Il n’y a plus de débat possible. Il n’y a plus de droite ou de gauche, de tziganes, de gays ou de juifs, plus de citadins ou de provinciaux, de Magyars du pays ou de Magyars d’au-delà des frontières, il ne reste plus qu’une seule question : Fidesz, ou pas Fidesz ? s’exclame Péter Márki-Zay devant une foule venue célébrer avec lui sa victoire1. Aux primaires des partis de l’opposition, ce maire conservateur de province a remporté une victoire aussi inattendue qu’incontestable, remportant 56,7 % des voix contre 43,3 % pour sa rivale, la sociale-démocrate Klára Dobrev. Celle-ci a très vite concédé sa défaite dans la soirée et s’est immédiatement rangée derrière le vainqueur.
Pour la première fois en presque douze ans de règne de Viktor Orbán, les six partis de l’opposition, allant de l’ex-extrême droite à la gauche écologiste, ont décidé de s’unir pour ne présenter qu’une seule liste, emmenée par un candidat commun lors des élections législatives d’avril prochain. Ces élections primaires, qui décidaient tant du nom de la tête de liste nationale que des candidats dans chacune des circonscriptions, ont été un succès indéniable : plus de 850 000 personnes ont voté lors des deux tours d’un scrutin inédit dans l’histoire du pays. Elles confirment que, pour la première fois en plus de 10 ans, l’opposition tient une vraie chance de victoire aux législatives, alors que Viktor Orbán tentera de briguer un quatrième mandat consécutif.
En 2018 déjà, le coup de tonnerre Márki-Zay
La mise en place de cette union n’a pas été un long fleuve tranquille. Après son retour au pouvoir en 2010, à la suite d’une écrasante victoire, le parti de Viktor Orbán a traversé la décennie en étant à peine inquiété. En 2014, le Fidesz s’adjuge à nouveau une majorité absolue à l’assemblée, synonyme d’une nouvelle défaite cuisante des partis d’opposition. Quatre ans plus tard, la moitié du pays lève les yeux au ciel : les partis d’opposition sont-ils réellement incapables de trouver le moindre terrain d’entente, après deux mandats du Fidesz ?
Plus tôt dans l’année, une lueur d’espoir avait bien surgi chez les opposants. En province, la ville de Hódmezővásárhely, un bastion historique du Fidesz de plus de 40 000 habitants, est tombée. Lors d’élections municipales anticipées, le parti au pouvoir a perdu la mairie face à un inconnu en politique faisant campagne sur la lutte anticorruption. Un enfant du pays ayant vécu et travaillé en Amérique du Nord, un catholique pratiquant, père de sept enfants : Péter Márki-Zay – surnommé « MZP » en hongrois.
Un véritable « séisme politique », causé certes par la défaite du Fidesz, mais également et surtout, par la collaboration entre les différents partis de l’opposition. Si Márki-Zay se présentait en indépendant, il profitait du soutien tant du parti socialiste (MSZP) que du Jobbik, l’ancien parti d’extrême droite recentrée. Ces formations ont accepté un principe devenu depuis fondamental dans l’union de l’opposition : il ne doit toujours y avoir qu’une seule candidature opposée à celle du Fidesz, même si cela demande à un candidat de gauche de se retirer au profit d’un candidat de droite, ou l’inverse. Recette gagnante, et victoire sèche de Márki-Zay, qui appelait alors à imiter son succès lors des législatives.
L’exploit n’est toutefois pas réédité au niveau national, où l’opposition reste divisée. Pour la troisième fois, le Fidesz se retrouve à la tête d’une majorité absolue, cette fois jusqu’en 2022. Les jours suivants, des dizaines de milliers de manifestants s’emparent des rues de la capitale pour faire entendre leur désaccord. MZP y participe et, depuis une scène installée à l’entrée du pont Elizabeth, s’adresse à la foule : « vous, tous autant que vous êtes, vous êtes tous membres de la nouvelle opposition ! » et ne manque de suggérer qu’« à côté de mes obligations de maires, je peux vous dire que je suis avec attention la formation de cette opposition nouvelle formule… » Voilà qui n’étaient pas des paroles en l’air2.
