurales. Les réponses envisageables vont du politique à l’économique, en passant par des arguments esthétiques, sans oublier le jeu de miroirs avec la ville, qui l’interroge et peut-être même la déforme. L’important, en tout cas, est d’être conscient que le roman de Baltasar n’est pas un cas isolé, ce qui nous aide à mieux comprendre sa proposition. Bien qu’il paraisse à une époque où le rural occupe de plus en plus de place dans la fiction, Baltasar propose un roman singulier, et ce pour de nombreuses raisons. En fait, on termine Mamut sans bien comprendre la fascination qu’il exerce chez le lecteur. L’anecdote est simple, l’histoire est brève et concise, la période racontée n’est que de quelques mois. Mais c’est un récit puissant dans lequel les événements s’enchaînent de manière frénétique et où les actions sont claires et opaques à la fois, ce qui nous fait entrer dans une humanité où les instincts, les besoins et les affections se mêlent avec force.

Je suis convaincu qu’une grande partie de la qualité de Mamut réside dans le style. Avant son premier roman, Baltasar a publié plusieurs recueils de poèmes. Peut-être garde-t-elle de la poésie le langage parfois elliptique, le cru lyrique et le besoin de recréer le monde par l’image. En tout cas, lorsqu’elle s’exprime dans le genre romanesque, elle a une grande capacité à faire vivre ses personnages, qu’elle dépeint dans toutes leurs contradictions. Mamut est un roman écrit avec des phrases courtes, articulées en sections qui peuvent ressembler davantage à des vignettes qu’à des chapitres, ce qui donne une sensation de lecture facile. Cela me fait penser à ce que Roberto Bolaño a écrit avec nostalgie sur les longs romans. Baltasar excelle dans ses images. Son langage est précis et suggestif, les atmosphères qu’elle recrée mêlent l’inhospitalier et le besoin de continuer à vivre. J’ai rarement rencontré un langage aussi concis, avec une précision digne du meilleur journalisme, et qui soit à la fois autant chargé d’une force évocatrice. On a même l’impression que l’autrice utilise le style de la chronique, mais avec la densité de la poésie, offrant ainsi une fiction qui ne faiblit à aucun moment, où il n’y a ni héros ni victimes, mais plutôt des animaux fatigués d’amour, assoiffés de chair fraîche ; des animaux à l’air libre, inconscients de leur existence, mais pleins de vie.

Un autre aspect précieux du roman réside dans ce que l’autrice réussit à éviter, avec habileté et intuition. Je m’explique : comme il s’agit d’un roman rural dans lequel la narratrice protagoniste découvre un environnement qui lui est étranger, elle aurait pu tomber dans le piège facile de l’idéalisation, ou pire encore, dans les préjugés urbains d’un environnement arriéré et monotone. Elle n’est pas non plus tombée dans le courant moral très New Age qui consiste à rechercher l’authentique à la périphérie du consumérisme et du néolibéralisme. Eva Baltasar ne s’intéresse à aucun de ces aspects, même si son roman montre l’actualité des emplois précaires, des relations éphémères et des déséquilibres sociaux. L’autrice cherche plutôt à donner forme aux ondulations du désir, ainsi qu’aux malentendus qui surviennent dans les rencontres personnelles, qu’elles soient amicales ou intimes. C’est précisément en s’appuyant sur l’intimité de l’expérience, dans laquelle le sensoriel et le corporel priment, qu’Eva Baltasar esquisse un portrait qui dépasse le cadre purement individuel et prend la forme d’un regard brutal sur notre monde contemporain.

Quand l’actualité européenne et mondiale semble imposer de nouvelles explorations esthétiques hors des sentiers battus de l’autofiction, des romans comme celui de Baltasar proposent un retour à une ligne riche en tradition tout en ayant une grande contemporanéité. L’Europe n’est plus un conglomérat de grandes villes, où les habitants circulent sans relâche, vivant le rêve du confort bourgeois, insensibles à ce qui se passe au-delà de leurs quartiers. Les villes sont devenues des enfers où les individus se déplacent sans boussole comme des zombies ou, en d’autres termes, comme des prolétaires sans âme. Pour cette raison, beaucoup partent à la campagne, ces espaces éloignés mais qui restent à portée de main où, peu à peu, ils découvrent une autre vie. C’est un mouvement qui ne cherche plus les terres promises ou les paradis perdus, mais qui met l’accent sur le désenchantement et la solitude. Deux sentiments qui, dans le roman de Baltasar, encouragent les personnages dans leurs errances sur un territoire aussi sauvage que leurs cœurs respectifs.

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