Misères sahéliennes : le social-scientisme à l’œuvre

Olivier Vallée revient, par le biais d'une analyse comparée, sur les ouvrages de Jean-Pierre Olivier de Sardan et de Marc-Antoine Pérouse de Montclos, dont les ouvrages rappellent, selon l'auteur, ceux des social scientists anglais.

Marc-Antoine Pérouse De Montclos, L’Islam d’Afrique. Au-delà du djihad, Paris, Editions Vendémiaire, «Chroniques», 2021, 513 pages, ISBN 2363583663

Deux ouvrages récents illustrent l’effet que la guerre du Sahel produit sur la recherche politique et l’approche des visions du monde africain. Ces écrits établissent ainsi la contiguïté de la connaissance scientifique des idées et du terrain avec l’actualité militaire et religieuse au Sahel. D’une part,  « De Barkhane au développement : la revanche des contextes », par Jean-Pierre Olivier de Sardan1 et d’autre part « L’Islam d’Afrique, Au-delà du djihad »2 de Marc-Antoine Pérouse De Montclos. 

Ces glissements de champs théoriques et ces promiscuités inhabituelles, d’une certaine façon, contrastent avec l’univers culturel d’inspiration francophone, souvent jaloux de son abstraction. Ils rappellent davantage le rôle et l’approche anglo-saxonne des Social scientists. La Banque mondiale a fait usage de cette catégorie de sociologues capables de penser l’action. Ils se sont révélés particulièrement considérés quand il fallut concilier néolibéralisme monétaire dans les années 1990 et lutte contre la pauvreté. Sur son site, on peut encore trouver des personnalités qui incarnent cette dimension des politiques publiques scientifiques. Par exemple, « Michael Woolcock , Lead Social Scientist in the World Bank’s Development Research Group, where he was worked since 1998. For sixteen of these years he has also been an Adjunct Lecturer in Public Policy at Harvard University’s Kennedy School of Government. His research focuses on strategies for enhancing state capability for implementation, on crafting more effective interaction between informal and formal justice systems, and on using mixed methods to better understand the effectiveness of « complex » development interventions3. » Certains au sein de la Banque mondiale n’étaient pas toujours à l’aise avec la notion de social scientist.  

En effet, certains se souvenaient que la CIA et la Rand corporation avaient eu recours à des anthropologues en particulier pour assurer le cadre social et psychologique du contre-terrorisme4. La terminologie n’est plus la même dans l’aggiornamento des politologues puisque Marc-Antoine Pérouse de Montclos se présente comme un spécialiste des conflits armés de la région et un conseiller sur les risques géopolitiques auxquels se trouve aujourd’hui confrontée une bonne partie de l’Afrique. C’est dans une certaine prolongation de sa première expérience au Nigéria à l’époque où Elf existait encore et que le complexe de renseignements et d’influence de la France avait besoin de connaître les éventuelles menaces sur le fleuron pétrolier de la Vème République. Plus haut sur le fleuve Niger, Olivier de Sardan, débute par des analyses5 des arts de la dérobade6 chez les Songhay7 avant de se prononcer entre autres sur les transformations du régime politique à Niamey8.  

Tous deux s’impliquent ensuite dans la question centrale que reconduisent les autorités françaises et la communauté internationale, à savoir le développement qui devrait immanquablement s’accompagner de démocratie si la corruption des dirigeants africains ne venait pas compromettre les promesses de l’histoire. Ils partagent aussi comme antienne liminaire le dédain de la généralité et la primauté du terrain et de l’enquête. Marc-Antoine Pérouse de Montclos reprend ainsi dans son « Islam d’Afrique » nombre de ses articles et rapports antérieurs, en particulier ceux sur Boko Haram9. Malgré l’accumulation de données et de faits, dont en particulier la composante musulmane de la vie sociale du Mozambique, les bornes du livre sont d’une part que l’Afrique n’est pas inféodée à un radicalisme religieux et que d’autre part le Djihad sahélien est un produit de l’histoire. Il y a la tentation de faire croire que ces idées sont neuves et qu’elles dévoilent « l’existence de forces religieuses actives dans le champ politique » qui auraient été occultées en considérant la domination de l’État laïc d’après les Indépendances. C’est faire fi malgré l’abondance du recours par l’auteur à la complexité, à l’ambivalence, à la spécificité, à l’hybridité10 de tout ce qui existe sur la moyenne durée de connaissances de l’environnement musulman des sociétés sahéliennes. Le wahhabisme présenté comme un courant islamique qui veut revenir aux sources de l’Islam, puis comme le vecteur de l’Islam saoudien, se diffuse bien avant comme mouvement réformateur purement religieux dans les années 1950 et 1960. Il est donc actif depuis longtemps au Sahel et sans doute dans d’autres parties de l’Afrique. Malgré de nombreuses circonvolutions, Pérouse ne parvient à pointer la signification du salafisme. Les termes de fanatiques et d’intégristes ne parviennent pas à établir une étiologie des révoltes religieuses musulmanes en Afrique. L’accusation vis-à-vis de l’État impie comme l’interdiction de l’alcool11 ne suffisent pas à déterminer une « révolte coranique »12. Le wahhabisme des années 1960 se distingue de celui qui s’installe dans les années 1990 à travers les mosquées officielles que les gouvernants fréquentent lors des prières du vendredi. Ce qui ne les empêche pas de rechercher leur part de paradis13 dans une mosquée de quartier ou dans celle qu’ils ont fait construire pour leur mère. Ce que l’on nomme facilement le quiétisme voisine donc avec les influences internationales de l’Islam les plus visibles, par exemple dans les mosquées basiliques que le roi du Maroc inaugure sans étonner l’Occident.  

