Pour l’hégémon mondial, il semble qu’appuyer sur la gâchette de la gestion de crise consiste principalement à mettre en ligne des PDF sur des sites gouvernementaux. Lors de la panique financière de mars 2020, au moment où le coronavirus se répandait pour la première fois dans les pays du Nord, la Réserve fédérale des États-Unis a publié fiévreusement des documents de synthèse 1 sur les facilités de prêt conçues pour générer de la liquidité en dollar, et, en réaction, les rouages du système financier se sont mis en branle. Cette année, depuis l’invasion des troupes russes en Ukraine le 24 février, l’Office de contrôle des actifs étrangers (OFAC, Office of foreign assets control) – la section chargée des sanctions au sein du département du Trésor – a publié des annonces dont l’objet est de siphonner la liquidité de l’économie russe. En l’espace d’une semaine, les mesures ont ouvert une brèche dans la « forteresse Russie » (la tentative du président Vladimir Poutine de rendre l’économie de son pays imperméable aux sanctions), et Washington a une nouvelle fois démontré qu’il est en son pouvoir de dénier – ou, à l’inverse, d’accorder – la liquidité en dollar. Quelle sera la suite ?
La montée en puissance des sanctions a été rapide. Après le début des frappes russes, Washington a intensifié sa réaction économique. Pour commencer 2, les États-Unis ont ciblé d’importantes banques de développement publiques et restreint le marché des dettes souveraines russes. Le lendemain 3, l’OFAC a rompu les liens entre le système financier mondial et certaines des plus grosses banques russes – dont les deux principales – et étouffé le financement de certaines des plus grosses entreprises. En parallèle, le département du Commerce a imposé un contrôle des exportations 4, concernant les intrants des industries russes de la défense et de l’aérospatial.
Le premier week-end de la guerre, après un accord avec le Canada et les alliés européens, les États-Unis ont annoncé des sanctions contre la Banque centrale russe 5 – leur mesure la plus agressive à ce jour. Depuis ce point culminant, Washington a imposé de nouvelles sanctions 6 à l’industrie russe de la défense, un contrôle des exportations ciblant le raffinage russe, et une restriction des échanges avec la Biélorussie pour prévenir les tentatives de contournement des sanctions. Plus récemment, le président Biden a annoncé 7 que les États-Unis prohiberaient l’importation de pétrole, gaz et charbon russes. Dans le même temps, le département du Trésor a progressivement étoffé 8 la liste des élites et oligarques russes visés par des sanctions.
En parallèle, l’Union européenne a produit ses propres sanctions, à un rythme plus lent puisqu’il fallait l’accord de chacun des vingt-sept États membres sur chaque mesure. Elle a, notamment, limité l’accès des principales banques russes à SWIFT, la société belge de messagerie financière qui accompagne la plupart des transactions financières mondiales.
Les sanctions américaines sont tout à la fois une affaire de diplomatie, de politique économique et de plomberie financière ; elles sont le produit des efforts conjoints de la Maison-Blanche, du Trésor et du département d’État (les Affaires étrangères). La Maison-Blanche coordonne la stratégie américaine. Elle annonce les grosses décisions, par exemple les sanctions sur la Banque centrale, et mène les initiatives économiques anti-russes à l’échelle intergouvernementale. Daleep Singh, conseiller adjoint à la sécurité nationale à la Maison-Blanche, a été au centre 9 de l’organisation américaine depuis le début de la crise actuelle – il avait déjà affronté la panique financière de mars 2020 10 en tant que chef de la division des Marchés à la Réserve fédérale de New York. Le département d’Etat se charge de la communication et de la coordination internationales.
Par exemple, pour calmer la nervosité des marchés et des pays alliés dépendants aux importations, Amos Hochstein, conseiller principal à la sécurité énergétique, est passé sur la chaîne Bloomberg 11 pour dire clairement que les sanctions américaines ne prendraient pas pour cible le pétrole russe. Puis, lorsque la pression montait pour inclure l’énergie dans les sanctions, le secrétaire d’État Antony Blinken a fait part de « discussions très actives » 12 avec l’Europe sur un potentiel embargo. Après que les Etats-Unis ont finalement décidé de boycotter le pétrole russe, c’est encore Hochstein qui a suggéré que Washington pourrait puiser dans les réserves 13 pour adoucir la hausse de prix et qui s’est rendu à la grande conférence de l’industrie de l’énergie pour pousser les compagnies pétrolières à augmenter leur production 14.
