Cet entretien est la transcription d’un échange entre Carmen Posadas et Sofi Oksanen qui s’est tenu le 27 janvier 2022 dans le cadre de la Nuit des Idées et de la présidence française du Conseil de l’Union européenne. En partenariat avec l’Institut Français, le Grand Continent publie une série de textes et d’entretiens : ces « Grands Dialogues » forment un dispositif réunissant des personnalités intellectuelles de premier plan venues du monde des arts, des lettres, des sciences, du journalisme et de l’engagement et représentant l’ensemble des États membres de l’Union européenne.
Avec ce qui se passe sur notre continent, de quoi avez-vous le plus peur Sofi Oksanen – qu’est-ce qui vous inquiète le plus ?
Sofi Oksanen
Ce qui m’inquiète, bien évidemment, c’est la situation politique en Europe en ce moment, notamment l’agression russe [cette conversation a eu lieu un mois avant l’invasion russe par l’Ukraine, ndlr]. Notre manque de capacité ou d’aptitude à traiter les problèmes découlant de ces situations qui créent le chaos en Europe est aussi inquiétant. Il existe plusieurs méthodes dont il faut se méfier. Les mouvements anti-vaccins peuvent, par exemple, créer le chaos.
Carmen, concernant l’Europe qui connaît une confrontation avec la Russie en ce moment, que pensez-vous de la réponse du gouvernement espagnol, des autres gouvernements et de la société ? Comment l’Espagne dans laquelle vous vivez est-elle impliquée dans les événements qui préoccupent l’Europe aujourd’hui et qui inquiètent tant Sofi ?
Carmen Posadas
Je vois deux graves problèmes, non seulement en Espagne, mais dans le monde en général. Le premier est notre incapacité à apprendre de nos erreurs. Lorsque la pandémie s’est répandue, je me suis dit que les traumatismes servent toujours à réorganiser les priorités, à réinitialiser les comportements, à réfléchir. C’est à cela que servent les chocs. Les traumatismes de la Seconde Guerre mondiale nous ont apporté toutes les organisations en conséquence – les Nations unies, l’UNESCO… La société à décidé en quelque sorte que le traumatisme était trop monstrueux et qu’il fallait prendre toutes les mesures afin que de telles horreurs ne puissent se reproduire.
Ceux d’entre nous qui sommes nés au milieu du XXe siècle avons eu l’immense chance de vivre la plus longue période de paix que l’Europe, et sans doute le monde, ait jamais connue. Aujourd’hui je n’ai plus l’impression que nous apprenions et c’est un sérieux problème. J’ai toujours pensé que la pandémie aurait fait l’affaire.
L’époque dans laquelle nous vivons est constituée pour moi d’un second problème. La majorité des personnes dans le monde est qualifiée, diplômée d’études universitaires et pourtant, aussi surprenant soit-il, ces gens instruits croient à des mensonges absurdes. Le leader du mouvement anti-vaccin n’est pas un gourou afghan mais le neveu du président Kennedy. Et ce n’est pas le seul domaine concerné. C’est l’empire du mensonge, beaucoup sont plus disposés à croire à un mensonge que la vérité. Je pense que c’est un problème qui se pose en Espagne et dans le monde entier.
L’Europe se trouve-t-elle aujourd’hui dans une situation pathétique ?
Sofi Oksanen
Il semble évident que la Russie veut avoir un dialogue en tête-à-tête avec les États-Unis, sans l’Europe afin de parler de nous sans que nous soyons présents. Cela me rappelle les histoires du passé en Europe, comme lorsque d’anciens dirigeants se sont rencontrés en 1938 à Munich pour élaborer toutes sortes de pactes cruels et diaboliques. Je suis sûre que c’est un message que la Russie veut faire passer : les grands pays prennent des décisions sur l’Europe par-dessus l’Europe. C’est un point de vue intéressant mais nous n’avons aucune preuve que les États-Unis souhaitent cela, donc n’ayons pas cette image-là de la situation.
L’Europe se trouve au milieu de ce dialogue de sourds. Comment voyez-vous le rôle de notre continent en ce moment, Carmen Posadas ?
