Key Points
- Avec la guerre qui menace tant depuis l’Ukraine que depuis les rangs de l’opposition, le Premier ministre Viktor Orbán endosse son rôle favori de défenseur de la nation en danger. La dernière campagne d’affichage en date montre Orbán en tenue quasi militaire, appelant à protéger la paix et la sécurité du pays.
- Mais grâce à son tout-puissant empire médiatique, Viktor Orbán a réussi à tourner la guerre en Ukraine à son avantage. S’il semble s’être assuré sa réélection au 3 avril prochain, la question de sa majorité des deux tiers au parlement reste en suspens.
- Si la guerre en Ukraine profite largement à Viktor Orbán sur le plan interne, elle ébranle sérieusement sa politique étrangère en démontrant toutes les limites de son « l’Ouverture à l’Est » – et risque d’accentuer son isolement au niveau européen.
Le 24 février au matin, Viktor Orbán a dû se réveiller bien contrarié. Alors que le monde entier apprenait avec effroi le déclenchement de la guerre en Ukraine, le Premier ministre hongrois rassemblait ses hommes en urgence : comment devait-il, lui le grand promoteur d’un rapprochement avec le Kremlin, l’ami de Vladimir Poutine, réagir à ce bouleversement ? Viktor Orbán vise un quatrième mandat d’affilée aux élections législatives du 3 avril, et il ne faudrait pas que sa proximité avec le Kremlin se retourne contre lui au dernier moment.
Pendant qu’Orbán et ses troupes doutaient, les partis de l’opposition, sous la direction de leur candidat commun Péter Márki-Zay, ont dû se réjouir. Le soir même, ils se réunissaient en face de l’ambassade de Russie. Certes pour exprimer leur soutien envers l’Ukraine, mais surtout pour s’attaquer au Premier ministre, qu’il devenait alors si facile d’associer au dictateur criminel russe. Márki-Zay, qui n’a toujours pas sa langue dans sa poche, l’accusait ainsi d’être « un traître à la patrie« , quasiment « coresponsable » de la guerre en Ukraine.
« L’Ouverture à l’Est » de Viktor Orbán
Il faut dire que les liens tissés par Viktor Orbán entre son pays et le géant russe sont nombreux et d’importance. La dépendance au gaz d’abord : entre 80 % et 90 % des besoins en gaz de la Hongrie sont assurés par des importations russes. Un élément qui peut être nuancé par la dépendance générale des Européens dans ce domaine, mais qui demeure en réalité essentiel pour comprendre le volontarisme hongrois. Baisser le prix des énergies pour les ménages est l’une des pierres angulaires de la stratégie gouvernementale. En septembre dernier, Budapest signait même un contrat de 15 ans avec le géant russe de l’énergie Gazprom, pour un tarif préférentiel. Alors que le prix du gaz atteint des sommets, le Fidesz sait qu’il ne peut pas risquer de contrarier son électorat, biberonné aux prix bas de l’énergie, et qui souffre déjà de l’inflation et de l’effondrement du forint.
Cependant, le rapprochement magyaro-russe va bien au-delà de la seule question du gaz. Dès son retour aux affaires en 2010, celui qui se fit connaître en 1989 par son cri d’amour envers l’Occident et son rejet de l’occupation soviétique, lançait en grande pompe son « Ouverture à l’Est ». Un changement idéologique aussi spectaculaire que total. Au fil des années, Viktor Orbán développe une doctrine se fondant sur la présomption du déclin irréversible de l’Occident, au profit d’un Est dont l’ascension au sommet est désormais inéluctable. La Turquie d’Erdogan, la Chine de Xi Jinping et bien sûr, la Russie de Vladimir Poutine sont présentées comme les futurs maîtres du jeu, avec lesquels la Hongrie serait bien inspirée de s’associer.
Le corollaire d’une telle vision du monde est la dénonciation de « Bruxelles » et de toutes ces institutions occidentales qui privent les Hongrois de leur liberté, voire les exploitent pour leurs propres intérêts. Pour autant, cette doctrine reste largement à l’état de discours : sans les fonds structurels de l’Union et les investissements des partenaires européens, la petite Hongrie ne mènerait pas large. Elle reste d’ailleurs absolument fidèle à l’OTAN, Orbán étant même l’un des principaux promoteurs d’une armée européenne commune.
En 2014, l’ouverture à l’Est a toutefois pris un tournant très concret. De retour de Moscou, Viktor Orbán prend tout le pays de court – y compris dans son propre parti – en annonçant avoir confié au géant russe du nucléaire Rosatom le gigantesque chantier de rénovation de l’unique centrale atomique hongroise. Ce gigantesque projet industriel, dénommé « Paks II » et estimé à près de 12,5 milliards d’euros, deviendrait ainsi le projet industriel le plus cher jamais entrepris en Hongrie. Principalement financé par une banque russe, ce chantier lie la Hongrie à la Russie pour les décennies à venir autour d’une centrale qui fournit près de la moitié de l’électricité du pays.
