Pārcēlāji (Les Passeurs), témoignages de Ēriks Tomsons, Pēteris Jansons et Laimonis Pētersons, réunis sous la direction de Māra Zirnīte (Mansards, 2022)
Le recueil Pārcēlāji (Les Passeurs) établi sous la direction de Māra Zirnīte est le second volume de la série « Bezbailīgie » (les sans-peurs) lancée par les éditions Mansards de Riga consacré à « l’histoire orale ». Après Nakts jau nav tikai gulēšanai – Valentīnes Lasmanes dzīvesstāsts (La nuit, ce n’est pas seulement pour dormir – la vie de Valentīne Lasmane) évoqué dans le Grand Continent, c’est encore l’exode des Lettons fuyant l’Armée rouge, et plus particulièrement l’évacuation vers la Suède, entre 1944 et 1946, d’une partie des élites de la Première République qui est l’objet du livre. La préface de Māra Zirnīte retrace brièvement le contexte et présente les trois grands témoins sollicités et leurs rôles respectifs. Pēteris Jansons (1922-2020), Laimonis Pētersons (1919-2006) et Ēriks Tomsons (1918) — qui vient de célébrer son 103e anniversaire ! —, exercèrent durant ces mois fatidiques des fonctions de « pārcēlājs », de passeur — un mot aux connotations positives en letton, alors même que les passeurs d’aujourd’hui sont le plus souvent qualifiés de « kontrabandisti », transparent en français. Pilotes ou mécaniciens, ils furent de ceux qui tinrent la barre des chalutiers qui firent la navette entre les côtes lettones et suédoises jusqu’à ce que la dictature soviétique soit en mesure d’assurer un strict contrôle des côtes et rende impossible toute traversée. Âgés à l’époque d’une petite vingtaine d’années, ces garçons qui s’illustrèrent par un courage et une abnégation rares étaient avant tout des professionnels, des amoureux de la mer, des esprits pratiques, et aussi, cela transparaît dans leurs récits, des têtes de pioche. Ils avaient plusieurs métiers techniques dans les mains et étaient passés par la fameuse école navale Krišjānis Valdemārs de Riga. Ils étaient rétifs à l’embrigadement, que ce soit du côté soviétique, ou du côté nazi.
Lorsqu’ils furent recrutés par le Latviešu Centrālā Padome (Conseil central letton), l’embryon de gouvernement provisoire qui se préparait à la restauration de la République démocratique, ils s’étaient déjà forgé une solide expérience de la mer par tous les temps, et notamment de guerre, sous les bombardements. Laimonis Pētersons avait servi dans la marine de guerre lettone et Ēriks Tomsons avait commencé sa carrière de mécanicien sur les paquebots de commerce soviétiques, effectuant de nombreux voyages sur la voie hautement périlleuse qui reliait Leningrad à Stettin/Szczecin (alors port allemand) lors des deux années (1939-1941) de lune de miel entre Hitler et Staline marquées par d’intenses relations commerciales entre l’Allemagne nazie et l’Union soviétique, en conséquence du pacte germano-soviétique. Une période où divers trafics de denrées, d’armes, ou d’objets précieux — mais aussi le passage clandestin de fugitifs juifs — étaient des moyens admis d’améliorer sa solde. L’ouvrage se compose donc de trois récits de vie — brefs romans d’aventures sans fiction — établis à partir d’entretiens enregistrés dans les années quatre-vingt-dix et remis en forme par des chercheurs. Ils ne portent pas uniquement sur les opérations de transfert des réfugiés, mais ils retracent le milieu d’origine des protagonistes, leurs années d’apprentissage et leurs systèmes de valeurs, en s’attardant, par un effet de loupe, sur la période ciblée — les relations avec les services secrets suédois qui pilotaient les opérations, les conditions matérielles des traversées, les épisodes dramatiques ou tragiques, les motivations intimes de leur engagement et l’acceptation de cette folle prise de risque. Les témoignages s’étendent également sur la période de l’après-guerre. Alors que Pēteris Jansons, qui est celui des trois qui a accompli le plus grand nombre de traversées, fondait un foyer et faisait sa vie en Suède, Ēriks Tomsons et Laimonis Pētersons purgeaient des peines de quinze ans de déportation en Sibérie, conséquence de leur arrestation lors d’une opération en territoire letton. Réduits au silence et à l’anonymat jusqu’à l’effondrement de l’URSS, ces « pārcēlāji » — ces passeurs — sont à juste titre considérés et honorés comme des héros. Plusieurs milliers de personnes leur doivent la vie — et notamment au sein de cette élite intellectuelle et politique en exil qui entretint la flamme démocratique et dont on sait le rôle essentiel lors de la transition démocratique. Incarnation du Mal dans la propagande anti-migrants contemporaine, ces « passeurs » apparaissent ici comme des sauveurs, des hommes d’exception — même si l’on se dit que bien des actes évoqués ici seraient franchement répréhensibles en droit moderne. Mais alors que la guerre vient de revenir au cœur de l’Europe, on n’hésiterait pas une seconde à remettre son sort à des « contrebandiers » de la trempe de ces trois marins-là.
