Key Points
- L’invasion russe dans un pays voisin réveille la question transnistrienne même si, pour l’heure, le front n’est pas parvenu dans la région frontalière entre l’Ukraine et la Transnistrie.
- S’il n’est pas sûr que cette zone devienne une base arrière de la guérilla, la guerre actuelle met de fait la Moldavie au plus près de l’actualité internationale, et expose plusieurs particularités du pays.
- Trente ans après le cessez-le-feu, la Moldavie n’a certes pas trouvé de solution politique au conflit transnistrien, mais a évité depuis lors une guerre directe avec la Russie, au contraire de la Géorgie et de l’Ukraine. Ce délicat équilibre est aujourd’hui remis en cause.
Dans les colonnes de cette revue, Michel Goya nous appelait à prêter une attention particulière à l’un des pays frontaliers de l’Ukraine : « La Moldavie – elle-même en conflit avec la Russie sur la question de la Transnistrie – est une possible zone arrière de cette guérilla. Elle est en train de devenir une région clé qui fera rapidement l’objet de l’attention russe. »
En 2019, nous décrivions avec la Sénatrice Josette Durrieu une Moldavie « à la croisée des mondes ». S’il n’est pas sûr que cette zone devienne une base arrière de la guérilla, la guerre actuelle met de fait la Moldavie au plus près de l’actualité internationale, et expose plusieurs particularités du pays. Celles-ci sont liées à l’existence d’un conflit séparatiste non-résolu – la Transnistrie –, à l’orientation européenne de la Moldavie – avec une influence russe encore bien réelle –, à son statut d’État neutre prévu dans la Constitution et à ses réactions face à la guerre.
Qu’est-ce que la Transnistrie, territoire séparatiste de la Moldavie ?
État de la taille de la Belgique et d’une population d’environ trois millions d’habitants, la Moldavie, ancienne République de l’URSS, est située entre l’Ukraine et la Roumanie. Au moment de la chute de l’Union soviétique, elle a connu la sécession d’une partie de son territoire, la Transnistrie, se trouvant sur la rive gauche du Dniestr. Le conflit entre les forces moldaves et la XIVe Armée russe, entre mars 1992 et le cessez-le-feu de juillet 1992, a engendré la mort d’environ 3500 personnes. Suite à ce conflit, la République moldave du Dniestr a développé des structures d’un quasi-État, disposant d’une population – un demi-million de personnes –, d’un territoire – environ 4 000 kilomètres carrés – et d’une administration – une présidence, un Parlement, une monnaie… Elle n’est toutefois reconnue par aucun État, y compris la Russie. Située dans l’hinterland du port ukrainien d’Odessa – à moins de 100 kilomètres –, elle a pu se développer grâce à un « capitalisme de contrebande », profitant de son statut de zone de non-droit pour exporter divers produits et marchandises.
Depuis 1992, le format de négociation du conflit dans le cadre de l’OSCE, impliquant la Russie, l’Ukraine, la Moldavie, la Transnistrie, l’OSCE, avec l’Union européenne et les États-Unis, patine. De même, la situation est militairement très stable : la Russie y compte toujours la XIVe Armée, avec un millier d’hommes, et des dépôts de munitions. Moscou refuse toute forme de concession concernant sa présence militaire, même si elle n’est pas hostile au fait de trouver une solution au conflit – à ses propres conditions cependant, laissant une influence majeure à la Transnistrie, qu’elle contrôle. De fait, depuis Chisinau, le conflit transnistrien a longtemps été plutôt un enjeu considéré comme secondaire sur le plan électoral, la population étant plutôt confrontée au quotidien à la corruption et à la pauvreté, tandis que les perspectives d’une reprise en main de la Transnistrie par la force sont nulles.
Fait révélateur d’une forme d’acceptation de la situation, de part et d’autre : le club du Sheriff Tiraspol, connu des amateurs de football depuis cet automne pour avoir battu le Real Madrid chez lui – le 28 septembre 2021 –, joue dans le championnat… moldave ! Le stade de Tiraspol est d’ailleurs le plus impressionnant de la Moldavie, vitrine à la fois de la Transnistrie et du groupe Sheriff, entreprise monopoliste qui détient les principaux canaux de distribution de l’entité séparatiste. Par contraste, le club de Chakhtar Donetsk du milliardaire ukrainien Rinat Akhmetov évolue bien dans le championnat ukrainien, mais, à la suite de la guerre de 2014, il a depuis évolué à Lviv, à Kharkiv et à Kiev, sans pouvoir rejouer dans sa ville.
