Alexandre Kojève, philosophe de la politique mondiale, une conversation avec Marco Filoni

La pensée politique, la vie et l'action d'Alexandre Kojève sont toujours méconnues. Marco Filoni offre, dans son nouvel ouvrage, une étude inédite et particulièrement riche sur « l'action politique » du philosophe et ses contradictions. Gerardo Muñoz l'a rencontré pour le Grand Continent.

Marco Filoni, L'azione politica del filosofo : la vita e il pensiero di Alexandre Kojève, Bollati Boringhieri, « Saggi », 2021, 352 pages, ISBN 978883393790

Alexandre Kojève occupe une place de choix dans la philosophie continentale du XXe siècle : interprète important du système philosophique hégélien dans la France d’après-guerre, penseur de l’autorité, de la géopolitique et de l’épuisement de la philosophie en Occident, il a également joué un rôle majeur dans l’élaboration de la géopolitique de l’après-guerre, au début de la création du Marché commun européen. Ces dernières années, l’héritage intellectuel de Kojève a refait surface, que ce soit en relation avec sa pensée géopolitique (son mémorandum très connu « L’empire latin – Esquisse d’une doctrine de la politique française » à Charles de Gaulle en 1945, et la nouvelle transformation des relations au colonialisme), les passages entre Russie et Europe, tout autant que ses études sur le système de la philosophie dans le sillage de Hegel, Marx et Heidegger. Il est de plus en plus commenté et a même fait l’objet d’un colloque co-organisé par le Groupe d’études géopolitiques au Parlement européen à Bruxelles. En revanche, on connaît moins bien l’engagement politique actif de Kojève en France pendant l’occupation nazie et son rôle de bureaucrate au sein du Marché commun. Ces moments importants sont merveilleusement reconstitués et étudiés avec de nouveaux matériaux d’archives dans la nouvelle édition actualisée de Marco Filoni L’azione politica del filosofo : la vita e il pensiero di Alexandre Kojéve (Bollati Boringhieri editore, 2021), le livre le plus complet à ce jour sur la pensée et l’activité politique de Kojève. Dans cet entretien inédit pour le Grand Continent, nous évoquons avec Marco Filoni certaines énigmes liées aux idées de Kojève sur la géopolitique, la philosophie, et son actualité dans l’évolution constante du contexte européen dans lequel la vieille « sagesse » kojévienne pourrait encore éclairer certains des chemins inexplorés dans la configuration politique actuelle. 

Commençons par le matériel que vous avez ajouté à cette nouvelle édition et qui est lié à l’ «  action politique », toujours ambiguë de Kojève. Avec cet ajout, vous cartographiez la complexité de son action politique, surprenante par sa valence idéologique qui défait les grilles de lecture conventionnelles. Pourriez-vous nous expliquer en quoi le remodelage de l’action politique de Kojève pourrait également être un moyen d’expliquer sa pensée, et vice versa ?

Je crois qu’il est temps de clarifier certains aspects de la réception de la pensée de Kojève. Pour ce faire, l’action politique, et par extension son élaboration théorique (qu’il développera tout au long de sa vie), sont des clés intéressantes. Les études critiques et historiques de la philosophie ont eu tendance à inscrire Kojève dans une série de clichés que le philosophe lui-même nourrissait, étant donné son penchant pour le paradoxe, son jeu d’acteur destiné à épater le bourgeois, ainsi que sa prédisposition à assumer un ton très particulier. Mais au cours des deux dernières décennies, les recherches et découvertes d’œuvres inédites ont permis de mieux cerner les contours flous de son travail. 

Prenons un exemple : comment comprendre le prétendu marxisme de Kojève compte tenu de ses affinités avec Carl Schmitt ? Cela signifie-t-il que nous pouvons écarter l’interprétation hégélienne de Kojève dans le marxisme ? Je soutiens que la manière dont Kojève a été classé – dans un cadre rigide et trop évident – n’a pas contribué à la correction de l’interprétation de sa pensée. Comme le démontre son activité théorique et pratique pendant la guerre, Kojève a toujours choisi une position nuancée, voire explicitement ambiguë. 

Comme le démontre son activité théorique et pratique pendant la guerre, Kojève a toujours choisi une position nuancée, voire explicitement ambiguë. 

marco filoni

Nous savons maintenant que Kojève écrivait des pamphlets de propagande, en allemand, chargés d’un antisémitisme servile. En même temps, il faut rappeler que ces textes ont été écrits avec Josep Bass (et de fait, l’antisémitisme venait de Bass), qui fut un des leaders de la résistance juive dans le sud de la France. Il en est de même de ses relations avec le personnage d’Henri Moysser, à la fois ministre dans le gouvernement de Pétain et actif dans la protection de nombreux juifs (comme la famille du philosophe Eric Weil) et ceux membres de la Résistance, à qui Kojève avait adressé le texte sur la notion d’autorité et la Constitution de Vichy. Les relations de Kojève n’étaient pas limitées au groupe de Bass mais aussi à Combat de Jean Cassou, comme on le sait. En somme, les années 1940-1945 sont déterminantes pour la position politique de Kojève et permettent d’affiner nos constructions théoriques par rapport à ce qui apparaît à première vue.