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Javier Cercas, Terra Alta, 3. El Castillo de Barbazul (Terra Alta, 3. Le Château de Barbe bleue), Tusquets Editores, mars 2022
Des années après les événements d’Indépendance, le deuxième tome de la série Terra Alta inaugurée par Cercas en 2019 et déjà chroniquée dans le Grand Continent, le héros Melchor Marín n’est plus policier : il travaille comme bibliothécaire et vit avec sa fille Cosette, devenue adolescente. Un jour, Cosette découvre que son père lui a caché comment sa mère est morte, et ce fait la trouble et la révolte. Peu après, elle part en vacances à Majorque, mais ne revient pas ; elle ne répond pas non plus aux messages ou aux appels de Melchior, qui, convaincu que quelque chose de grave s’est produit, décide de se rendre sur l’île à sa recherche. À partir de ce point, le roman entre dans un labyrinthe captivant, à la fois sinistre et lumineux, où Melchor découvre que les êtres humains sont capables du pire, mais aussi du meilleur : que nous vivons entourés de violence, de mensonges, d’abus de pouvoir et de lâcheté, mais qu’il existe aussi des personnes capables de tout risquer pour une cause juste. Subtilement et génialement déguisé en roman d’aventure, El castillo de Barbazul révèle la série Terra Alta pour ce qu’elle est : le projet littéraire le plus ambitieux de Javier Cercas.
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Zuzana Říhová, Cestou špendlíků nebo jehel (Chemin d’aiguilles, chemin d’épines), Argo, 2021
Accompagnés de leur fils handicapé mental, Bohumil et Bohumila quittent Prague pour un petit village aux confins de la Bohême afin de résoudre leur crise conjugale. En pleine canicule, ils tentent de s’intégrer à la population locale, attribuant dans un premier temps les malentendus à leurs différences et à leur incapacité à comprendre l’environnement rural.
Mais, au fil des jours, petits et grands mensonges, coïncidences étranges et incidents désagréables se multiplient, et le sentiment d’une menace sourde grandit. Le soupçon que leur maisonnette au fond d’une combe est visitée chaque nuit par un gros animal fait un écho troublant aux mystérieux feuillets racontant l’histoire du Petit Chaperon rouge qu’ils trouvent au bar du coin. Enfin, une nuit, en rentrant chez eux, Bohumil et Bohumila retrouvent leur maison vide : leur fils a disparu.
Les événements étranges culminent le troisième jour qui suit la disparition du garçon, lorsque tous les villageois se rassemblent devant la maison du couple en tenue de fête. Le jeu bizarre des habitants du village s’est-il transformé en une sorte de folklore moderne et pervers ? Leurs vies sont-elles vraiment en danger ? Et qu’est-il arrivé au garçon ? Un thriller rural à lire en ville… et en sécurité.
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Abbas Khider, Der Erinnerungsfälscher (Le faussaire de souvenirs), Hanser, janvier 2022
Un voyage tant imprévu que précipité, de Mayence à Bagdad, constitue la trame du dernier roman de l’écrivain irako-allemand Abbas Khider.
Sommé de rentrer au plus vite car les jours de sa mère sont comptés, Said Al-Wahid n’a d’autre choix que d’interrompre son quotidien de jeune écrivain en Allemagne pour s’envoler vers Bagdag. Ce voyage est l’occasion pour lui de penser à sa situation d’éternel étranger, à son rêve d’écrire ainsi qu’aux traumatismes venus de son enfance qui lui font obstacle. « Falsifier les souvenirs » s’avère être pour lui la stratégie grâce à laquelle il lui est permis, paradoxalement, de « raconter une seule vraie histoire, la sienne, qui ne pourra jamais être vraie. » Saïd revient sur les différentes étapes de sa fuite hors d’Irak comme sur des souvenirs plus récents en Allemagne, sur la « punition » d’une vie en exil comme sur l’impossibilité pour lui ne serait-ce que de séjourner à Bagdad qui, tout compte fait, rend « le pays étranger supportable ».