Sans retour à l’Islam noir de Vincent Monteil et donc de son enracinement préalable au soufisme lui-même14, il est difficile de penser la simultanéité aujourd’hui de plusieurs comportements religieux chez un même individu. À la page 205 de l’Islam d’Afrique, « les décideurs politiques sont coupables d’avoir exagéré l’influence des prédicateurs saoudiens. Au Sahel, la cellule de coordination de l’Union européenne pour la lutte contre le terrorisme a ainsi tenté de cartographier l’Islam radical en envoyant des enquêteurs répertorier et sélectionner des mots clés utilisés dans les prêches. À partir de cette analyse sémantique, elle a alors qualifié certains imams de  « wahhabites » et en est arrivée à la conclusion étrange que des clercs subversifs contrôlaient toutes les instances officielles de l’islam au sud du Sahara15. » Pérouse de Montclos, lui-même, comme Gilles Holder16, détaille les configurations des conseils islamiques au Sahel et leur interaction avec la société politique. Il y décèle des courants et des combats alors que souvent ce ne sont que des potiches liées au pouvoir ou minoritaires qui ont besoin de ces positions. Si, selon l’auteur, « L’émergence de groupes terroristes se revendiquant de l’islam fondamentaliste ne traduit pas la radicalisation des musulmans de l’Afrique subsaharienne », il reste dans son opus à bien marquer les singularités politiques et militaires des groupes armés combattants. C’est ce qui n’apparait pas dans l’Islam d’Afrique et que Sonia Le Gouriellec avait pourtant relevé : « À l’époque du FIS (Front Islamique du Salut) le courant salafiste s’opposait au courant natio- naliste dit “djezarienˮ qui prônait la définition d’un islam algérien non opposé à la démocratie jusqu’à la rupture entre ces deux courants en 1997. Lorsqu’Al-Qaïda a reconnu AQMI en janvier 2007 elle espérait que l’Algérie deviendrait un nouveau centre de gravité du djihad global17. » En fait le salafisme comme l’indique Sonia Le Gouriellec est un marqueur, non pas du terrorisme, mais de l’adhésion à une vision globale de la lutte armée. Le djihad n’est que le vecteur symbolique d’une action. Toutes les discussions de l’Islam africain sur Mohammed fondateur d’un proto-État relèvent de l’importation d’un modèle historique et géographique étranger à l’Afrique. Le djihad du califat, au XIe siècle, dans le monde arabe est de nature fiscale, épargnant Juifs et Chrétiens qui s’acquittent de l’impôt. Celui du XIXe siècle au Sahel voit la colonne Voulet-Chanoine se heurter, dans un rapport de forces qui ne lui est pas favorable, à deux chefs de guerre locaux dont le djihad est le nom pour la razzia et l’esclavage18. Le djihad est un mode de combat qui allie temporairement des forces dont les intérêts communs ne sont pas permanents. Ce n’est sans doute qu’un appendice de l’Islam remis aujourd’hui arbitrairement au centre du questionnement de l’espace sahélien comme l’illustre le titre du livre de Pérouse de Montclos. 