D’autres dossiers témoignent de la profondeur des liens magyaro-russes. En 2013, Budapest lançait en catimini un programme dit de « visa doré » (golden visa). La Hongrie a ainsi proposé jusqu’en 2016 un programme très généreux offrant à vie la résidence en Hongrie et l’accès à Schengen pour toute une famille, contre seulement 300 000 euros investis dans des bons du Trésor hongrois sur cinq années. Le programme a pris fin en 2016 après que plusieurs milliers de visas dorés ont été vendus dans la plus grande opacité. De nombreux journalistes indépendants suspectent que ce programme ait largement bénéficié à des ressortissants russes.
En 2019, la banque russe International Investment Bank (IIB) s’installait à Budapest. Cette ancienne institution soviétique ressuscitée en 2012 par Vladimir Poutine est soupçonnée, tant par des observateurs américains que des journalistes indépendants locaux, de servir fidèlement les intérêts du Kremlin et semble faciliter l’arrivée en Hongrie d’espions russes. Selon le journaliste András Dezső, spécialiste des services de renseignement, l’influence russe en Hongrie est telle qu’elle concerne aussi les services secrets hongrois, avec lesquels les Occidentaux éviteraient maintenant de coopérer, de peur de voir des informations passer chez les Russes.
Les habits neufs de Viktor Orbán
Alors, la guerre en Ukraine a-t-elle poussé le gouvernement hongrois à opérer un virage à 180°, et à couper tous les ponts avec Moscou ? Au premier abord, il pourrait sembler que cela soit le cas. Le gouvernement hongrois a immédiatement condamné l’invasion russe et Viktor Orbán a très rapidement assuré Kiev du soutien de la Hongrie en passant un coup de fil au président Zelensky. Lui et son gouvernement ont ensuite martelé que la Hongrie soutenait toutes les sanctions décidées tant par l’Union européenne que par l’OTAN.
Au-delà des sanctions, Budapest a également cessé de bloquer le rapprochement de Kiev avec les institutions occidentales, chose qu’elle faisait depuis 2017 et un contentieux lié à la minorité hongroise d’Ukraine. Kiev a ainsi pu rejoindre le 3 mars le Centre d’excellence de cyberdéfense coopérative de l’OTAN, mouvement que Budapest avait empêché un mois plus tôt. Encore plus inattendu, la Hongrie s’est même ralliée à la demande d’une dizaine de pays d’Europe de l’Est de proposer à l’Ukraine une procédure d’adhésion « express » à l’Union.
Enfin, le retournement de veste du Premier ministre est complet sur la question de l’accueil des réfugiés de guerre ukrainiens. Lui, le pourfendeur zélé de l’immigration martèle désormais nuit et jour que la Hongrie est prête à accueillir tous les réfugiés en provenance d’Ukraine, leur promettant à tous un accueil chaleureux, même si dans les faits, ce sont largement des organisations issues de la société civile qui se chargent de leur prise en charge.
Sirènes prorusses dans la presse hongroise
Cependant, si dans le fond, Viktor Orbán est rentré dans le rang, son revirement n’est pas complet. Dès les premières annonces de soutien militaire à l’Ukraine, la Hongrie a annoncé ne pas vouloir envoyer d’armes en Ukraine, et ne laissera pas transiter d’armes létales via son territoire. Budapest prend soin de s’opposer à toute sanction qui viserait le géant russe du nucléaire, Rosatom, en charge de la rénovation de la centrale nucléaire de Paks, ou d’expulser de son territoire la Banque internationale d’investissement (IIB). Le très hypothétique embargo européen sur le gaz et le pétrole russe est l’autre sujet de discorde. De nombreuses voix s’élèvent en Europe, appelant à suivre les Américains dans leur embargo. Viktor Orbán s’oppose quant à lui très fermement à cette idée.
Mais l’essentiel est presque ailleurs. Pour cacher les contradictions évidentes du discours du Fidesz ces dix dernières années, l’empire médiatique progouvernemental s’est mis en ordre de bataille. Dans ce véritable matraquage médiatique, le déroulement de la guerre est certes correctement rapporté, mais éditorialistes et autres influenceurs véhiculent en permanence les discours du Kremlin, tout en omettant ostensiblement d’évoquer les années de rapprochement russo-hongrois tant promues par le gouvernement.