Dans un des chapitres centraux de ce court roman, Said se rappelle l’importance pour lui, durant sa fuite, du livre de Patrick Süskind Le pigeon. Il n’est pas un hasard qu’il ait choisi cette nouvelle : que se passe-t-il quand un événement, quel qu’il soit, fait basculer toute une vie ? À cette question qui sous-tend aussi Der Erinnerungsfälscher s’entremêlent celles des trahisons de la mémoire et des promesses de l’écriture.
Compte-rendu à lire sur le Grand Continent.
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Inés Martin Rodrigo, Las formas del querer (Les visages du désir), Destino, 2022
Le roman raconte l’histoire de la famille de Noray, une femme en pleine crise existentielle qui touche le fond lorsque ses grands-parents Carmen et Tomás meurent de façon inattendue. Après l’enterrement, avec une tristesse insupportable et de nombreuses questions sur les épaules, la protagoniste décide de s’enfermer dans la maison familiale du village, celle-là même où elle a grandi et où on lui a appris les multiples façons d’aimer. Loin de tout, mais dans l’épicentre de son enfance, là même où elle est devenue adulte, elle se réfugie dans l’écriture et décide de s’attaquer au projet qu’elle repousse depuis des années : un roman qui raconte l’histoire de ses racines.
Ce roman a reçu le prix Nadal 2022.
Compte-rendu à lire sur le Grand Continent.
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Nicolas Matthieu, Connemara, Actes Sud, février 2022
Hélène a bientôt 40 ans. Elle a fait de belles études, une carrière. Elle a réalisé le programme des magazines et le rêve de son adolescence : se tirer, changer de milieu, réussir. Et pourtant, le sentiment de gâchis est là, les années ont passé, tout a déçu.
Christophe, lui, n’a jamais quitté ce bled où ils ont grandi avec Hélène. Il n’est plus si beau. Il a fait sa vie à petits pas, privilégiant les copains, la teuf, remettant au lendemain les grandes décisions, l’âge des choix. On pourrait croire qu’il a tout raté. Et pourtant, il croit dur comme fer que tout est encore possible.
Connemara est l’histoire d’un retour au pays, d’une tentative à deux, le récit d’une autre chance et d’un amour qui se cherche par-delà les distances dans un pays qui chante Sardou et va voter contre soi.
Compte-rendu à paraître dans le Grand Continent.
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Mateusz Pakuła, Jak nie zabiłem swojego ojca i jak bardzo tego żałuję (Comment je n’ai pas tué mon père et combien je le regrette), Nysza, octobre 2021
Le roman de Mateusz Pakula est un livre sur la douleur physique et la mort dans la Pologne contemporaine. Honnête, intime à l’extrême, grotesque, brutal, triste et terriblement drôle. C’est le journal de la mort d’un père, l’histoire d’une famille dans une situation liminale. C’est aussi un texte sur des institutions de soins défaillantes, une Église qui s’effondre, un service de santé au bord du gouffre. C’est une histoire de tendresse et d’intimité inondée de colère, d’impuissance, de désespoir et de rage. C’est finalement un cri contre l’illégalité de l’euthanasie.
Compte-rendu à paraître dans le Grand Continent.
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Eszter T. Molnár, Térez, ou la mémoire du corps, traduction de Sophie Aude, Actes Sud, mars 2022
À travers trois portraits de femmes racontées par elles-mêmes dans un tissage entre les langues hongroise, allemande et anglaise, l’autrice et chercheuse en biologie Molnár T. Eszter – qui avait signé un témoignage du confinement depuis Budapest dans notre revue – dresse un portrait cruel et désillusionné de l’Europe, avec une force poétique rare.
« Il serait infiniment plus simple de pouvoir penser qu’il ne s’agit que d’un roman, que tout ceci n’est que fiction. Plus commode de pouvoir croire qu’on n’a pas seulement une langue, celle du silence, pour faire entendre les traumatismes et la violence — la violence conjugale et familiale, l’abus et les traumatismes personnels et sociaux qui passent les frontières sous silence lorsqu’on dit : « migration ». Et si l’on pouvait croire que l’Europe n’est pas cette union d’existences traumatisées, de menaces, de femmes violées, de partages suspendus ou ratés, de confiance perdue entre les sexes, les générations, les religions, la fin de la présomption d’innocence. »
Ildikó Jozan dans le Grand Continent, 24 janvier 2020.
Il y a deux ans, cette nouveauté littéraire hongroise avait fait l’objet d’un compte-rendu dans le Grand Continent qui éveilla l’intérêt ailleurs en Europe. Grâce à sa publication chez Actes Sud en mars 2022, elle devient accessible aux lecteurs francophones.