Le manuscrit posthume de Kojève, Sophia, philo-sophie et phénoménologie, essaye d’entrelacer l’histoire de la philosophie avec l’événement catastrophique du stalinisme politique, tout en jetant la lumière sur son aventure philosophique. Dans le livre, vous faites allusion à la fameuse lettre perdue de Kojève à Joseph Staline. Pourriez-vous expliquer pourquoi Kojève a développé une fascination pour Staline en tant qu’architecte d’un mode particulier de gestion de l’État et de rationalité bureaucratique ? Cela était-il cohérent avec ses théories hégéliennes de la reconnaissance et de l’État universel ?

Personnellement, j’ai toujours pensé que la fameuse lettre à Staline était juste un autre nom pour ce manuscrit. Kojève concevait son travail théorique en liaison avec son activité politique : ses textes écrits en 1942-43 étaient destinés à Moysset, tandis que le manuscrit Sophia (une reprise de l’enseignement hégélien, mais qui ne s’y limite pas) était destiné à Staline. Plus tard, le texte sur l’Empire latin était destiné à Robert Marjolin, et nous pourrions encore ajouter d’autres exemples. C’est presque comme si Kojève voulait incarner le rôle de conseiller du Prince. Je ne pense pas que cela signifie qu’il aurait accepté n’importe quel tyran au pouvoir ; au contraire, Kojève savait que les philosophes ayant assumé ce rôle ont toujours connu une fin aigre. Il tirait cela des expériences de Platon et de Heidegger. Je pense en réalité que Kojève avait une telle estime de lui-même qu’il pensait pouvoir influencer le tyran pour qu’il soit moins tyrannique. C’est pour cela qu’il était convaincu que le stalinisme était un véritable barbarisme philosophique. Il le savait car sa propre mère l’avait vécu. Mais tout comme sa polémique avec Leo Strauss, à qui il reproche l’utilisation de la morale comme catégorie politique, Kojève croyait ici aussi qu’il fallait mettre les mains dans les courants turbulents de l’histoire : se mouiller dans l’acte ne pouvait que signifier que l’on avait un rôle actif dans la fabrication de l’histoire.

Après la guerre, le penseur politique allemand controversé Carl Schmitt invitait Alexandre Kojève à Düsseldorf pour y prononcer la conférence «  Le colonialisme dans une perspective européenne » (1957) dans laquelle il propose un «  colonialisme du don » (au lieu de la prise et de l’appropriation) comme stratégie impériale d’endiguement. Diriez-vous que, comme Carl Schmitt, Kojève après la guerre pensait déjà à de nouveaux paradigmes d’ «  ordre planétaire » dans le sillage de l’épuisement souverain national de la politique européenne ? Iriez-vous jusqu’à affirmer que Kojève était un penseur de l’impérialisme à la recherche d’un nouveau nomos de la terre ?

Sans aucun doute, Kojève, comme Schmitt, est un philosophe qui a élaboré le problème du nomos de la terre. De ce point de vue, la conférence à Düsseldorf est très intéressante. On y voit d’une part le déploiement de la notion de « don » empruntée à Marcel Mauss (il est important de noter que Kojève avait suivi un cours de Mauss en 1931), qu’il élabore dans une perspective tout à fait nouvelle. L’idée de « colonialisme du don », en effet, pourrait être étendue à l’ensemble du capitalisme, étant donné que pour Kojève il était nécessaire d’appliquer le modèle fordiste à l’Europe méditerranéenne. Il en était ainsi non pas en raison d’une hypothèse humanitariste, mais plutôt parce que grâce au « don », les colonies africaines auraient pu devenir de meilleurs clients ; des clients pauvres sont de mauvais clients, argumentera Kojève. La logique du raisonnement est ici celle de l’efficacité politique, très proche de la pensée de Machiavel. De cette façon, il ne fait aucun doute que Kojève est aussi un penseur de la politique mondiale.

Kojève concevait son travail théorique en liaison avec son activité politique.

marco filoni

Pour faire suite à la question précédente, il y a bien-sûr de nombreux éléments qui permettent de penser que Kojève envisageait de forts changements géopolitiques transformateurs lorsqu’il a rédigé le célèbre mémorandum «  L’empire latin – Esquisse d’une doctrine de la politique française  »1 en 1945. Dans quelle mesure la proposition de l’Empire latin était-elle une stratégie géopolitique concrète qui aurait pu réorganiser l’Europe d’une autre manière ?

Comme l’a montré Lepenies dans son étude pour le Grand Continent, l’idée d’une union latine a une longue histoire en France. En fait, un texte non signé conservé dans les archives de Kojève – une sorte de brouillon du texte que nous connaîtrons plus tard comme l’ « Empire Latin » – devait être écrit par le philosophe russe. Après un examen attentif, cependant, je pense qu’il s’agit d’un texte écrit par Jean Cassou, qui voulait justifier l’idée d’un Empire latin au sein de la résistance française. Lorsque Kojève reprend plus tard cette idée dans l’essai que nous connaissons aujourd’hui, la première chose qu’il fait est de l’envoyer à Robert Marjolin. Toutefois, Marjolin n’en pensa pas grand-chose et lui répondit que le texte était plein d’idées archaïques utilisées dans les articles de propagande pour la promotion des accords Mussolini-Laval de 1935. Ce que je trouve curieux est que ces idées sont devenues très actuelles aujourd’hui. Je pense ici spécifiquement aux accords franco-italiens et au Traité du Quirinal, qui a été commenté dans plusieurs journaux avec des références explicites à Kojève et à sa proposition d’un Empire latin.

