• La Grèce a réceptionné mercredi six premiers Rafales sur sa base de Tanagra, dans l’optique d’y constituer un escadron complet. L’achat par la Grèce de Rafales irrite toutefois fortement le pouvoir turc du fait du conflit larvé entre les deux pays en Méditerranée orientale, et notamment son ministre de la défense, Hulusi Akar1.
  • Le 20 décembre dernier, le site Nordic Monitor a révélé le contenu d’un accord confidentiel signé entre le Qatar et la Turquie en mars 2021, et obtenu auprès d’une commission parlementaire turque2. Ces accords, signés pour 5 ans et renouvelables tous les ans, permettent à l’Armée de l’air qatarie de se déployer en Turquie pour s’entraîner dans son espace aérien, pour un maximum de 36 aéronefs (précisément le nombre de Rafales détenus à terme par le Qatar) et 250 personnels militaires. La proposition de loi portant sur cet accord a été approuvée le 17 décembre dernier par la commission des affaires étrangères de la Grande Assemblée nationale de Turquie3.
  • Les Turcs sont principalement intéressés par les appareils que détient le Qatar, en premier lieu duquel le Rafale. Ahmet Ünal Çeviköz, ancien ambassadeur turc en Grande-Bretagne et élu du Parti républicain du peuple (principal parti d’opposition) l’a confirmé en déclarant : «  nous n’allons pas faire venir les avions d’origine française du Qatar sur notre territoire pour y entraîner leurs pilotes, ce sera plutôt nous qui recevrons une formation  ». Si, côté qatari, ces accords à objectifs militaires visent à permettre à des pilotes de s’entraîner sur une portion de territoire bien plus étendue que celle couverte par le pays (notamment pour ses missiles longue-portée4), il est clair, côté turc, que l’opération vise à mieux connaître le degré de performance des Rafales grecs, vendus par la France en 2020 et 2021 dans ce contexte de tensions permanentes en Méditerranée orientale.
  • L’accord ne se limite en effet pas à la formation des pilotes ou au développement d’une capacité opérationnelle conjointe  : si les autorités turques en font la demande, les avions qataris pourraient transporter des munitions, du personnel et de l’aide humanitaire turcs à l’intérieur et à l’extérieur de la Turquie. Il est aussi important de noter que dans le cadre des vols de transport, en plus de l’équipage qatari de base, devront être présents dans l’avion un pilote et un «  load master  » turcs. Dans le cadre des vols de combat, au moins un avion turc doit de plus être présent dans chaque patrouille – une pratique rare, bien qu’usuelle entre alliés.
  • L’armée de l’air qatarie ne cesse de monter en puissance depuis sa création en 1974 du fait des tensions récurrentes avec ses voisins. Sa flotte aérienne est historiquement française, celle-ci ayant acquis lors de sa formation des Alphajet, des Mirage F1 puis 2000-5 (au nombre d’une douzaine). En 2015, la pétromonarchie a acquis des Rafales – après l’Égypte – et a porté la commande totale à 36 exemplaires en 2021. Poursuivant une logique de diversification et d’expansionnisme, elle a conclu concomitamment et dès 2017 l’achat de 24 Eurofighter Typhoon (de conception allemande, espagnole, italienne et anglaise) et de 36 F-15 Eagle américains.
  • Toutefois, le seul achat des aéronefs ne saurait mettre en lumière les clefs de la stratégie aérienne du Qatar : pour compléter l’intégration du système de combat français dans sa flotte militaire, le pays a commandé à la France les très performants MICA IR et MICA EM (missiles air-air, 150 de chaque), 160 METEOR (nouvelle génération de missile air-air, supérieur à ce que font la plupart des autres pays y compris américains), 300 A2SM (bombes propulsées), 60 M39 Exocet (missiles air-mer, très utiles pour les pays du Golfe) et 140 Scalp (missiles de croisière).
  • En 2015, le Qatar avait déjà conclu un accord avec la Turquie qui prévoyait l’installation d’une base turque sur le territoire qatari, avec 3000 militaires turcs basés en permanence près de Doha. Cela a contribué à l’exacerbation des tensions dans la région. L’Arabie saoudite, l’Égypte et les Émirats arabes unis n’ont eu de cesse de demander au Qatar de fermer cette base militaire. Sur fond d’accusations de financement des talibans, de proximité avec les Frères musulmans, l’Iran et la Turquie, le conflit larvé a éclaté en juin 2017, et les tensions persistent aujourd’hui.