Former un nouveau parti conservateur
Former une « nouvelle » opposition, MZP s’y est effectivement attelé. Pas en secret, mais loin des projecteurs. « Pour réussir à concurrencer le Fidesz et ses 2,5 millions d’électeurs, seule l’alliance entre un nouveau parti conservateur et le reste des partis d’opposition permettra de réinstaurer la démocratie », expliquait-il lors d’une interview3. Ce « nouveau parti conservateur » prend forme en 2019, à travers le Mouvement de la Hongrie pour tous (Mindenki Magyarországa Mozgalom –MMM) – que MZP n’aime toutefois pas appeler un « parti », mais plutôt un « mouvement ».
Mouvement ou parti, MMM porte haut les valeurs conservatrices et les idées de droite de MZP. Malgré son slogan « ni à gauche, ni à droite, mais toujours plus haut ! », il est un adepte d’un néolibéralisme à l’anglo-saxonne, vante les bienfaits du libre marché et d’une fiscalité généreuse pour les entreprises, notamment à travers l’instauration d’une flat tax. S’il admet la nécessité d’augmenter le salaire des professeurs et du personnel de santé, MZP aime à dénoncer régulièrement les mesures et les promesses « populistes » de ses concurrents. Lui préfère le style « technocrate », n’hésitant pas à réclamer la formation d’un gouvernement d’experts en cas de victoire de l’opposition. « Je suis un économiste, j’essaye de penser rationnellement. Si les ministres sont désignés en fonction des accords conclus entre les partis, alors on ne va jamais s’en sortir » affirme celui qui veut introduire l’euro en Hongrie dès 20264. Il annonce même qu’il n’hésitera pas à collaborer avec des experts liés au Fidesz dans le cas où leur expertise s’avérerait irremplaçable.
Un chrétien conservateur « radical »
Mais c’est du côté des valeurs que Márki-Zay révèle son aspect le plus « Fideszocompatible ». « J’étais déjà chrétien conservateur quand Orbán était encore membre des jeunesses communistes » répète-t-il à l’envi. Il insiste en effet autant sur sa propre pratique de la religion que sur les « racines chrétiennes et européennes » de la Hongrie. Il a pu vanter les bienfaits des châtiments corporels sur les enfants, et désapprouve le divorce et l’avortement – même s’il admet ne pas vouloir modifier la loi sur ces sujets. Mais, malgré une proximité idéologique évidente avec le Fidesz, dont il ne se cache pas, MZP a bâti son succès sur une incessante dénonciation de la corruption du pouvoir, qu’il n’hésite pas à comparer au parti communiste de Rákosi et de Kádár, les anciens dictateurs communistes hongrois.
« Il n’y a plus de liberté d’expression. Les oligarques du Fidesz rachètent toute la presse. Où est l’État de droit ici ? On s’éloigne de l’Occident, on s’allie avec les Russes et tant d’autres régimes dictatoriaux. On a gravement trahi nos racines européennes et chrétiennes. On ne vit pas en démocratie aujourd’hui » déclarait-il déjà en 20185. À la dénonciation il joint les menaces contre « le gouvernement le plus corrompu des mille ans d’histoire de la Hongrie », annonçant il y a peu que « la moitié des dirigeants du Fidesz seront en prison en 2026 ». Il cherche également à se démarquer du parti au pouvoir en dénonçant son « extrémisme » : « attiser la haine contre une partie de la population ou une minorité, c’est totalement inacceptable. » Il a d’ailleurs exprimé le souhait de placer trois candidats d’origine rom sur la liste nationale en cours de formation par la coalition.
À l’extrémisme du Fidesz, il offre son propre « radicalisme », qu’il définit comme le fait « d’être prêt à tout faire pour libérer sa patrie. Le radicalisme, c’est ne pas rester assis dans son fauteuil tranquille chez soi en attendant que quelqu’un batte Orbán. » Cette approche pragmatique explique la tendance qu’a eue MZP à considérer comme naturelle l’alliance avec le Jobbik, l’ancien parti d’extrême droite, et ce dès 2018. À l’époque déjà, il expliquait que « le Jobbik a également besoin de Juifs et de Tsiganes, mais il doit être radical, car oui, quelqu’un se doit de défendre un peuple hongrois juste et honnête, oui, nous avons besoin d’une Garde hongroise [l’ancienne milice armée du Jobbik, dissoute depuis], mais où il y aurait aussi des Juifs, des Tsiganes et des gens de gauche. ». Des idées pour le moins radicales en effet.