Le Trésor, de son côté, impose effectivement les sanctions. Cela signifie qu’il définit la mise en œuvre technique des mesures. Sur la question de l’énergie, par exemple, alors que le département d’État s’occupait de la communication, le département du Trésor a publié une clarification détaillée – la fameuse « exemption énergétique » 15 – expliquant que les achats de pétrole et de gaz via des banques sous sanctions seraient permis.
Au regard de ses effets démesurés sur l’activité économique et la vie humaine, la politique de sanctions est conduite sans décorum, et économe en procédures administratives. Contrairement à la politique monétaire, confiée à une agence indépendante, elle se trouve pleinement sous le contrôle politique de la branche exécutive et connaît peu de garde-fous constitutionnels ou procéduraux. Pour expliquer et mettre en œuvre l’exemption énergétique, qui concernait 12 % 16 du commerce mondial de pétrole– l’OFAC a simplement posté une « FAQ » sur son site web.
Excès de zèle
De même que pour les annonces de politique monétaire de la Fed, le pouvoir des sanctions provient de la manière dont les entreprises réagissent à ce type de déclarations. Certains effets sont directs et attendus, comme la fuite rapide des déposants qui a déterminé, moins d’une semaine après les mesures, la fermeture 17 par la Banque centrale européenne de la filiale européenne de la plus grosse banque russe. Ailleurs, la manière dont les sanctions se diffusent dans l’économie est moins prévisible : les États-Unis sanctionnent une société russe, qu’un fournisseur d’indices boursiers retire 18 alors d’un de ses indices. Un gestionnaire d’actifs chargé de reproduire l’indice dans son portefeuille essaie donc de vendre l’action de cette société, sans succès, et c’est tout le marché qui rentre en court-circuit.
Dans la phase de mise en œuvre d’un régime américain de sanctions, les excès de zèle sont ses premiers alliés. Les entreprises, qui ont en mémoire les lourdes amendes imposées par les États-Unis pour contournement des sanctions 19 et craignent de perdre accès au système des paiements en dollar, vont bien au-delà de la lettre du droit dans leur réaction aux mesures américaines. Comme l’a déclaré au Wall Street Journal 20 un responsable d’une banque allemande, « notre goût du risque (…) a été réduit à zéro ».
Malgré l’exemption énergétique, des traders frileux se sont tenus à distance du pétrole russe, attendant de voir si les États-Unis parviendraient à convaincre 21 l’Europe d’appliquer un embargo. Les effets de ce genre de comportements se renforcent mutuellement. Du fait du manque d’intérêt des marchés 22, le pétrole russe s’échange en dessous des cours de référence mondiaux, ce qui en fait une affaire potentiellement attractive. Mais après le tollé 23 qu’a suscité l’achat par Shell, en toute légalité, d’une cargaison russe à prix cassé, les traders, inquiets de leur réputation et de leur conformité au droit, ont continué à éviter le pétrole russe.
L’incertitude des affaires s’est trouvée amplifiée par la complexité des régimes internationaux de sanctions, qui sont apparus en quelques jours et se recoupent partiellement. Dans le doute, autant cesser complètement de traiter avec la Russie. Comment, par exemple, les banques de Singapour pourraient-elles faire autrement quand leur Autorité monétaire leur envoie 24 une circulaire qui les enjoint poliment à « gérer tout risque associé à la situation en Ukraine et aux sanctions imposées par les principales juridictions » ?
Chaque jour, de nouvelles entreprises annoncent qu’elles renoncent à leurs actifs russes 25 ou qu’elles rompent leurs relations (https://news.bloomberglaw.com/business-and-practice/law-firm-cuts-ties-with-russian-clients-as-sanctions-bite-1) avec des clients russes, qu’elles soient ou non légalement obligées de le faire. Certaines mesures, comme le retrait des médias russes Sputnik et RT de l’App Store par Apple, seront faciles à défaire. D’autres, comme le retrait du pétrolier britannique BP 26 de sa participation de près de 20 % dans le géant russe Rosneft, seront irréversibles.