  • La Turquie fait partie de l’OTAN et possède l’une des plus anciennes armées de l’air au monde, créée en 1909. Celle-ci possède 1200 aéronefs, dont 250 avions de combat vieillissants et essentiellement américains, à l’instar des McDonnell Douglas F-4 Phantom, des Northrop F-5, et surtout des General Dynamics F-16 Fighting Falcon développés dans les années 1970. Le pays devait récupérer des chasseurs de nouvelle génération F-35, mais les négociations furent suspendues à la suite de son achat de missiles sol-air russes S400, comptant parmi les plus performants au monde. Les autorités turques ont alors décidé d’adopter une solution souveraine avec le TF-X (un aéronef monopilote de 5ème génération aux caractéristiques annoncées plutôt standards), mais son développement a pris du retard et l’aéronef ne devrait faire son 1er vol que vers 2025. Dans le même temps, la Grèce, l’Égypte et les EAU, ses compétiteurs dans la région, ont pu faire bénéficier, avec l’aval américain, des dernières technologies à leurs F-16.
  • Deux difficultés principales minent l’aviation turque. D’une part, la purge importante de l’armée de l’air après le coup d’État manqué de 2016, les effectifs étant passés de 1300 à 620 pilotes. D’autre part, l’importante et latente crise économique, la lyre turque ayant perdu plus de 60 % de sa valeur face au dollar depuis janvier 2021 du fait de l’entêtement du Président Erdogan à vouloir mener une politique monétaire d’exportation, néfaste pour l’économie.
  • La crainte suscitée par les accords de mars 2021 était déjà formulée par les parlementaires rapporteurs du projet de loi de décembre dernier relatif à l’approbation de l’accord militaire entre la France et le Qatar, selon lesquels «  il existe […] une véritable ambiguïté, [sans pour autant disposer] de tous les éléments pour pouvoir l’évaluer. Il s’agit du respect des règles de protection du secret de la défense nationale […]  »5.
  • Par ailleurs, l’exercice conjoint dit des «  aigles d’Anatolie  » de juillet 2021 entre les forces aériennes turques, azerbaïdjanaises, pakistanaises et qataries a vu se déployer sur le terrain quatre Rafale de cette dernière, suscitant déjà le doute et les craintes quant à la récupération par la Turquie d’informations précieuses sur les performances des Rafales grecs6. Si le vol direct de technologie par la mise à disposition temporaire des appareils apparaît peu probable, il est indéniable que des observations des performances en vol de l’appareil constituent un atout majeur pour l’armée turque.
  • L’hypothétique vol de la technologie du Rafale pourrait théoriquement être mis en oeuvre par du reverse engineering : il s’agit de démonter un appareil et d’en apprendre sur son fonctionnement pour pouvoir le reproduire. Il existe des précédents en matière d’aéronautique militaire, comme par exemple pour le Chengdu J-20 chinois, qui serait né de l’étude de débris d’un F-117 Nighthawk américain abattu durant la guerre du Kosovo, et achetés à des paysans7. Il faut toutefois relativiser ces capacités de reverse engineering, car si celui-ci était possible pour les avions de 1ère génération, il est rendu de plus en plus compliqué pour les 4ème et 5ème générations en raison de leur informatisation croissante, la simple logique de duplication de pièces mécaniques ne s’appliquant plus.
  • Le Rafale est intimement géopolitique, du fait du symbole d’autonomie stratégique et économique qu’il représente. Les opérations d’exportation de ces appareils sont étroitement contrôlées et suivies par le pouvoir politique, et sont scrutées par les médias. Tous les Rafales ne se valent toutefois pas, et il est important de comprendre les standards qui les caractérisent pour comprendre les réelles dynamiques militaires et diplomatiques à l’œuvre.
  • Les standards de l’armée de l’air (et de l’espace dorénavant) française s’articulent du F1 au F48, marquant l’intégration de plus en plus poussée de l’avionique et l’échange de données multiplexes visant un objectif de polyvalence. Ces standards peuvent ainsi concerner la navigation, le suivi de terrain, la recherche, la détection et la désignation de cibles, ou encore la conduite de tir9. En ce qui concerne le Rafale, le standard F3R concernera la totalité de la flotte française à l’été 2022.
  • Le standard F4, avalisé par l’Armée de l’air en janvier 2019, est pour sa part attendu dès 2024. Prévu tant pour les appareils existants (F4.1) que pour les appareils neufs (F4.2), ce standard vise à préparer l’arrivée du Système de combat aérien du futur (SCAF) entre l’Allemagne, la France et l’Espagne. La durée de vie des Rafales devrait par ailleurs être rallongée par les standards F5 et F6, respectivement en 2035 et 2040, améliorations essentielles dans le maintien de la force de dissuasion stratégique en ce que le SCAF ne sera pas capable d’emporter l’arme nucléaire avant 2040 selon le général Laurent Rataud, sous-chef d’état-major plans-programmes de l’état-major de l’armée de l’Air et de l’Espace10.