Carmen Posadas
J’aimerais dire que je trouve cela très positif, mais il ne me semble pas que ce soit le cas. Avec la situation en Ukraine, j’ai l’impression qu’il n’y a pas de voix unique en Europe. L’Allemagne a une position, la France en a une autre, les autres ne sont pas clairs. Tout cela favorise évidemment beaucoup celle de Vladimir Poutine. Je pense que Poutine est un grand homme d’État et en même temps, un type diabolique. Cette combinaison est fatale car elle donne une grande capacité à manipuler et à créer. Il déclenche par exemple une guerre conventionnelle d’une part, et d’autre part une cyberguerre, presque plus grave.
J’ai vécu en Russie un certain temps en 1972, lors de la dure époque soviétique et j’en garde une anecdote personnelle. Mes frères allaient à l’école russe et l’une des matières qu’ils avaient était la « classe de paix ». Malgré son nom, ce cours portait sur les armes et leur utilisation : comment démonter une Kalachnikov ou comment résister à une attaque nucléaire. Tout cela était enseigné aux enfants à l’école.
L’Union soviétique était un géant d’argile qui s’effritait. Nous avons vécu cela en Russie et nous avons pu réaliser que la superpuissance annoncée n’était qu’un mensonge. Après l’effondrement du régime quelques années plus tard, je suis retourné en Russie afin de faire un reportage. Nous sommes retournés à l’école où mes frères allaient et l’un d’entre eux, qui parle très bien le russe, est allé rencontrer son « professeur de paix ».
Cet homme portait encore toutes ses médailles et était abasourdi par tout ce qui s’était passé. La nostalgie est parfaitement compréhensible car les gens pensaient que l’Union soviétique était une grande puissance, puis la Perestroïka et Eltsine sont arrivés, et tous ces pays ont été complètement démembrés. Poutine, qui est un homme très malin, a été capable de jouer sur cette nostalgie partagée. La manière par laquelle le dirigeant maintient l’unité du pays permet aussi de ne pas voir de formes d’oppositions. Il faut souligner que le pays va économiquement très mal, et que socialement il y a des différences énormes avec des citoyens très riches et d’autres très pauvres. Il faut donc tenir compte de ce phénomène pour comprendre Poutine.
Sofi, dans votre roman intitulé Norma, célèbre ici et dans de nombreux pays, on constate au début que le climat de la vie est paisible. Rien d’autre ne se passe que la vie elle-même. Et puis, soudain, une impressionnante tempête humaine se produit… Jusqu’à avant hier, nous vivions en Europe bercé dans l’innocence la plus totale. Comment un Finlandais se sent-il en ce moment, face à ce qu’il y a un mois seulement semblait être une vague et triste projection, et qui se présente aujourd’hui comme une possible réalité ?
Sofi Oksanen
L’Ukraine est spécifiquement le sujet de mon tout dernier roman intitulé Le parc à chiens et qui sort bientôt en Espagne. L’histoire se déroule en Ukraine, en Estonie et en Finlande. Le roman tente de montrer le passé récent de l’Ukraine et le contexte de cette guerre qui dure depuis sept ans. Malgré les gros titres que nous avons vus dans les médias internationaux, cette situation n’a pas été soudaine.
J’ai choisi la Finlande, l’Ukraine et la Lettonie en raison de leur proximité avec la Russie. Nous avons tous eu des destins différents mais notre histoire et notre situation politique ont en commun qu’elles ne peuvent être comprises sans la relation avec la Russie. Tous ces pays sont devenus indépendants presque en même temps puis l’Estonie et l’Ukraine ont perdu leur indépendance. Dans le passé, nous aussi en Finlande nous avons été occupés par les Soviétiques.
Durant l’ère soviétique, le climat politique était très complexe en Finlande. Ce même climat politique est proposé à l’Ukraine comme une solution possible. Mais pour nous, cela n’est pas correct même si cela peut sembler l’être. Ce n’est pas un climat sain. C’est une méthode de guerre psychologique, comme une occupation mentale. En Finlande, nous entendons sans cesse les nouvelles de la Russie et nous suivons de très près ce qui s’est passé : la révolution de la Dignité il y a quelques années et l’occupation de la Crimée. Tous les États baltes souffrent depuis longtemps des opérations russes. Ce fut le cas en Estonie avec la première opération hybride internationale menée par la Russie, qui a défrayé la chronique en 2008.