Entre terres natales et Amérique du Nord
Avant de se lancer dans sa lutte féroce contre le pouvoir, Péter Márki-Zay a mené une vie de père de famille à la fois classique et aventureuse, alternant entre les retours dans sa terre natale et ses envies d’ailleurs. Né en 1972 à Hódmezővásárhely dans le sud-est du pays, non loin des frontières serbes et roumaines, MZP grandit dans la Hongrie communiste du dirigeant János Kádár et sa fameuse « dictature molle » au sein d’une fervente famille catholique, basée dans la région depuis plusieurs générations. « À l’époque, la société était évidemment beaucoup plus sécularisée. Ça n’était pas la mode d’être catholique. Moi j’étais fier de l’être, le regard des autres m’importait peu » raconte l’intéressé6.
Au lycée de la ville, il y rencontre celle qui deviendra sa future épouse. Une fois le bac en poche, MZP s’en va en Finlande travailler quelques mois comme serveur – ce qui lui a donné des bases de finnois, l’une des trois langues qu’il « comprend », aux côtés du russe et de l’espagnol. Le jeune étudiant garde en effet un intérêt très prononcé pour l’apprentissage des langues et déclare aujourd’hui fièrement parler anglais, allemand et français. Pour ses études, MZP cultive le même côté « touche-à-tout », à tel point qu’il en devient difficile de le catégoriser. En 1996, après avoir décroché un master en économie et en sciences politiques à l’Université Corvinus de Budapest, il rentre certes dans sa région natale, mais poursuit à distance des études d’ingénieur, avant de s’inscrire plus tard en thèse de doctorat en histoire économique à l’université catholique Pázmány Péter.
À côté de ses interminables études, Márki-Zay mène alors une vie de famille classique. Le jeune père de famille travaille comme chargé de projet chez EDF pendant 5 ans avant de basculer dans le marketing pour une autre entreprise française, Legrand. Une routine qui s’achève en 2004 lorsque le couple décide de tenter l’aventure au Canada, et s’envole avec leurs cinq enfants pour Toronto, où MZP devient cadre dans une entreprise de vente de pièces automobiles. Deux ans plus tard, il se fait muter aux États-Unis, dans l’Indiana, pour permettre à sa conjointe de suivre des études de sage-femme. Il en profite pour découvrir la pratique du bénévolat à l’américaine et la politique locale. « J’ai pris part à des campagnes électorales aux États-Unis, j’ai énormément appris de la politique américaine » glisse cet admirateur de Barack Obama7.
Tenté par la collaboration avec le Fidesz
En 2009, la famille rentre au pays, agrandie de deux enfants. Un retour dont le journal local se fait écho à travers un article, qui ne manque pas d’attirer l’attention. Cela tombe bien puisque le jeune MZP pensait s’engager en politique. Et c’est tout naturellement vers le Fidesz qu’il se tourne. À l’époque, Viktor Orbán n’est que le chef de l’opposition au parlement, mais à Hódmezővásárhely, le Fidesz règne depuis longtemps déjà, sous la houlette de János Lázár, longtemps considéré comme le dauphin d’Orbán. « J’ai offert mes services à monsieur Lázár en tant que bénévole, il était d’ailleurs très ouvert et m’a fait des offres très intéressantes. Mais entre-temps, j’ai entendu tellement de choses sur la corruption qui sévit à Hódmezővásárhely, que j’ai lâché l’affaire » explique-t-il au micro de Partizán. Márki-Zay se détourne alors du Fidesz, abandonne l’idée de se lancer en politique, et trouve un nouveau poste de cadre chez EDF, tout en donnant des cours de marketing et de management à l’université de Szeged.
À suivre ses dires, c’est pourtant la politique qui ne va pas vouloir lui laisser de répit.
Lors des élections municipales de 2009, la section locale du Jobbik, parti à l’époque vigoureusement d’extrême droite et particulièrement anti-rom, offre son soutien à MZP et l’encourage à se présenter en indépendant. « Je leur ai répondu que, moi, je ne pouvais pas être membre du Jobbik, puisque j’aimais les Roms ». Il refuse une deuxième fois l’offre en 2014. La troisième fois sera la bonne : en 2018, après le décès brutal du maire Fidesz, MZP accepte de se présenter aux élections en tant qu’indépendant soutenu tant par le parti socialiste MSZP que par le Jobbik – un parti qui, rappelons-le, avait alors abandonné son positionnement d’extrême droite depuis quelques années. Le scénario est connu : à la surprise générale, Márki-Zay l’emporte largement. « À Hódmezővásárhely, on a prouvé et montré comment battre le Fidesz dans un de leur bastion. Je vous garantis que la recette va marcher au niveau national » assure-t-il8.
