- Il faut plutôt parler “des” Afriques, dans la mesure où l’Afrique n’est pas un bloc monolithique et que la contingence des relations internationales fait que beaucoup de réactions sont dues à des problématiques nationales. La réaction du Kenya au Conseil de sécurité de l’ONU est à cet égard éclairante : le représentant du Kenya a calmement rappelé que le continent africain avait été colonisé par des grandes puissances européennes et que les populations avaient été séparées par les frontières tracées, mais qu’il n’y avait pas pour autant des guerres incessantes car les États africains avaient appris à vivre avec ce découpage. Il s’agit d’une belle leçon adressée à la Russie. Il faut noter que le représentant a dès le début rappelé le sacro-saint principe d’intangibilité des frontières, principe affirmé par l’Organisation de l’unité africaine (OUA) en 1963. Cela explique la prudence des réactions : l’Union africaine ne condamne pas, mais appelle au respect du droit international et à la souveraineté de l’Ukraine. Cela ne signifie pas que les États africains soutiennent la Russie : au contraire, aucun, pas même le Mali ou la République démocratique du Congo où la Russie est pourtant présente avec la société Wagner, n’ont apporté leur soutien à l’invasion. Ce qui pourrait apparaître comme de la prudence diplomatique n’est pas si anodin quand une puissance nucléaire bafoue le droit international. Cette prudence s’explique cependant par deux facteurs principaux : les risques de séparatisme que rencontrent certains États africains, et leur dépendance vis-à-vis de la Russie, notamment en termes de céréales. La Tunisie et l’Égypte, importent du blé, notamment de Russie et d’Ukraine 1.
- On observe que la situation actuelle se résume aussi par les jeux de pouvoir entre Occident et Russie. L’Europe est plus présente dans les discours qu’au Moyen-Orient, mais il n’y a aucune distinction effectuée entre OTAN et Occident. Il est intéressant de suivre la distinction qui pourrait s’opérer entre le positionnement diplomatique prudent des diplomaties et les opinions publiques, plus affirmées et nettement pro-russes. Elles n’ont rien à voir avec une forme de troisième voie. Au contraire, elles partagent avec la Russie un rejet des valeurs de l’Occident et dénoncent une forme d’hypocrisie occidentale, qui condamne l’invasion de l’Ukraine mais n’a pas hésité à intervenir en Syrie, en Libye ou en Afghanistan. Le deux poids/deux mesures est dénoncé. À partir du baromètre Afro Barometers, on constate que la part des perceptions populaires positives de la Russie et de la Chine a beaucoup augmenté depuis cinq ans. Cela reflète l’engagement économique, politique et militaire de la Russie, mais aussi le rôle de ses médias de propagande.
- Il existe aussi certaines ambiguïtés africaines vis-à-vis de la Russie, les opinions publiques voyant en Poutine un homme fort qui aurait pour cette raison le droit de décider des alliances sécuritaires futures d’un pays, tout en étant très soucieuses de leur souveraineté. Il lui semble qu’il y a énormément de la mythologie politique russe, diffusée et entretenue par Poutine qui est partagée par les populations africaines : équivalence morale entre l’intervention russe et celles de l’OTAN, anti-impérialisme fort, anti-américanisme, politique de l’humiliation, sentiment que l’histoire est écrite par les vainqueurs. Tout cela sera intéressant à suivre.
- L’ordre international, il y a quelques années, était encore unipolaire. On va désormais vers une bipolarisation. C’est un système instable, interdépendant. Cependant, aucun État n’a intérêt à se déclarer en rupture avec le droit international, notamment les petits États, pour qui les institutions internationales sont des relais de puissance.