Nous suivons en permanence ce que fait la Russie. Les gros titres qui peuvent ainsi paraître surprenants pour le reste du monde ne le sont pas pour nous. La Finlande bien que n’étant pas membre de l’OTAN, dispose tout de même d’une grande stratégie de défense. Nos forces de défense sont très puissantes et préparées. La Finlande n’est pas comme la Suède, qui a renoncé à sa défense pendant un certain temps. Le pays a d’ailleurs récemment compris que ce n’était pas une sage décision et s’est réarmé. L’Estonie est membre de l’OTAN et l’Ukraine aimerait l’être, mais pour l’instant, cela ne semble pas à l’ordre du jour.
Il y a plus de deux ans, Poutine a, semble-t-il, fait tuer un opposant. Les Finlandais se sont préparés à ce qui pourrait arriver, car comme le dit Sofi, leur proximité géographique les préoccupe. Lorsque des dissidents russes ont été persécutés en dehors de la Russie, lorsqu’il y a eu des escarmouches avec la Crimée, avec l’Ukraine elle-même, avez-vous ressenti en Espagne, le sentiment que cela nous concerne ?
Carmen Posadas
Je dois faire la distinction entre ce que je ressens et ce qu’il me semble que les autres ressentent. J’ai vécu en Russie donc tout ce qui se passe dans ce pays m’intéresse et j’essaye de lire et de m’informer. Cependant, la distance géographique rend la chose lointaine pour nous. Pour reprendre vos mots, le journalisme est devenu un peu historique dans le sens où nous avons seulement parlé de la pandémie. Ensuite il y a eu l’éruption volcanique et on n’a plus parlé que du volcan. Désormais, nous parlons uniquement de l’Ukraine.
Il y a une grande capacité à tourner la page. On ne parle que de l’Ukraine en ce moment mais qui se souvient de l’Afghanistan ? En été, nous étions tous très inquiets en voyant les informations. Aujourd’hui, tout est très fugace, même la terreur est très fugace. Je suis sûre que dans quelques semaines, nous serons terrifiés par autre chose.
L’Espagne a été bombardée pendant la Seconde Guerre mondiale et a connu sa propre guerre, caractérisée par un manque de solidarité européenne envers l’Espagne. L’Afghanistan est un symbole de la négligence des sociétés en souffrance. Sofi Oksanen, vous êtes plongée dans votre époque et dans les malheurs que nous vivons. De ce point de vue, quel est l’état de ce que l’on pourrait appeler la solidarité européenne en ce moment ?
Sofi Oksanen
Je pense que ceux d’entre nous qui sont les plus empathiques se sentent solidaires. Et si on s’intéresse aux droits humains des femmes, je me sens solidaire, par exemple, de toutes les femmes qui travaillent dans des conditions bien plus complexes que moi. Souvent, une situation qui aura été médiatisée perdure alors que les gros titres s’occupent déjà d’une autre partie du monde. Et nous oublions, tout comme nous oublions les femmes en Afghanistan ou ce qui se passe en Chine, ou encore la Russie qui mène d’autres opérations en Afrique où elle a des pactes militaires avec 28 pays.
Je crains que nous ne puissions pas oublier ce qui se passe en Ukraine et que le pays fasse les gros titres pendant longtemps. L’Estonie, la Finlande, l’Ukraine bien sûr, font constamment la une des journaux.
Lorsque la politique russe est devenue plus agressive contre l’Ukraine, on a parlé d’agression contre l’Europe. Je n’aime pas avoir à le dire, mais entre 2008 et 2010, l’attitude des autres pays était la suivante : cela ne concerne que la Lettonie ou la Lituanie, ou les États baltes, et ce n’est pas notre problème. On s’intéressait à ce qu’il se passait en Ukraine mais sans vraiment considérer que c’était notre affaire. Or il s’est avéré que c’était une question européenne qui nous concerne tous. Tout cela est arrivé très lentement et, comme l’a dit Carmen, j’aurais aimé que le processus ne soit pas aussi lent : nous aurions dû apprendre. Comme après la Seconde Guerre mondiale, nous aurions dû nous soucier de beaucoup de ces choses. Nous devons nous intéresser à ce qui se passe dans les autres pays sans prendre en compte la couverture médiatique. Je pense qu’il y a clairement une inquiétude et un mouvement contre cela.