Il y a là, malgré la volonté de l’auteur d’expliquer aux décideurs et aux militaires, chimères de l’islamisation et prises d’otages19, une réduction de l’Afrique musulmane à un univers dont il possèderait les clés. Or, comme le disait Maxime Rodinson, immense découvreur du continent islamique : « La vie du monde qui professe la religion musulmane ne peut pas s’expliquer entièrement, loin de là, par la doctrine musulmane. Je me refuse à considérer l’Islam comme une totalité conceptuelle, un système d’idées, de pratiques, qui serait le noyau de tous les comportements, publics et privés. C’est pour cela que j’aime mieux parler des musulmans que de l’Islam, quoique j’accorde également un grand intérêt, sur un autre plan, à la doctrine, à la foi et aux rituels qui leur sont liés. » Cette prudence s’impose plus particulièrement au Sahel où l’Islam précède le soufisme, où les guerres et leurs chefs s’opposent aux colonnes infernales de l’armée coloniale, où les effets dominos de la violence politique, militaire et sociale en Algérie et en Libye sont sous-estimés par l’Islam d’Afrique. Pérouse de Montclos veut discerner également un volontarisme d’expansionnisme religieux à travers les alliances matrimoniales de chefs religieux ou militaires, quitte à perpétuer le mythe tribal. Or souvent il s’agit davantage d’affinités électives pour homogénéiser des communautés fondamentalement plurielles. Ne serait-ce, comme l’écrivait Meillassoux, qu’en raison des « structures alimentaires de la parenté »20. De même, le phénomène de banalisation de marqueurs autrefois exclusivement wahhabites comme le port de la barbe, le voile noir et la robe, ou encore la stigmatisation des pratiques maraboutiques montrent davantage la permanence de la peur de la sorcellerie que le succès d’un intégrisme musulman.  

Les doctrines musulmanes ne sont plus conformes en tous points et de loin à l’Islam de départ et les réinterpréter par rapport à un mythe des origines ne parvient pas à élucider les enjeux actuels de juntes militaires débarrassées du complexe de l’aide publique internationale.  Cette « relique barbare » de l’aide qui est en train de mourir et qu’Olivier de Sardan s’acharne à maintenir,  tout en critiquant son manque d’expertise contextuelle pragmatique21. Il rejoint Pérouse de Montclos dans le souci de conseiller le Prince qui mériterait d’être éclairé22. Ce dernier a d’ailleurs été le rédacteur en chef d’Afrique contemporaine, la revue de l’AFD dont le directeur général va fêter dans quelques semaines le 100ème anniversaire. Pour ces deux Sahéliens du moment Barkhane, c’est la bataille du développement qui pourrait être encore gagnée avec le recours de leur empirisme critique. Mais plutôt que dans un exercice futuriste guerrier23 de style IFRI ou d’un revival néo-rural comme Serge Michailof24, ils semblent dans la nostalgie des bureaux arabes25 que Vincent-Mansour Monteil, l’indépassable auteur de l’Islam noir, avait pourtant déjà délaissé. N’est-il pas temps de remettre en cause également la doctrine des trois D (développement, défense, diplomatie) de l’AFD alors que les plus lucides des analystes de l’Islam politique le pensent comme « une mobilisation d’un lexique endogène au sein du discours politique »26.

Sources
  1. Jean-Pierre Olivier de Sardan, « De Barkhane au développement : la revanche des contextes », Centre Norbert Elias – CNE, Campus EHESS Marseille
  2. Marc-Antoine Pérouse de Montclos, L’Islam d’Afrique, Au-delà du djihad, Vendémiaire, avec le soutien du CNL, collection Chroniques, ISBN : 978-2-36358-366-6, 524 pages + cahier central avec cartes en couleur, 2021
  3. https://blogs.worldbank.org/team/michael-woolcock/rss.xml 
  4. Social Science for Counterterrorism, Putting the Pieces Together,  https://www.rand.org/content/dam/rand/pubs/monographs/2009/RAND_MG849.pdf 
  5. Jean-Pierre Olivier de Sardan. « Possession, affliction et folie : les ruses de la thérapisation ». In : L’Homme, 1994, tome 34 n°131, pp. 7-27
  6. Julien Bonhomme, « L’art de la dérobade  », Cahiers d’études africaines, 228 | 2017, 951-972.
  7. Jean-Pierre Olivier de Sardan, Les sociétés songhay-zarma (Niger-Mali) : chefs, guerriers, esclaves, paysans, 1984, Éditeur KARTHALA Éditions
  8. Grégoire Emmanuel, Olivier de Sardan Jean-Pierre. (1996). « Niger : le pire a été évité, mais demain ? », Politique Africaine, (61), p. 117-121. ISSN 0244-7827.
  9. Montclos M.-A. Pérouse, Boko Haram : “Islamism, politics, security and the state in Nigeria”, 1er janvier 2014 
  10. Marc-Antoine Pérouse de Montclos, L’Islam d’Afrique, Au-delà du djihad, De l’hybridité des doctrines, pp, 249-277
  11. Marc-Antoine Pérouse de Montclos, L’Islam d’Afrique, Au-delà du djihad, De l’hybridité des doctrines, pp, 249-277
  12. Ibid. p.158
  13. Maud Saint-Lary, « “J’épargne pour l’Au-delà” », L’Homme, 198-199 | 2011, 227-246. 
  14. « La plupart des historiens maliens considèrent le VIIème siècle de l’ère chrétienne comme la date de l’avènement de l’islam au Mali, alors que le soufisme n’y fit probablement son apparition qu’à partir du XVème siècle. Cette apparition soufie se caractérise alors par des pratiques individuelles et disséminées ici et là. Il faut donc attendre l’aube du XIXème siècle pour voir une véritable émergence du soufisme et une large expansion de l’islam avec les efforts déployés par Sīdī al-Muẖtār al-Kabīr, l’instauration de l’Etat musulman du Macina et le ǧihād lancé par al-Ḥāǧ ‘Umar. Les deux voies spirituelles, Qādiriyya et Tiǧāniyya entreront en opposition, mais feront résistance à l’intrusion coloniale dans le pays. Après l’indépendance du Mali, en 1960, les soufis participeront activement à la vie politique et sociale du pays. Enfin les soufis maliens sont à l’origine de maintes œuvres intellectuelles destinées à faire connaître leur voie spirituelle. » In : Hamadou Boly, Le soufisme au Mali du XIXème siècle à nos jours : religion, politique et société. Histoire. Université de Strasbourg, 2013. Français. NNT : 2013STRAC024 .
  15. Marc-Antoine Pérouse de Montclos, L’Islam d’Afrique, Au-delà du djihad, p. 205
  16. – 2015, Les politiques de l’islam en Afrique. Mémoires, réveils et populismes islamiques (J.-P. Dozon & G. Holder, éd.), Paris, Karthala (à paraître). 