Toutes les campagnes de sanction ne parviennent pas à obtenir une déconnexion volontaire aussi rapide. Devant la détresse des Ukrainiens 27, l’unanimité des gouvernements occidentaux et l’illégalité manifeste de l’invasion russe, il est difficile pour les entreprises de rester neutres. Certaines ont accompagné les communiqués de presse par lesquels elles réagissaient aux sanctions d’annonces d’actions humanitaires pour l’Ukraine 28. En comparaison, après les sanctions de 2014 contre la Russie, un cadre européen s’était vanté d’avoir appris à recourir à des financements chinois pour contourner les restrictions occidentales 29.
De plus, les excès de zèle ont probablement été stimulés par la sévérité 30 des sanctions et par le fait que les gouvernements américain et européens se sont montrés prêts à encaisser des pertes économiques : pour les entreprises, il est clair que Washington et Bruxelles ne plaisantent pas. La rupture complète entre la Russie et l’Occident contraste avec l’expérience de 2014. Par exemple, l’Allemagne avait alors imposé des sanctions à Moscou tout en approfondissant sa dépendance au gaz russe 31, ce qui était loin de signaler aux entreprises une volonté de maximiser les effets des mesures.
Les sanctions peuvent infliger de nombreux types de dommages différents, et le secteur de l’aviation russe les a presque tous subis. Il a d’abord été déconnecté d’un réseau-clé. Aeroflot, la compagnie aérienne russe emblématique, a perdu l’accès au logiciel Sabre de gestion des réservations 32. Comme SWIFT, il s’agit d’une infrastructure invisible mais d’importance cruciale, qui amplifie les effets des sanctions. Ensuite, ce fut la pression commerciale : les sanctions de l’Union ont forcé les entreprises européennes de location d’avions (leasing) à annuler leurs contrats avec les compagnies russes 33, les autorisant, du moins en principe, à reprendre possession de plus de la moitié des appareils russes. De peur d’une telle action, le gouvernement russe a interdit aux compagnies les vols extérieurs.
Puis une nouvelle forme de pression est apparue sous la forme de contrôle des exportations. Les campagnes économiques des États-Unis et de l’Union ont innové en ajoutant aux mesures financières une action sur les chaînes d’approvisionnement, qui limite la fourniture de pièces et composants physiques spécifiques aux compagnies aériennes russes. Son accès aux pièces détachées désormais limité, la flotte russe va lentement se dégrader par cannibalisme 34pour obtenir des composants de rechange. Sur le front des mesures volontaires, Manchester United a mis fin à son accord de sponsoring avec Aeroflot 35.
L’effet cumulé des sanctions sur la Russie a été catastrophique. Au milieu des décombres, elle a imposé un strict contrôle des capitaux 36, augmenté ses taux d’intérêt à 20 %, et vu sa dette déclassée en catégorie junk (« pourrie ») 37. Le jeudi 3 mars, J.P. Morgan a publié ses estimations d’une contraction du PIB russe de 35 % au deuxième trimestre et de 7 % sur l’année 2022 38. Les dégâts seraient alors d’une ampleur comparable à ceux observés lors du défaut de paiement de Moscou en 1998. D’autres commentateurs verraient plutôt un retour à 1918 39.
La vraie difficulté
Sur quoi déboucheront ces dégâts ? Avant l’invasion, les sanctions transatlantiques contre la Russie étaient censées servir de dissuasion. Désormais, elles sont une monnaie d’échange. Les Etats-Unis feront souffrir la Russie jusqu’à ce qu’elle accède à leurs exigences. Mais, comme le suggèrent les comparaisons avec les sanctions contre l’Iran 40 et le Venezuela 41, il n’y a pas un seuil de souffrance prédéterminé qui mènerait à des concessions. Les économies prises pour cible peuvent se stabiliser dans un équilibre sous-optimal avec sanctions, et elles le font effectivement. À juger par ses auditions devant le Congrès 42, le milieu américain du renseignement paraît douter de l’existence d’une relation étroite entre l’assaut économique actuel et la capacité de pression diplomatique.
Si les sanctions et leur escalade ouvrent effectivement un chemin diplomatique, il s’agira d’articuler ce que veulent Kyiv, Washington et Bruxelles – et ce qu’ils sont prêts à concéder. Les trois acteurs de la politique américaine de sanctions auront un rôle à jouer. Le département d’Etat devra se coordonner avec l’Ukraine et l’Europe pour présenter des exigences claires à la Russie. Et après deux semaines de maximalisme et d’état de choc généralisé devant la puissance destructrice rapide des sanctions, la Maison-Blanche devra rappeler au public que de telles mesures sont un moyen et non une fin en soi.