  • En 2020, la Grèce a commandé 12 Rafales d’occasion et 6 neufs, tous dans le standard F3R datant de 2018, et a étendu cette commande à 6 aéronefs supplémentaires en vue de constituer un escadron complet de 24 appareils à Tanagra, base militaire localisée au centre du pays11. Selon les sources proches du dossier, c’est bien la dotation du F3R en missiles METEOR couplés au performant radar RBE2 qui a décidé les autorités grecques à acheter des Rafales de ce standard, y compris pour les appareils d’occasion. La commande grecque comprend de même des missiles air-air METEOR et MICA, ainsi que des missiles de croisière SCALP et des missiles antinavires AM39 Block II Exocet, ce qui constitue un ensemble très similaire à l’arsenal qatari. De manière plus significative, les Rafales achetés par le Qatar ont été mis à niveau au standard F3R lors de la commande de 12 aéronefs supplémentaires en 2017 ; Grèce et Qatar seront donc dotés de Rafale au même standard, ce qui est un point non négligeable pour saisir les ressorts de l’accord turco-qatari.
  • Le sujet des tensions en Méditerranée orientale a déjà été couvert dans nos colonnes, que ce soit sur l’idéologie de la doctrine géopolitique turque de la «  patrie bleue  », les tenants et les aboutissants du conflit entre la Turquie et la Grèce, ou celui, plus récent, entre la France et la Turquie. Sur fond de commandes militaires et d’accords confidentiels, les tensions ne semblent pour le moment pas en voie de résorption. Deux jours à peine après la visite du Président de la République Emmanuel Macron à Doha le 4 décembre 2021, le Président Erdogan s’y rendait à son tour en annonçant la signature de plusieurs accords de coopération dans les domaines de l’économie, de la sécurité, de la diplomatie, de la culture et du tourisme, ainsi que de l’éducation. 
Sources
  1. Le Monde, « Alliance militaire renforcée entre Paris et Athènes », 18 janvier 2022 : https://www.lemonde.fr/international/article/2022/01/18/alliance-militaire-renforcee-entre-paris-et-athenes_6109915_3210.html
  2. NordicMonitor, « Turkey to train its pilots on qatars french made rafael jeats to counter greek air force », 18 décembre 2021 : https://nordicmonitor.com/2021/12/turkey-to-train-its-pilots-on-qatars-french-made-rafael-jets-to-counter-greek-air-force/
  3. « Proposal for Approval of the Technical Arrangement between the Government of the Republic of Turkey and the Government of the State of Qatar on the Temporary Deployment of Qatari Military Aircraft and Support Personnel in the Territory of the Republic of Turkey » : https://www.tbmm.gov.tr/Yasama/KanunTeklifi/295732
  4. Le Qatar a acquis auprès de la France des missiles METEOR dont la portée opérationnelle approche des 100km.
  5. Assemblée Nationale, Rapport de la Commission de la défense nationale et des forces armées, 1er décembre 2021 : https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/rapports/cion_afetr/l15b4755_rapport-fond#
  6. Le Point, «  Comment la Turquie a fait venir des Rafales pour les analyser  », 2 juillet 2021 : https://www.lepoint.fr/monde/comment-la-turquie-a-fait-venir-des-rafale-pour-les-analyser-02-07-2021-2433827_24.php)
  7. La Chine possède toutefois une réelle puissance industrielle, nécessaire à la réplication complexe (métallurgie, circuits et algorithmes) ; mais même dans ce cas, il reste impossible de connaître les capacités réelles du J-20. Lorsque les Américains analysèrent en 1976 un Mig-25 dont le pilote avait fait défection, ils se rendirent compte que ses capacités opérationnelles étaient bien en-deçà de la peur qu’il avait suscité.
  8. F pour « France »
  9. Omnirole-rafale, page de présentation du Rafale https://omnirole-rafale.com/avionique/evolutif/
  10. Zone militaire, « L’évolution du rafale vers le standard F5 d’ici 2035 sera indispensable pour la dissuasion », 31 octobre 2021 : http://www.opex360.com/2021/10/31/levolution-du-rafale-vers-le-standard-f5-dici-2035-sera-indispensable-pour-la-dissuasion/
  11. La base héberge déjà les escadrons n°332 « Theuseus » et n°332 « Hawk », constitués respectivement de Mirage 2000-5 et Mirage 2000 EGM/BGM.