Récoltes et semailles, de l’infini disponible

À l'occasion de la réédition de Récoltes et semailles, Yves Le Pestipon revient sur la vie d'Alexandre Grothendieck, un mathématicien de génie dont, en réalité, la plupart des gens ne savent rien.

Alexandre Grothendieck, Récoltes et Semailles I, II. Réflexions et témoignage sur un passé de mathématicien, Paris, Gallimard, «Tel», 2022, 1932 pages, ISBN 9782072889752

Le plus étonnant, avec Alexandre Grothendieck, c’est qu’il ait existé1. On en parle beaucoup. On l’ignore. Le nombre de pages qui lui sont consacrées est considérable. Lorsqu’une rencontre a lieu à son propos, par exemple pour projeter un film qui parle de lui, même dans des endroits reculés, des publics divers se constituent. Viennent des professeurs de mathématiques, des philosophes, des poètes, des néo-ruraux, des jeunes comme des vieux, des hommes comme des femmes, des mystiques et des rationalistes de stricte obédience. Grothendieck, ici ou là, est culte, mais la plupart des gens, même cultivés, quand on cite son nom, ne savent rien de lui. Tout au plus ont-ils aperçu un titre, dans un des journaux qu’ils fréquentent, ou entendu son nom dans une émission. Quant à ceux qui savent qu’Alexandre Grothendieck fut un des plus grands mathématiciens de tous les temps et qu’il est mort en ermite, quelque part dans l’Ariège, en 2014, ils signalent aussitôt qu’ils n’ont aucune idée de ce qu’il a fait vraiment, que ses mathématiques leurs sont inaccessibles, et qu’ils ignorent les textes qu’il aurait écrits. C’est comme si Grothendieck n’avait pas existé, mais son existence est avérée, et elle étonne.

Grothendieck fut un européen qui vécut longtemps apatride, et mourut français, à Lasserre, quarante ans après avoir été naturalisé. Son père, qui était russe, combattit pour la révolution, puis passa en Allemagne, puis lutta aux côtés des républicains espagnols et mourut, comme juif, à Auschwitz. Sa mère était allemande, très liée aux milieux d’extrême gauche, et, pendant la guerre, elle fut retenue avec son fils Alexandre dans des camps français, dont celui de Rieucros près de Mende. Après la Libération, Alexandre commença des études de mathématiques à Montpellier, puis fut introduit dans la communauté à Paris, où il apparut vite, parmi ses collègues émerveillés, comme l’un des plus puissants initiateurs du mouvement de création mathématique d’alors. Il obtint la médaille Fields ainsi que diverses reconnaissances internationales, et sut en faire des armes.

À la fin des années soixante, après vingt années de travaux scientifiques exceptionnellement amples, plusieurs évolutions se produisirent, en lui et autour de lui, qui le conduisirent à porter un regard rétrospectif critique sur le monde mathématique. Il s’engagea dans « Survivre et Vivre », groupe d’intellectuels très sensibles aux thèses de l’écologie politique alors naissante. Il multiplia les rencontres et les actions avec les militants. Il eut aussi le sentiment très fort d’une altération progressive de l’esprit de recherche libre dans la communauté mathématique, et, surtout, d’un « enterrement » de son œuvre. Cela le conduisit, en plusieurs étapes, à se retirer de ce monde, en s’éloignant d’abord vers Montpellier, où il enseigna à l’université, et poursuivit une intense activité de création mathématique, puis, plus radicalement, à disparaître quasiment, jusqu’à sa mort dans l’Ariège où il continua à écrire, comme l’atteste la découverte posthume de nombreux textes d’ordres divers. Ce retrait, ses raisons, la rigueur et la continuité en acte de sa critique de la société fascinent. Il n’apparaît pas seulement comme un mathématicien. C’est un inspiré, une sorte de prophète, un résistant, un inspirateur de quêtes spirituelles et politiques. Il contredit la société contemporaine, toute en réseaux, affichant la multiplication des amis virtuels. Il donne une leçon de « solitude », tout en ayant su rendre la sienne spectaculaire.

C’est comme si Grothendieck n’avait pas existé, mais son existence est avérée, et elle étonne.