D’une certaine manière, les histoires peuvent être utiles à la prochaine génération et peuvent nous permettent de mieux comprendre l’actualité. La littérature est un moyen bien plus accessible que les informations pour comprendre une autre culture ou un autre pays, bien plus que la lecture d’un article de journal. Certes pour bien comprendre les situations politiques de l’Ukraine, de l’Estonie, de la Finlande ou de l’Afghanistan, je ne dirais pas : « lisez ce livre de 2000 pages », suivez plutôt l’actualité du pays pendant un an ou deux mois et vous en saurez un peu plus. Toutefois un roman vous donne de l’empathie et la capacité de voir le monde du point de vue d’une autre personne. Il laisse une marque sur votre cœur, sur votre âme et cela crée beaucoup plus d’empathie qu’un titre de presse.
Quelle importance la mémoire de la Guerre d’Espagne et de la dictature qui a suivi ont-elles eue parmi nous pour éviter ce qui préoccupe tant Sofi et qu’en Espagne nous voyons comme un sombre passé, à savoir la haine des drapeaux au milieu des fleurs piétinées ?
Carmen Posadas
Je parlais tout à l’heure de la façon dont un grand traumatisme peut servir de vaccin afin que, pendant un certain temps, les gens décident de bien se porter et de ne pas se battre. Nous devons au traumatisme horrible de la Seconde Guerre mondiale les institutions qui ont aujourd’hui contribué à structurer le monde. L’horrible fracture de ce conflit a eu pour conséquence positive d’être suivi par une époque où les gens voulaient apporter quelque chose.
En Espagne, cela est très clair, la transition est exemplaire et est étudiée dans toutes les universités du monde, parce qu’à cette époque-là, les gens enterrèrent leurs querelles, leurs problèmes et commencèrent à s’unir. Même si pendant longtemps, cela a fonctionné, ce vaccin a perdu son effet. Nous revenons aujourd’hui aux deux Espagne et les gens déterrent tous ces cadavres pour, en quelque sorte, les jeter au camp adverse.
Lorsque je vivais en Uruguay, il y avait près de notre maison une résidence de réfugiés juifs. Quelques années après mon départ d’Uruguay, j’y suis retournée pour interviewer ces personnes. Ils me disaient qu’en quarante ans, ils n’avaient pas parlé de la Shoah. La première réaction après un traumatisme est l’oubli, qui est une réaction naturelle, très saine et qui nous permet de guérir et d’avancer. Après un certain temps, cette vaccination ou ce désir de guérir passe. Et je crois qu’en Espagne, nous sommes en train de vivre ce processus qui est dangereux car nous sommes revenus aux deux Espagne.
En Europe, la division entre la gauche et la droite revient, mais maintenant sous la forme de l’extrême droite qui se languit des temps d’avant la Seconde Guerre mondiale. Comment observez-vous, Sofi, depuis la Finlande, le retour de l’extrême droite ? Est-ce aussi un danger pour la survie des idées de solidarité, qui jusqu’à il y a quelques années semblaient être au cœur de la vie européenne ?
Sofi Oksanen
La Finlande a vraiment la nostalgie des deux époques, avant et après la Seconde Guerre mondiale. Nous avons également connu une guerre civile, et nous avons des souvenirs de guerre très douloureux. Mais après la Seconde Guerre mondiale et la guerre d’hiver, la nation s’est rassemblée. En effet, ceux qui se sont battus les uns contre les autres pendant la guerre civile ont dû s’unir pour faire face à l’ennemi commun et l’empêcher d’envahir notre pays.