La contribution du département du Trésor à la diplomatie sera moins apparente, mais cruciale : assurer que Washington puisse respecter sa part du marché en relâchant les sanctions. Ses PDF et autres FAQ ont le pouvoir, inédit à l’échelle de l’histoire du monde, d’arrêter les affaires, mais sont moins efficaces pour les faire redémarrer. Le zèle qui donne leur force aux sanctions en début de campagne peut devenir un boulet à traîner dans la phase diplomatique. Les Etats-Unis peuvent promettre qu’ils lèveront les sanctions une fois qu’un accord aura été conclu, mais ils ne peuvent pas garantir que des entreprises comme Exxon ou BP feront machine arrière elles aussi 43.
L’économie russe gardera des cicatrices. Des démarches apparemment anodines, comme le rétablissement des liens avec les banques sanctionnées, prennent du temps. L’Iran l’a appris en 2016 44, après l’accord sur le nucléaire, lorsque le secrétaire d’Etat John Kerry a dû se déplacer en Europe pour encourager personnellement les banques à renouer des liens avec Téhéran 45. La réparation des dégâts subis par les compagnies aériennes russes sera un point de friction dans les négociations, comme elle l’a été dans le cas iranien – le pays avait demandé d’inclure l’accès à des avions Boeing comme clause dans l’accord sur le nucléaire 46. Mais la reconnexion à la plateforme Sabre, le prêt d’une nouvelle flotte aérienne civile, ou encore la remise en état des avions mal entretenus exigeront du temps et le soutien du Trésor. Et même dans ce cas, les Etats-Unis ne seront pas en mesure d’abaisser les primes d’assurance pour les compagnies russes qui ont essayé d’empêcher la saisie de leurs avions 47.
Au bout de deux semaines de guerre, le coup économique encaissé par la Russie a dépassé les attentes, et la coalition des États-Unis et de l’Union qui l’a porté a tenu bon. Mais Washington et Bruxelles doivent encore tirer de ces succès une défense efficace de l’Ukraine ou un retour à la paix. Plus longtemps les sanctions resteront en place, plus l’économie russe souffrira, et plus elle agira pour s’immuniser contre la pression américaine. Les sanctions ont peut-être fait apparaître un certain pouvoir de négociation, mais le plus difficile sera de l’utiliser 48.
Sources
- https://www.federalreserve.gov/newsevents/pressreleases/files/monetary20200317b1.pdf
- https://home.treasury.gov/news/press-releases/jy0602
- https://home.treasury.gov/news/press-releases/jy0608
- https://www.commerce.gov/news/press-releases/2022/02/commerce-implements-sweeping-restrictions-exports-russia-response
- https://www.whitehouse.gov/briefing-room/statements-releases/2022/02/26/joint-statement-on-further-restrictive-economic-measures/
- https://www.whitehouse.gov/briefing-room/statements-releases/2022/03/02/fact-sheet-the-united-states-continues-to-impose-costs-on-russia-and-belarus-for-putins-war-of-choice/
- https://www.whitehouse.gov/briefing-room/statements-releases/2022/03/08/fact-sheet-united-states-bans-imports-of-russian-oil-liquefied-natural-gas-and-coal/
- https://www.whitehouse.gov/briefing-room/statements-releases/2022/03/03/fact-sheet-the-united-states-continues-to-target-russian-oligarchs-enabling-putins-war-of-choice/
- https://www.politico.com/newsletters/west-wing-playbook/2022/02/24/the-daleep-doctrine-00011437
- https://www.bloomberg.com/news/articles/2020-04-08/when-the-bond-market-turned-sinister-the-fed-raced-to-fix-it
- https://news.bloomberglaw.com/environment-and-energy/white-house-vows-to-avoid-future-sanctions-on-russian-crude-oil
- https://www.politico.com/newsletters/morning-energy/2022/03/07/white-house-double-take-on-banning-russian-oil-00014483
- https://www.reuters.com/business/energy/us-state-dept-envoy-says-it-could-release-more-oil-reserves-ceraweek-2022-03-09/
- https://www.bloomberg.com/news/articles/2022-03-09/u-s-energy-aide-wants-oil-drillers-to-reinvest-ceraweek-update?utm_source=google&utm_medium=bd&cmpId=google
- https://home.treasury.gov/policy-issues/financial-sanctions/faqs/976
- https://www.iea.org/articles/frequently-asked-questions-on-energy-security
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