L’horizon menaçant d’une « coalition arc-en-ciel »
Márki-Zay connaît donc la recette de la victoire contre Orbán.
Mais connaît-il la recette pour diriger une coalition aussi hétéroclite, qui rassemble la droite conservatrice et les socialistes, les libéraux et les écologistes ? Car c’est bien là la peur de beaucoup de Hongrois indécis. Le Fidesz et Viktor Orbán ne font certes pas l’unanimité, mais après douze de règne ininterrompu, et une mainmise totale sur le pays, beaucoup craignent que la victoire des partis de l’opposition plonge le pays dans le chaos. Les primaires ont notamment révélé les nombreuses tensions entre les différents partis, MZP et Gergely Karácsony accusant notamment la Coalition démocratique (DK) de « chantage ». Surtout, chaque parti sachant concrètement ce qu’il pèse, les rapports de force se sont accentués.
Or le mouvement de Péter Márki-Zay, MMM, pèse si peu qu’il n’est pas exagéré de dire que le leader de l’opposition est de facto sans-parti. Face à cela, certaines formations dominent cette coalition. Dans les 106 circonscriptions du pays, les deux partis majoritaires sont d’une part la Coalition démocratique, qui présente 33 candidats, et d’autre part, le Jobbik, qui en présente 29. Un dernier tiers est formé par le parti socialiste (MSZP), les libéraux-écologistes (LMP) et les Verts (Dialogue), soit les partis au soutien de Gergely Karácsony. Les 93 sièges restants sont attribués à travers les listes présentées au niveau national, dont la composition est encore inconnue et dont la formation sera l’enjeu de tractations importantes durant les prochains mois.
Mis à part les libéraux du parti Momentum qui l’avaient soutenu dans l’entre-deux tours, il n’est pas certain que MZP trouve beaucoup d’alliés naturels au sein des autres partis. Le poids du Jobbik pourrait s’avérer être un atout, comme en témoigne leur histoire commune à la mairie de Hódmezővásárhely, ainsi que leur proximité idéologique. Pourtant, au second tour des primaires, le Jobbik n’a jamais appelé à voter Márki-Zay et pourrait tout aussi bien se tourner vers DK, ce qui, sans nul doute, ne rendra pas la vie facile à MZP. Quant aux partis ayant soutenu Gergely Karácsony (MSZP, LMP et Dialogue), leurs programmes politiques sont très loin des conceptions du candidat conservateur. Ils n’avaient d’ailleurs pas suivi Karácsony dans sa décision de se retirer du second tour au profit de MZP.
Le retrait de Karácsony au profit de MZP : un tournant
Arrivé second à l’issue du premier tour, c’est très largement le retrait du maire de Budapest au profit du maire de Hódmezővásárhely qui a permis à MZP de l’emporter si largement. Malgré « des désaccords, notamment sur les questions fiscales », Karácsony avait consenti à faire ce « sacrifice » au profit de son « ami Péter »9. C’était le tournant de ces primaires, le moment où un improbable outsider est soudainement propulsé au rang de candidat crédible pour battre Viktor Orbán au printemps prochain.
Ce tournant mérite que l’on s’y attarde. Comment expliquer ce retrait de Gergely Karácsony, authentique homme de gauche et écologiste arrivé second, par ailleurs donné grand favori depuis des mois, au profit de son concurrent de droite, conservateur et néolibéral, arrivé troisième ? Surtout, pourquoi ne s’est-il pas retiré au profit de Klára Dobrev, l’eurodéputée arrivée en tête, au programme politique somme toute très similaire ? La réponse est évidente pour un public hongrois, mais plus complexe vu depuis l’étranger. Elle est fondamentale pour comprendre les enjeux de la vie politique hongroise.
Pour saisir la raison du discrédit dont souffre Mme Dobrev, même au sein de l’électorat de gauche, il faut revenir quinze ans en arrière.
L’ombre de l’ancien premier ministre Ferenc Gyurcsány
En 2006, le jeune Viktor Orbán, à la tête du Fidesz depuis plus de quinze ans, enrage. Il vient de perdre les élections, réitérant son échec de 2002. C’est le Premier ministre socialiste sortant, Ferenc Gyurcsány, qui est réélu sans trop de difficultés au printemps. Seulement, à l’automne, tout bascule pour le parti socialiste – et d’aucuns diraient, pour la Hongrie – lorsque les médias diffusent un enregistrement d’un discours que le premier ministre donne en huis clos, dans la petite station balnéaire de Balatonöszöd. Dans un langage extrêmement fleuri, Gyurcsány explique avoir délibérément menti « matin, midi et soir » dans le seul but de gagner les élections, tout en trafiquant les statistiques officielles pour masquer l’état de l’économie du pays.