Yves le pestipon

Récoltes et Semailles fut écrit entre 1983 et 1986. Cet immense ouvrage de plus de deux-mille-cinq-cents pages a pour sous-titre « réflexions et témoignage sur un passé de mathématicien ».  Grothendieck l’adressa, en « polycop », à une large centaine de personnes, qui étaient, pour la plupart, des membres de la communauté mathématique. Il ne le publia pas. Le texte circula de la main à la main, puis sur Internet, de sorte qu’un assez grand nombre de lecteurs, dont l’auteur de ces lignes, purent s’y essayer. Au vu de son importance, plusieurs personnes rêvèrent de l’éditer, mais ce n’est que très récemment, en janvier de cette année, que la collection Tel chez Gallimard a pu proposer un coffret contenant deux volumes accompagnés d’un mince cahier réunissant quelques textes courts, composés, pour la plupart, par d’éminents mathématiciens, et introduisant à ce monument.

Grothendieck réfléchit en profondeur sur la création d’idées mathématiques. Il oppose les chercheurs qui ne cherchent qu’à ajuster quelques « meubles » dans une « maison », à ceux, beaucoup plus rares, qui veulent édifier, comme lui, de vastes maisons. Il fait l’éloge continu de l’ampleur de point de vue contre la spécialisation. Surtout, il montre que le véritable esprit de création procède d’un regard d’enfant qui sait reconnaître la valeur de son regard et fait confiance aux puissances du rêve. Grothendieck offre ainsi de magnifiques pages sur la puissance créatrice qui l’anime, comme elle pourrait animer, selon lui, un peu n’importe qui, à condition de faire énergiquement confiance à la force des questions que l’on peut poser. Pour Grothendieck, cependant, la communauté mathématique, qui était, quand il l’a rejointe, presque un monde idéal où régnaient le respect et le désir partagé de vérité, s’est manifestement dégradée. Les mathématiciens ont perdu en humanité. Le goût des hiérarchies instituées et l’ambition priment sur le désir de voir l’harmonie puissante des idées en développement.

Cette communauté aurait voulu l’enterrer. Plusieurs événements sur lesquels le texte revient par toutes sortes de boucles rendent manifeste cette volonté. Les accusations fusent. L’amertume s’étale. Une immense nostalgie se met en œuvre. On comprend que certaines pages aient irrité des collègues, mais on sent que Grothendieck met puissamment le doigt sur le système académique des hiérarchies, qui brise souvent l’élan créateur. Il fait apparaître que l’aspect féminin, maternel, de l’esprit et de toute création authentique, est rejeté par les mathématiciens, et plus généralement par les chercheurs, au profit du goût, viril peut-être, pour l’affrontement, la séparation entre des castes, et les points de vue partiels. Grothendieck élève alors sa réflexion vers des dimensions politiques, ou plutôt civilisationnelles, et métaphysiques, voire mystiques.

Il fait l’éloge de la méditation, qu’il pratique pendant les trente dernières années de sa vie. Il esquisse un programme d’existence qui dépasse largement le modeste sous-titre de son œuvre. Il incarne son titre : Récoltes et Semailles.Ce livre rappelle au littéraire que je suis les derniers écrits de Jean-Jacques Rousseau, qui se sentait poursuivi par les philosophes des Lumières et les mondains. On y retrouve l’ampleur, la poésie, parfois le délire mais aussi les illuminations, du promeneur solitaire. L’écriture même de Récoltes et Semailles fait parfois songer au Chateaubriand des Mémoires d‘outre-tombe qui revient sans cesse sur ce qu’il écrit, ajoute des digressions aux digressions. Grothendieck semble vouloir toujours ajouter des préfaces aux préfaces, des notes aux notes, et il écrit sur son écriture tout en écrivant. Lui aussi, il semble faire œuvre d’outre-tombe. Récoltes et Semailles, avec sa symphonie de métaphores, s’inscrit parmi les grands textes étranges de la littérature, pas loin des écrits ultimes d’Antonin Artaud, tout en faisant parfois penser à Saint Simon voire à Montaigne, tant le texte s’essaie à essayer constamment des avancées. Le lecteur, parfois désorienté, parfois au bord de l’incompréhension quand il n’est pas un mathématicien, est emporté par une voix, et la force d’un style. Il y a là une continuité toujours renouvelée de l’élan créateur, une rage qui fait sens, un dur désir de durer malgré l’enterrement dont le texte, qui le dénonce, est le splendide effet. Cet ouvrage est un scandale, mais le scandale est nécessaire, et Grothendieck fait œuvre avec le temps pour la suite des temps. Il crée à coup de phrases amples un espace où penser et rêver mieux. Il nous offre de l’infini.

Sources
  1.  L’auteur a réalisé, avec Catherine Aira, le film Grothendieck, sur les routes d’un génie, disponible en libre accès. Url :https://www.youtube.com/watch?v=4dV5YXwb7zg
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