Une chose est sûre : les dirigeants transnistriens prêtent une attention particulière à cette guerre, en poussant une fois de plus pour que la Russie reconnaisse leur indépendance, comme ils l’avaient demandé en 2014. Sans succès jusqu’à présent. Il reste cependant à voir ce qu’il se passerait dans l’hypothèse où les troupes russes contrôleraient Odessa et se trouveraient à la frontière de l’Ukraine et de la Transnistrie. Pour l’heure, le front n’est pas parvenu dans cette région.
Un État orienté vers l’Europe
La Moldavie, dans ses frontières actuelles, existe depuis 1991, année de l’indépendance. Son histoire a été chahutée entre différentes puissances : la principauté de Moldavie, née en 1359, est devenue vassale de l’Empire ottoman en 1538. C’est en 1812 que l’Empire russe conquiert une partie de la principauté de Moldavie : l’invasion de Napoléon contraint en effet la Russie à se contenter d’arracher la partie orientale de la principauté de Moldavie, qu’elle renomme Bessarabie. Celle-ci est alors intégrée dans l’Empire russe pour un siècle. Le temps notamment pour Alexandre Pouchkine de commencer à écrire son chef d’œuvre Eugène Onéguine, et pour la population juive d’y connaître des heures terribles – les pogroms de Chisinau de 1903 et 1905, dont témoigne Robert Badinter dans son livre Idiss.
À l’issue de la Première Guerre mondiale, et dans le contexte de la Révolution bolchévique, la Bessarabie décide de s’unir au royaume de Roumanie. Décision logique, si l’on se réfère à la population, majoritairement roumanophone ; le géographe de la Sorbonne Emmanuel de Martonne plaidera en ce sens au sein du Comité d’études préparant la conférence de la paix de 1919 à 1920, en participant notamment à la Commission des Affaires roumaines et yougoslaves. Par contraste, l’écrivain français Henri Barbusse, antimilitariste et communiste, publie un livre après un séjour à Chisinau, intitulé Les Bourreaux (1926), dans lequel il considère ce territoire comme arraché à la Russie sans son consentement. Le géopoliticien Jacques Ancel remarque pour sa part, dans sa Géographie des frontières, « que les villes furent russes dans une campagne restée moldave ». La Bessarabie reste donc roumaine dans l’entre-deux-guerres.
Toutefois, l’article 4 de la clause secrète du Pacte Ribbentrop – Molotov du 23 août 1939 prévoyait le retour de la Moldavie au sein de l’URSS. Le 26 juin 1940, l’URSS adresse un ultimatum à la Roumanie pour récupérer ce territoire. La Roumanie le récupère à la faveur de la guerre de 1941 à 1944, avant que la Moldavie ne redevienne une république soviétique jusqu’en 1991.
De cet héritage historique entre Roumanie et Russie, la culture politique moldave reste profondément imprégnée, ce qui a pu faire dire au géopoliticien moldave Oleg Serebrian que la Moldavie avait des « partis géopolitiques » au moins autant que des « partis politiques ». Alors que la Russie garde une influence importante à travers sa présence en Transnistrie et ses relais en Gagaouzie (sud du pays), la Roumanie joue également un rôle de facilitateur de rapprochement entre la Moldavie et la Roumanie. De fait, en novembre 2020, le Président « pro-russe » Igor Dodon a perdu face à une candidate « pro-européenne », Maïa Sandu, qui a obtenu une majorité législative en juillet 2021. La nouvelle Présidente a pris soin dans sa campagne d’afficher sa volonté de réforme devant mener à l’Union européenne sans pour autant se montrer critique de la Russie, à la différence de son opposant qui souhaitait davantage « cliver » sur des questions géopolitiques. Nul doute que la guerre actuelle contribue à répandre l’anxiété au sein de la population, dont le virage européen a été pris depuis l’accord d’association de 2014 : la Moldavie s’est massivement réorientée commercialement vers l’Union européenne, et les principales réformes sont prises avec cet objectif de rapprochement, quand bien même une opposition à davantage d’intégration européenne existe. Cette orientation vers l’Union européenne se retrouve dans la gestion de la crise actuelle, avec des échanges de haut-niveau avec les principaux interlocuteurs.
Le statut de neutralité, une particularité moldave
Contrairement à l’Ukraine ou à la Géorgie, la Moldavie n’a pas fait de demande formelle d’adhésion à l’OTAN. Dans les interactions directes, cette particularité a souvent suscité un vif intérêt des dirigeants russes lors de leurs rencontres avec les dirigeants moldaves.