Ces révélations, connues sous le nom de « discours d’Öszöd », provoquent un mouvement de protestations d’une rare ampleur en Hongrie. Les manifestants subissent des violences policières inédites, et les images des échauffourées ont marqué les esprits. Deux ans plus tard, la crise de 2008 met l’économie du pays à terre. Gyurcsány finit par laisser le pouvoir à un technocrate, Gordon Bajnai, dont la seule mission est de sécuriser des prêts internationaux en échange de programmes d’austérité drastiques. À l’issue du mandat, l’état de l’économie est catastrophique et le parti socialiste en perdition. Son effondrement permettra alors le triomphe absolu du Fidesz aux élections de 2010.
Gyurcsány, malgré son nouveau statut d’homme politique le plus détesté de Hongrie, n’a jamais quitté la politique. Après la débâcle du parti socialiste aux élections, il fonde son propre parti, la Coalition démocratique (DK). Patiemment, il remobilise ses anciens réseaux de militants et d’électeurs, installant DK au sein du paysage politique hongrois. Le premier véritable succès de la formation arrive en 2019, lors des élections européennes, où elle s’impose comme le premier parti d’opposition avec comme tête de liste, l’épouse de Ferenc Gyurcsány qui n’est autre que… Klára Dobrev. L’eurodéputée, par ailleurs vice-présidente du Parlement européen, a depuis patiemment lancé sa campagne pour tenter de prendre la tête de l’opposition. Polyglotte, seule femme candidate et forte d’une expérience indéniable en politique, elle a également surpris en arrivant première à l’issue du premier tour.
Seulement voilà, peu importe son programme politique ou ses qualités individuelles, ses adversaires ne se privent pas de la réduire à une seule chose : elle est l’épouse de Ferenc Gyurcsány, l’ancien Premier ministre auteur du « discours d’Öszöd ». Le Fidesz en particulier, ne s’embarrasse pas plus puisqu’il range dans le même sac Dobrev (« la femme ») et Karácsony (« la marionnette »), qui seraient tous deux manipulés par un Gyurcsány préparant dans l’ombre son retour au pouvoir. Un message martelé pendant des semaines à coups de publicités sur Internet, d’affiches géantes posées à travers tout le pays, et même d’une pétition « Stop Gyurcsány, Stop Karácsony », et apparemment signée par plus d’un million de personnes, dont Viktor Orbán lui-même10.
Au-delà de la campagne de communication du Fidesz, le retrait de Karácsony au profit de Péter Márki-Zay est évidemment dû au fait que Klára Dobrev est l’épouse de Ferenc Gyurcsány. Il préfère voir un conservateur l’emporter plutôt que Dobrev, qui aurait manifestement beaucoup moins de chances de victoire dans un duel l’opposant à Orbán. Il est en effet indéniable que, même auprès d’une grande partie des électeurs de l’opposition et des électeurs de gauche, farouchement opposés au Fidesz, l’ancien Premier ministre n’est pas le bienvenu – si ce n’est franchement honni. S’il dispose encore d’une base fidèle, la majorité des Hongrois voient en lui une époque révolue, celle des années 2000 et du duel Orbán-Gyurcsány.
En battant Dobrev par plus de 15 points d’écart, le message des opposants au Fidesz est clair : changer l’actuel gouvernement oui, au profit du « monde d’avant », non. En d’autres termes, c’est moins le programme politique et l’idéologie de Péter Márki-Zay qui ont bâti son succès que la certitude qu’il n’a absolument rien à voir avec l’establishment traditionnel, dans lequel est compris aussi bien Viktor Orbán que Ferenc Gyurcsány – et donc, par extension, pour de nombreux électeurs, Klára Dobrev. Un mouvement « anti-establishment » somme toute assez classique, comparable par exemple à l’élection de Donald Trump ou à celle de Volodymyr Zelensky en Ukraine.