Alexandre Kojève a été un acteur important lors de la la création du Marché commun européen et a également développé des politiques économiques concrètes pour promouvoir l’union. Que devons-nous penser de l’intérêt de Kojève pour les conceptions et les débats économiques alors que celui-ci était tout à fait investi dans la praxis politique, dans la philosophie de l’histoire et dans la phénoménologie ? En d’autres termes, si nous prenons au sérieux son affirmation à propos de la fin des philosophes et son intérêt pour les sages, pouvons-nous en déduire que la liquidation de la philosophie occidentale équivaut au triomphe de l’économie totale pour établir une nouvelle forme d’ordre planétaire ?

J’ai toujours pensé que Kojève avait placé un voile spécial entre lui et l’image qu’il voulait projeter. Il portait des masques différents en fonction de ses interlocuteurs. Quand il a annoncé la fin de la philosophie et l’arrivée de la sagesse comme seule finalité à convaincre, je pense qu’il utilisait aussi un masque. Mais il avait trop d’orgueil pour l’admettre. D’une certaine manière, Kojève comprend la philosophie dans un sens strictement classique, puisqu’il décide de « philosopher » tout en abandonnant une certaine façon de faire de la philosophie : la forme académique, stérile et dépourvue de pratique. Ainsi, Kojève incarne le rôle du philosophe pour discuter des tarifs commerciaux et des traités économiques ennuyeux, et il finit par découvrir que ce sont des sujets particulièrement intéressants. Il expliquera plus tard qu’il pouvait discuter de la métaphysique de Kant, mais que cela n’aurait pu intéresser qu’une poignée de personnes, alors que les affaires économiques et les questions pratiques de la vie sociale avaient un impact sur des millions de personnes. Cette façon de comprendre la philosophie est à redécouvrir.

Il est évident que les grands bouleversements géopolitiques en cours aujourd’hui sont intensifiés par la montée en puissance de la Chine et l’influence de l’espace maritime sud-asiatique, et son influence sur l’Europe. Nous savons également que Kojève a visité l’Asie, ce qui a, dans une certaine mesure, façonné sa réflexion sur les transformations géopolitiques (il y a quelques années, Boris Groys a organisé une exposition des photographies de Kojève2 comme documentation attestant de sa vision post-historique). En bref : nous savons que des penseurs tels que Leo Strauss et Carl Schmitt sont étudiés dans les stratégies du parti communiste en Chine à leurs propres fins hégémoniques. Y a-t-il aujourd’hui une leçon à tirer de la pensée de Kojève dans ce scénario global où le monde bascule à l’Est ?

J’aime imaginer que si nous demandions à Kojève lui-même quelle sorte de leçon nous pourrions tirer de sa pensée, il répondrait à la manière d’Allan Bloom, un disciple de Leo Strauss. Lorsque Bloom s’est rendu à Paris dans les années 1950 pour rencontrer Kojève, il était accompagné de Pierre Hassner. Il demanda à Kojève quelle était leur clé pour comprendre le monde. A cela, Kojève répondit : si vous voulez comprendre la politique, il vous faut lire un seul livre, The Man Who Was Thursday de G.K. Chesterton. Cette anecdote est racontée par Hassner afin de souligner l’un des « mystères » de Kojève, à savoir le fait qu’il aurait pu être un agent soviétique du KGB (une rumeur que je ne crois pas vraie, comme je l’affirme dans mon livre). Cependant, au-delà de cette anecdote, ce qu’il est important de souligner est que Kojève ne fournissait pas de recettes ou de leçons magistrales. Comme nous le savons, le roman de Chesterton traite d’un groupe d’anarchistes ayant brûlé une ville entière sous un commandement unique : chaque membre devait prendre le nom d’un jour de la semaine. Mais en réalité, ils étaient tous des agents de Scotland Yard, y compris Sunday, le chef, vers qui tous les autres se tournent lorsqu’ils découvrent qui ils sont vraiment. C’est un bon emblème de l’attitude kojévienne. 

Bien sûr, s’il fallait vraiment tirer une leçon de Kojève, on pourrait dire que sa vie, son œuvre et son action indiquent que les conflits et la violence ne peuvent être rachetés (d’où la fameuse « fin de l’Histoire ») ; cela ne se produira que lorsque les scories de l’hétéronomie auront disparu de l’expérience du dernier homme. Il y a une idée de liberté absolue au centre de cette affirmation : aucune domination, qu’elle soit historique ou naturelle, n’est compatible avec le fait de se dire humain. Hegel l’avait dit en son temps, Kojève le répète. C’est une voix qui crie dans le désert. 

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