    – 2014, L’Afrique des laïcités. État, religion et pouvoirs au sud du Sahara (G. Holder & M. Sow, éd.), Bamako/Paris, Éditions Tombouctou/IRD Édition. 

    – 2009, L’islam, nouvel espace public en Afrique (Gilles Holder, éd.), Paris, Karthala [Les Terrains du siècle]). 

  17. Sonia Le Gouriellec, Les organisations combattantes irrégulières du Maghreb, Institut de Stratégie Comparée | « Stratégique » 2013/2 N° 103 | pages 163 à 182
  18. Daniel Nordman, « Camille LEFEBVRE, Frontières de sable, frontières de papier. Histoire de territoires et de frontières, du jihad de Sokoto à la colonisation française du Niger, XIXe-XXe siècles », Revue d’histoire du XIXe siècle, 52 | 2016, 226-228.
  19. Marc-Antoine Pérouse de Montclos, L’Islam d’Afrique, Au-delà du djihad, pp. 165-191
  20. Marc-Antoine Pérouse de Montclos, L’Islam d’Afrique, Au-delà du djihad, pp. 165-191
  21. « Pour mieux comprendre cette distinction, il convient d’abord de préciser que les experts nationaux et internationaux, mais aussi les décideurs, s’intéressent bien évidemment aux contextes de mise en œuvre des projets. Mais le contexte auquel ils s’intéressent est surtout d’ordre institutionnel ou sociodémographique, via l’étude des organigrammes ou de différents indices économiques, par exemple. Mais ceci ne dit rien des stratégies réelles des acteurs, ni des jeux pratiques que jouent réellement ces acteurs. C’est cette dimension là des contextes que j’appelle « contexte pragmatique ». C’est elle qui manque à ceux qui qui élaborent les projets. Toute intervention revient à importer un certain nombre de règles et de normes qui se heurtent aux pratiques effectives des acteurs locaux qui en sont souvent éloignés. C’est cela, le poids des contextes pragmatiques. »
  22. Sahel : repenser l’aide publique au développement( rapport d’information ), Par M. Henri de RAINCOURT et Mme Hélène CONWAY-MOURET au nom de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, Rapport d’information n° 728 (2015-2016) de M. Henri de RAINCOURT et Mme Hélène CONWAY-MOURET, fait au nom de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, déposé le 29 juin 2016
  23. War 2.0, Irregular Warfare in the Information Age, Thomas Rid and Marc Hecker, PRAEGER SECURITY INTERNATIONAL Westport, Connecticut • London
  24. Serge Michailof est chercheur à l’IRIS et conseiller de plusieurs gouvernements. Il a été l’un des directeurs de la Banque mondiale et directeur des opérations de l’Agence française de développement. Dernier ouvrage paru : Africanistan.
  25. https://esprit.presse.fr/article/monteil-vincent/les-bureaux-arabes-au-maghreb-1833-1961-32871
  26. François Burgat, Comprendre l’islam politique, Une trajectoire de recherche sur l’altérité islamiste, 1973-2016, Éditeur : La Découverte, Collection : Sciences humaines, Paris 2016, 310 p., pp. 260-261
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