À cela s’ajoute une rhétorique au mieux indifférente, au pire franchement hostile à l’égard de l’Ukraine, souvent présentée comme un État infréquentable depuis la révolution de Maïdan de 2014. Ce discours s’inscrit dans une tendance plus ancienne, où médias progouvernementaux hongrois reprennent à leur compte le discours porté par les médias russes, de Sputnik à Russia Today.
Ni la guerre, ni la gauche
Enfin, la propagande d’État martèle surtout un message essentiel : les partis d’opposition – simplement désigné comme « la gauche » – veulent envoyer des soldats hongrois se battre en Ukraine. À l’origine de ce mensonge, une déclaration de Péter Márki-Zay, le leader de l’opposition, qui expliquait être prêt à suivre l’OTAN dans n’importe quelle direction, y compris une aide militaire dans le cas où l’alliance atlantique en décidait ainsi. Il n’en fallait pas plus au Fidesz, pour qui « la gauche veut envoyer des soldats hongrois se battre en Ukraine ». Autrement dit, si la gauche gagne les élections, c’est la guerre.
Péter Márki-Zay se démène pour réfuter ces accusations. Mais difficile de rivaliser face à la machine médiatique du Fidesz. Le 16 mars, le candidat commun de l’opposition a par exemple été exceptionnellement invité sur le plateau de la principale chaîne TV publique, où il n’a bénéficié que de cinq minutes de temps d’antenne, soit le minimum légal pour un candidat officiel.
Ainsi, avec la guerre qui menace tant depuis l’Ukraine que depuis les rangs de l’opposition, le Premier ministre Viktor Orbán endosse son rôle favori de défenseur de la nation en danger. La dernière campagne d’affichage en date montre Orbán en tenue quasi militaire, appelant à protéger la paix et la sécurité du pays. Chaque jour, il se met en scène soit en chef des armées en visite à la frontière du pays, soit en diplomate chevronné œuvrant pour la paix.
Cette image de chef d’État engagé pour la défense du pays lui a permis de creuser son avance en vue des élections. Un sondage plaçait le Fidesz à quatre points devant le front uni de l’opposition avant la guerre. Selon le même sondeur, le Fidesz menait par plus de douze points après le déclenchement de la guerre. Viktor Orbán, grâce à son tout-puissant empire médiatique, a donc réussi à tourner la guerre en Ukraine à son avantage. Il semble s’être assuré sa réélection au 3 avril prochain, même si la question de sa majorité des deux tiers au parlement reste en suspens.
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La guerre en Ukraine lui confère également un autre atout et non des moindres : la procédure en cours à Bruxelles en vue de sanctionner la Hongrie et la Pologne pour non-respect de de l’État de droit a été quasiment jetée aux oubliettes. Non pas que des sanctions venant de Bruxelles auraient handicapé Viktor Orbán – cela aurait été probablement le contraire – mais la Hongrie aurait sérieusement pâti dans le cas où elle était privée d’une partie des fonds du plan de relance européen.
Isolement européen et tropisme balkanique
Pour autant, tout n’est pas rose pour le Premier ministre hongrois. Sur la scène européenne, depuis son expulsion du Parti Populaire européen (PPE), il reste esseulé et n’a pas réussi à rassembler une nouvelle force d’extrême droite comme il l’aurait souhaité. Qui plus est, la guerre en Ukraine accentue son isolement en mettant au jour les fragmentations profondes au sein du groupe de Visegrad (V4), où même la République tchèque du très russophile Milos Zeman s’est détournée de Moscou et affiche un soutien sans faille à Kiev. Il est bien difficile d’envisager comment la Pologne, profondément anti-Russie et pro-Ukraine, pourrait ne pas prendre ses distances avec le gouvernement Orbán qui continue d’être un véritable proxy russe dans la région.
Car sans oublier sa « proposition d’aide » offerte au président du Kazakhstan Kassym-Jomart Tokaïev confronté à une rébellion début janvier, c’est bien dans les Balkans que Viktor Orbán agit désormais comme un relais du Kremlin. À l’automne, il soutenait Milorad Dodik, le chef des Serbes de Bosnie soupçonné de préparer l’éclatement de la Bosnie-Herzégovine. Il veille aussi à rester proche du président serbe Aleksandar Vucic, également très russophile, à qui il a encore rendu visite le 19 mars dernier.
Si la guerre en Ukraine profite largement à Viktor Orbán sur le plan interne, elle ébranle sérieusement sa politique étrangère en démontrant toutes les limites de son « l’Ouverture à l’Est ». Et pourtant, le Premier ministre hongrois semble toujours parier sur le Kremlin, en témoigne ses ambitions dans les Balkans ou sa rhétorique prudente à l’égard de Moscou. En cas de réélection, Viktor Orbán risque d’accentuer son isolement sur la scène européenne, sauf à opérer un revirement complet – pour de vrai cette fois.