Je pense que nous avons laissé derrière nous l’ère des Lumières et d’une certaine manière, la Russie. Non seulement dans nos valeurs mais aussi à travers la télévision et des réseaux sociaux qui soutiennent l’importance des émotions et non pas des faits, des preuves ou de la raison. Nous avons commencé à observer cette tendance avant la montée du populisme, lorsque les émissions de téléréalité sont devenues à la mode. Les podcasts qui ont le plus de succès ont trait à de vrais crimes. La production de ces programmes est énorme. Je vois un lien entre le vrai crime, la télé-réalité, les réseaux sociaux et les médias qui ont tendance à s’intéresser à ces nouvelles qui se répandent comme une traînée de poudre. C’est toujours une question d’émotion.
Le monde dans lequel nous vivons est un peu comme cela. Il semble que tout soit guidé par les émotions et non par la raison. Notre monde ne respecte plus la science et la raison comme ce fut le cas par le passé. J’espérais que la pandémie change cette situation, j’avais cet espoir, parce que la pandémie est liée à la science, mais il semble que certaines personnes aient complètement oublié la science.
Ce nouveau romantisme, guidé par les émotions peut, d’une certaine manière, être logique mais l’ère du rationnel, de la raison, reviendra. Je ne sais pas quand, mais elle reviendra.
Carmen Posadas
Je crois aussi que l’ère de la raison reviendra, la question est de savoir quand.
Comme l’a dit Sofi, la littérature peut aussi changer notre façon d’aborder l’histoire et le présent pour nous apprendre des choses que nous n’avons peut-être pas encore lues. Que dit la littérature européenne contemporaine, sur le monde dans lequel nous vivons en ce moment ?
Carmen Posadas
Contrairement à d’autres époques où il y avait un courant très marqué d’existentialisme, de réalisme ou de romantisme, l’ère actuelle est très éclectique. Je ne saurais dire quel est le mouvement qui englobe ou symbolise la littérature actuelle tant elle est différente et peut s’adresser à tous. Cela a de positif d’avoir une littérature beaucoup plus variée mais elle a aussi perdu, en quelque sorte, la capacité qu’avaient la littérature et les intellectuels à montrer la voie. Il n’y a, aujourd’hui, plus personne pour donner le ton.
À cela s’ajoute le fait qu’on assiste à deux phénomènes que je trouve étonnants et complètement absurdes. Aujourd’hui tout se mesure en likes et l’opinion d’une influence totalement analphabète a donc beaucoup plus de poids que celle d’un prix Nobel. Il semble difficile qu’un lauréat du prix Nobel ait assez de likes pour être à égalité avec cette influence. Je trouve cela très grave.
Umberto Eco disait que, par le passé, il y a toujours eu l’idiot du village. L’idiot du village allait dire quelque chose de stupide dans un bar et les gens l’écoutaient pendant une demi-minute puis lui tournaient le dos. Mais aujourd’hui l’idiot du village a Internet. Cet idiot du village se connecte à d’autres idiots du village dans le monde entier, et cela crée un courant d’opinion. Par le passé, les idées allaient du haut vers le bas, Bertrand Russell avait une idée qui imprégnait la société. Des gens moins cultivés que Bertrand Russell finissaient par reprendre son discours. Désormais c’est l’idiot du village qui donne le ton. Et là encore, c’est très grave.
Sofi Oksanen
Tout cela est très intéressant et graphique. Il semblerait que ces dystopies soient plus répandues dans la littérature que par le passé. Mais je pense que la littérature nous donne de meilleures réponses que d’autres formes d’art.
Je voudrais vous recommander une série sur HBOmax, Station Eleven, basée sur le roman du même nom, d’Emily St. John Mandel. C’est une série merveilleuse avec un message. C’est l’une des meilleures choses que j’ai vues dans cette pandémie apocalyptique. Cela a été filmé avant la pandémie mais l’intrigue est liée au coronavirus. Il y a un message : c’est que les cafards sont des êtres qui survivent à toute attaque, même la plus extrême. La série dit que non seulement les cafards survivent, mais que l’art aussi. Shakespeare survit à la fin du monde. En ce sens, peu importe la difficulté de l’époque, l’art et la culture survivent, ils sont plus forts que le cafard.
Dans vos livres, on peut sentir le poids que le passé peut avoir pour vous deux, l’importance de la mémoire, de savoir ce qui s’est réellement passé pour ne pas l’oublier. Est-ce important pour vous ? Vos familles et votre passé ont-ils influencé les thèmes que vous choisissez pour vos livres ? Comment vos histoires familiales vous ont-elles fourni la matière de votre fiction ?