De fait, l’article 11 de la Constitution moldave (1994), qui se compose de deux alinéas, mentionne que la République de Moldavie proclame sa neutralité permanente ; par ailleurs, elle n’admet pas la présence des troupes militaires des autres États sur son territoire. La « neutralité permanente » se distingue de la neutralité à l’occasion d’un conflit, qui se caractérise par l’abstention (ne pas fournir d’aide directe ou indirecte à l’un des belligérants) et par l’impartialité (respecter une égalité de traitement entre les différents belligérants). La « neutralité permanente » consiste ici à ne pas participer à une alliance militaire comme l’OTAN. Par ailleurs, le second alinéa est un moyen pour la Moldavie de réclamer le départ des troupes russes de Transnistrie. Cette demande avait fait l’objet d’une résolution à l’ONU en juin 2018 pour « exhorter la Russie à achever de manière ordonnée, sans conditions et sans nouveau retard le retrait de son groupe opérationnel de forces et ses armements du territoire de la République de Moldavie ». Si la neutralité est souvent imposée par une situation géopolitique donnée, elle finit souvent par s’inscrire dans des pratiques et des cultures politiques.
Dans ces conditions, ce n’est pas par une participation militaire au conflit que la Moldavie peut agir en cas d’attaque d’un de ses voisins, dont elle a reconnu l’intégrité territoriale et la souveraineté. Tout en critiquant la guerre de la Russie, Nicu Popescu, le Ministre moldave des affaires étrangères a opté, le 28 février, pour ne pas se joindre aux sanctions contre Moscou, à l’instar de la Géorgie. On peut imaginer que les deux présidentes, Maïa Sandu et Salomé Zourabichvili, ont évoqué ces points lors de leurs discussions avec Emmanuel Macron, avec l’ambition d’éviter de donner des prétextes à l’extension de ce conflit.
La Moldavie face à la guerre en Ukraine
Dans cette guerre, trois objectifs sont prioritaires pour la Moldavie : accueillir des réfugiés ukrainiens sur son sol, éviter une déstabilisation du pays et maintenir une cohésion nationale.
Le premier objectif découle des conséquences de la guerre : de nombreux Ukrainiens ont pris le chemin de l’exil dès les premiers jours, principalement vers la Pologne, la Moldavie, la Roumanie, la Slovaquie et autres. Il s’agit pour la Moldavie d’accueillir un nombre de réfugiés important par rapport à sa population : ce sont 70 000 réfugiés qui sont arrivés en quatre jours, vers les centres de Palanca et d’Ocnita. Cela suppose un effort particulier pour un pays qui est l’un des moins touristiques du monde et l’un des plus pauvres d’Europe. A titre d’exemple, ces 70 000 réfugiés représentent près de 3 % de la population totale hors Transnistrie. Un numéro vert a été créé sur place afin d’accompagner les opérations d’accueil, tout en mobilisant les différents services de l’État pour maîtriser les risques liés à la gestion des flux migratoires. Un élan de solidarité bien réel est apparu les premiers jours.
Pour faire face au risque de déstabilisation, le gouvernement moldave a pris la décision de faire adopter par le Parlement l’état d’urgence pour une durée de soixante jours à compter du 24 février. Cela permet aux forces de l’ordre et aux patrouilles de police de renforcer leurs activités pour éviter d’éventuelles manifestations pouvant dégénérer. De plus, la fermeture de l’espace aérien a été décidée, et l’aéroport de Marculesti ne sera pas activé. Malgré cette décision, les autorités tâchent d’être aussi rassurantes que possible dans le contexte actuel, avançant qu’il n’y a pas de risque majeur pour les citoyens moldaves, et que des solutions pourraient être trouvées en cas de tension sur les infrastructures de gaz et d’électricité.
Enfin, la Moldavie doit maintenir une cohésion nationale, dans un contexte où les roumanophones se trouvent aux côtés de russophones d’origine ukrainienne ou russe, ainsi que des Gagaouzes, généralement pro-russes.
Le 26 février dernier, les autorités moldaves ont bloqué les portails sputnik.md et Gagauznews.md, considérant qu’ils avaient une responsabilité particulière pour l’incitation à la guerre et à la discorde civile. Cela n’empêche pas les signes de solidarité avec l’Ukraine : outre la manifestation devant l’Ambassade de Russie, l’hôtel National de Chisinau, à côté de l’Académie des sciences de Moldavie, repeint aux couleurs de l’Ukraine, voit apparaître le slogan « niet voïnié » (« non à la guerre » en russe).
Trente ans après le cessez-le-feu, la Moldavie n’a certes pas trouvé de solution politique au conflit transnistrien, mais a évité depuis lors une guerre directe avec la Russie, au contraire de la Géorgie et de l’Ukraine, tout en poursuivant un objectif d’intégration européenne. Reste à voir si cet équilibre fragile pourra perdurer dans les prochaines semaines, à un moment où le voisin ukrainien subit une guerre sur son territoire…