Le cauchemar du Fidesz
La victoire de Péter Márki-Zay n’a certainement réjoui aucun proche du Fidesz. Le parti a dépensé plus en campagne de communication que n’importe quel parti de l’opposition durant la primaire. Une véritable machine de propagande dont le message était de diaboliser la « gauche libérale » aux mains de Gyurcsány. Tout ça pour que, finalement, le chef de l’opposition ne s’avère être ni de gauche ni affilié d’une quelconque façon à Gyurcsány, mais un catholique conservateur, ancien électeur du Fidesz, relativement novice en politique. Une description que même le directeur de la communication du Fidesz, István Hollik, avait validée, avant de rappeler que, de toute façon, MZP ne serait jamais élu11. Une déclaration qu’il a dû regretter plus d’une fois…
Le profil de Márki-Zay est certainement le pire scénario possible pour le Fidesz : comment réussir à discréditer un candidat aussi proche idéologiquement de Viktor Orbán ?
« Avec l’union de l’opposition, de la gauche à la droite, et avec un candidat qui plaît aussi aux électeurs du Fidesz, c’est maintenant qu’on a le plus de chances de battre en Orbán depuis une décennie », explique tranquillement et en anglais Péter Márki-Zay au micro des journalistes de CNN, quelques jours après sa victoire12. Force est de reconnaître que l’analyse du candidat pourrait s’avérer juste. En mobilisant à la fois l’électorat de gauche et l’électorat de droite déçu du Fidesz, MZP s’impose véritablement comme le candidat le plus rassembleur.
Rassembler sans gaffer
Mais le personnage n’est pas sans en inquiéter certains dans les rangs de l’opposition. En effet, MZP est maintenant bien connu pour ne pas avoir sa langue dans la poche, ou, d’aucuns diraient, pour être un « gaffeur », devant régulièrement présenter ses excuses pour des petites phrases-chocs prononcées en public. Si cela a pu lui permettre de « convaincre le peuple d’Internet » comme il l’a lui-même revendiqué, cela peut aussi en rebuter plus d’un.
Entre autres petites phrases, il avait répété que « tout le monde sait que c’est au Fidesz qu’il y a le plus de gays », ou encore, qu’avec sa victoire, il avait « remplacé » les partis d’opposition. « Évidemment qu’il faut faire attention à ce qu’on dit, ça m’est justement déjà arrivé que je dise quelque chose qui… enfin, quoi qu’il en soit, c’est vrai que j’ai tendance à faire des déclarations provocatrices, ou à m’exprimer avec des mots forts. Les autres membres de l’opposition ne sont d’ailleurs pas toujours ravis que je dise la vérité… » admet le candidat commun13.
Certains y voient une sincérité bienvenue, une preuve de l’honnêteté et de l’originalité de ce candidat. D’autres y décèlent un véritable amateurisme, illustrant la très courte carrière politique de MZP, pas à la hauteur de la tâche. Quoi qu’il en soit, le front uni de l’opposition va faire campagne, bon gré mal gré, sous la houlette de ce maire conservateur de province qui a su déjouer tous les pronostics. Nul doute que les six prochains mois réservent encore leurs lots de surprises, sans même parler du résultat des élections – impossible à prédire à l’heure actuelle tant les deux camps sont aux coudes à coudes. Une chose est certaine : la coalition anti-Orbán tient une vraie chance de faire basculer l’histoire du pays au printemps prochain. Et il n’est pas sûr qu’elle en ait beaucoup d’autres.
Sources
- https://www.youtube.com/watch?v=CA1ix65JGmA
- https://youtu.be/5qHahDXVTco
- Le Courrier d’Europe centrale, Péter Márki-Zay : « Il faut construire un nouveau parti conservateur qui concurrence le Fidesz », Corentin Léotard et Ludovic Lepeltier-Kutasi, 15 mai 2018
- https://www.youtube.com/watch?v=6QzAH3KzXhw&t=600s
- https://web.archive.org/web/20180226032316/http://magyarnarancs.hu/kismagyarorszag/fel-kell-szabaditani-a-varost-marki-zay-peter-utja-a-polgarmesteri-csataig-108915
- https://www.youtube.com/watch?v=QUbwgdb67IA&t=1507s
- Ibid.
- https://www.youtube.com/watch?v=QUbwgdb67IA
- https://www.youtube.com/watch?v=dUkwlleZEYI&t=214s
- https://index.hu/belfold/2021/10/03/hollik-istvan-egymillio-alairas-stop-gyurcsany-stop-karacsony-peticio-elovalasztas/
- https://www.youtube.com/watch?v=6QzAH3KzXhw&t=600s
- https://edition.cnn.com/videos/tv/2021/10/20/amanpour-hungary-opposition-peter-marki-zay-viktor-orban-democracy-eu.cnn
- https://www.youtube.com/watch?v=6QzAH3KzXhw&t=600s