Nous ne pouvons prédire l’avenir, ni comprendre le présent si nous ne comprenons pas le passé. Ainsi sans comprendre et connaître l’histoire de la Russie ou de l’Union soviétique, vous ne pouvez pas comprendre ce qui se passe aujourd’hui, ni la façon dont Poutine dirige son pays en ce moment. Malheureusement, nous ne tirons pas toujours les leçons du passé. On peut seulement espérer le faire. Et, comme explication, je dirais que le passé est spécial.
Carmen Posadas
Tout ce que l’on écrit au début est complètement autobiographique. Pour ma part j’ai eu la chance d’avoir une enfance en adéquation avec la fillette fantaisiste que j’étais. Je vivais dans une immense maison, avec un parc qui était un jardin botanique, une chose extraordinaire. Nous habitions les deux premiers étages de la maison, et au-dessus vivaient les fantômes, car il y avait toutes les anciennes splendeurs de la famille. Les vêtements d’une de mes arrière-grand-mères qui s’était enfuie à Paris avec un homme, les jouets d’un petit garçon qui était mort des oreillons à l’âge de 12 ans… C’était incroyable pour une enfant fantaisiste.
Si j’écris, c’est en partie grâce à mon père car c’était un grand lecteur. Et sa façon de communiquer avec nous passait par la littérature. Mon père a été élevé d’une manière très victorienne où on ne pleure jamais, où on ne proteste pas. Moi je suis une vraie pleurnicharde, mais lui ne l’était pas. C’était sa façon de communiquer avec nous, de nous faire la lecture. Je dois donc, d’une part, ma vocation à mon père, et d’autre part, à cette maison pleine de fantômes.
Sofi, vous êtes née et avez grandi en Finlande, quel est le poids du grand héritage que vous avez reçu, quels sont les auteurs et la littérature européens qui vous ont influencée ? Pensez-vous qu’il soit possible de parler d’une unité de style dans la littérature européenne ?
Sofi Oksanen
Il y a tellement de choses dans la littérature européenne. J’aime Soljenitsyne, Marguerite Duras, Anaïs Nin aussi. Ils sont pourtant, en même temps, des auteurs très différents. Les auteurs contemporains comme Svetlana Alexievitch sont parmi mes préférés. Et je recommande son travail à tous ceux qui veulent mieux comprendre ce qui se passe dans les pays de l’Est et en Russie.
Plusieurs auteurs ont eu un impact sur moi pour différentes raisons, dans la visibilité du langage ou la façon dont le langage peut être direct. Différentes raisons, différentes influences. Il me semble important de dire que, sans fiction traduite, je comprendrais moins bien le monde que je ne le fais aujourd’hui, et mon monde serait bien plus petit.
Il faut aussi parler de l’importance de la Carélie dans la littérature finlandaise. La Carélie faisait partie de la Finlande et nous avons cédé cette partie à la Russie. Un demi-million de personnes ont dû fuir et s’installer dans une autre partie de la Finlande. La Carélie a une signification particulière pour la Finlande. C’est le pays des chansons ; nous avons perdu des territoires, mais la littérature carélienne existe toujours en Finlande. Il y a une nouvelle génération qui écrit sur la Carélie, sur la perte de cette région. Nous l’avons perdue en termes géographiques, mais en termes littéraires, nous ne l’avons jamais perdue.
Vous vous êtes toutes deux distinguées à différents moments de votre vie, et manifestement aujourd’hui encore, en vous engageant sur des questions allant du féminisme à la lutte contre l’autoritarisme, entre autres. Pensez-vous que votre rôle en tant qu’écrivaine soit également de vous exprimer sur ces questions ?
Carmen Posadas
Je fais une distinction entre ce que j’écris dans mes livres et ce que j’écris dans la presse.
Je n’aime pas défendre une cause dans mes livres. La fonction d’un livre est de faire de la littérature. C’est là que vos idées et vos sentiments apparaissent. Mais lorsque quelqu’un prend l’écriture d’un roman comme point de départ pour défendre une cause, ce roman ne tourne pas rond. Il faut que ce soit l’inverse. En d’autres termes, vous écrivez pour faire de la littérature, et cette littérature a un message et un fond. Je ne crois pas à la littérature mise au service d’une cause, mais à l’inverse.
En revanche, dans mes articles, j’aime dépeindre le monde que je vois, dénoncer ce que je pense juste de l’être, soutenir des causes qui ne sont pas sur la scène médiatique. Par exemple, le dernier article que j’ai écrit portait sur le Nicaragua. Qui se souvient du Nicaragua ? Ce qui se passe est tragique, c’est épouvantable, mais c’est hors champ. Sofi disait que la réalité est là où on se concentre, le reste n’existe pas. Ce genre de causes, ainsi que tout ce qui a trait aux femmes et toutes les causes que nous soutenons, dénoncent des absurdités.
Je me bats beaucoup contre le politiquement correct. Je pense que le politiquement correct est un autre fléau de notre vie actuelle et que c’est la pire forme de censure qui puisse exister. À l’époque de Franco, si vous étiez intelligent, vous pouviez censurer la censure. Aujourd’hui, il y a beaucoup de penseurs qui n’osent pas donner leur avis parce qu’ils s’autocensurent, et je lutte contre ça.
Sofi, avez-vous l’impression que la littérature doive être un moyen d’engagement ? Ou bien pensez-vous que la littérature ne devrait être qu’un support au plaisir de lire ?
Sofi Oksanen
La littérature est un art, et l’art a ses propres règles. Écrire un article, un essai ou publier quelque chose sur les réseaux sociaux n’est pas un art. L’art n’a pas d’agenda. Évidemment je choisis mes thèmes selon l’intérêt que je leur porte. Même lorsque l’histoire semble très locale, elle ne l’est que si elle ne devient pas une histoire universelle, ce qui serait pour moi du mauvais art. Évidemment, l’art peut être politique. Chaque fois que nous prenons une décision et que nous prononçons un mot, c’est aussi une décision politique.
Les personnages de vos romans sont généralement des femmes. Pensez-vous qu’il est important de proposer au public des profils de femmes différents de la femme victime que l’on dépeint trop souvent ?
Carmen Posadas
J’ai beaucoup de personnages féminins, mais aussi masculins. Je n’aime pas cette mode de faire de la littérature pour les femmes, sur les femmes, par les femmes. Je trouve cela fatigant. Cependant, beaucoup de personnages de l’histoire qui ont été oubliés – en général des femmes – et j’aime les sauver de l’oubli.
Sofi Oksanen
Le pouvoir est le thème de toutes mes œuvres. Si vous écrivez sur le pouvoir, il est très difficile d’éviter les questions de genre. Alors que si vous écrivez sur les structures du pouvoir, les questions de genre sont excellentes à aborder. En général, c’est mon histoire qui me fait prendre la décision d’avoir des personnages masculins ou féminins.
En Finlande, il y a un certain nombre de femmes autrices, et il semble qu’elles aient tendance à préférer les personnages féminins tout comme les auteurs masculins préfèrent les personnages masculins. Il semble donc normal d’avoir des personnages féminins en Finlande.
Lorsque j’ai commencé à voyager pour donner des interviews, on m’a posé la question suivante : pourquoi avez-vous des protagonistes féminins ? Ce à quoi j’ai répondu qu’il s’agissait d’une question absurde. Ce sont des histoires qui ont des liens avec les femmes. Cette question m’a été constamment répétée au cours des entretiens et il m’était très difficile de comprendre pourquoi on me la posait. Pour une autrice finlandaise, c’est une question ridicule car il est normal d’avoir des personnages féminins. Face à ces questions, j’ai alors compris que ce n’était pas aussi évident pour tout le monde. Aussi, lorsqu’on m’a posé cette question, j’ai rétorqué : combien de femmes autrices y a-t-il dans votre pays ? Les pourcentages sont généralement très faibles. Cette question ne reflète pas vraiment mon travail, mais le nombre de femmes écrivaines en Finlande. Or je pense que cela devrait être moitié-moitié dans tous les pays. Mais laissons cette question pour un autre débat.