Le 23 mai 2019, un amendement de la directive gaz européenne est adopté. Cet amendement étend les normes européennes aux gazoducs provenant de pays tiers. Les normes européennes exigent une dissociation entre la gestion des réseaux de transport, les activités de production et les activités de distribution. La législation impose également un « accès aux tiers » aux infrastructures afin de les ouvrir à la concurrence. Ces dispositions sont censées empêcher qu’un même opérateur ne puisse fixer les prix en contrôlant l’ensemble de la chaîne de valeur. Ainsi, Gazprom qui doit exporter son gaz par le Nord Stream 2 ne pourrait plus le contrôler via le consortium Nord Stream 2 AG dont elle est seule propriétaire. Gazprom ne pourrait donc plus jouir de l’entièreté des capacités de l’infrastructure et perdrait le contrôle de la définition des tarifs.

Nord Stream 2 AG demande l’annulation auprès du Tribunal de l’UE et une dérogation auprès du régulateur allemand

Des demandes rejetées pour l’instant

Nord Stream 2 AG, s’appuyant sur le fait que la décision finale d’investissement du projet a été prise en 2015, estime que l’extension des normes européennes décidée en mai 2019 ne devrait pas s’appliquer à son gazoduc. Le 26 juillet 2019, Nord Stream 2 AG a déposé une plainte auprès du Tribunal de l’UE afin de faire reconnaître le caractère discriminatoire de l’amendement et d’obtenir l’annulation de l’amendement (Case T-526/19).

Le 10 janvier 2020, le consortium a déposé une demande de dérogation auprès du régulateur allemand de l’énergie, la Bundesnetzagentur. Le 15 mai 2020, celle-ci a rejeté la demande de l’entreprise s’alignant ainsi avec la volonté de la Commission européenne. Cinq jours après la décision du régulateur allemand, le Tribunal de l’Union a rejeté la plainte que l’entreprise avait déposée l’année précédente.

Le 20 mai 2020, le Tribunal a déclaré que Nord Stream 2 n’était pas directement concerné par les modifications apportées à la directive gaz de l’Union européenne car les règles étaient transposées et appliquées par les gouvernements nationaux : «  ce n’est que par l’intermédiaire des mesures nationales de transposition de cette directive, que les États membres vont adopter ou ont adoptées, que les opérateurs, tels que ceux à l’origine des recours en cause1, seront ou sont soumis (dans les conditions retenues par ces États membres) aux obligations de la directive 2009/73 modifiée.  »2.

L’entreprise a donc décidé de contester la décision du Tribunal le 28 juillet 2020 et de poursuivre sa bataille juridique à l’échelle européenne auprès de la Cour de Justice de l’UE (CJUE).

Sami RAMDANI

Selon le Tribunal, toute contestation de la directive doit s’opérer au niveau national : «  En ce qui concerne le droit à un recours juridictionnel effectif dont s’est prévalu Nord Stream 2 AG, le Tribunal ajoute qu’il est loisible à cet opérateur de solliciter, auprès de l’autorité de régulation allemande, une dérogation et, le cas échéant, de contester la décision de cette autorité devant une juridiction allemande en invoquant l’invalidité de la directive de modification et en amenant cette juridiction à interroger la Cour par la voie d’une question préjudicielle sur la validité de la directive de modification. »3

Nord Stream 2 AG a retenue de la décision du Tribunal qu’elle ne concerne que des questions de formes et non des questions de fonds à savoir le caractère discriminatoire de l’amendement4. L’entreprise a donc décidé de contester la décision du Tribunal le 28 juillet 2020 et de poursuivre sa bataille juridique à l’échelle européenne auprès de la Cour de Justice de l’UE (CJUE). A l’échelle nationale, Nord Stream 2 AG a fait appel de la décision du régulateur allemand le 15 juin 2020 devant le tribunal (Oberlandesgericht) de Düsseldorf, qui a confirmé la décision du régulateur le 25 août 2021. Le 5  octobre 2021, Nord Stream 2 AG a déclaré faire appel de la décision du tribunal de Düsseldorf auprès de la Cour fédérale (Bundesgerichtshof) allemande à Karlsruhe 5.

Une opinion juridique favorable à Nord Stream 2 AG

Le 6 octobre 2021, un rayon de soleil est venu traverser l’orage juridique dans lequel Nord Stream 2 AG se trouve. L’avocat général de la Cour de justice, dont la Cour suit généralement les recommandations, Michal Bobek a donné raison à Nord Stream 2 AG dans sa volonté de poursuivre la bataille juridique à l’échelle européenne. Aux yeux de l’avocat général, la décision prise par le Tribunal de l’UE le 20 mai 2020 devrait être annulée par la CJUE.

Michal Bobek estime inexact le raisonnement du Tribunal selon lequel «  la directive de modification ne saurait affecter directement Nord Stream 2 AG étant donné qu’elle nécessite l’adoption de mesures d’exécution au niveau national  »6. Afin de déterminer si l’amendement de la directive gaz affecte directement Nord Stream 2 AG, l’avocat général «  analyse si les règles de la directive de modification se rapportant à la dissociation , à l’accès des tiers et à la régulation tarifaire, que Nord Stream 2 AG considère comme lui imposant des obligations nouvelles, sont de nature « auto-exécutoires ». 

Concernant les règles relatives à la dissociation, l’avocat général souligne que si Nord Stream 2 AG  s’y conforme, la position juridique de l’entreprise sera inévitablement modifiée. Nord Stream 2 AG devra soit 1) vendre l’intégralité de son gazoduc, soit 2) vendre la partie du gazoduc construite sur le territoire européen, soit 3) transférer la propriété du gazoduc à une filiale distincte. Ainsi, Michal Bobek observe que «  c’est la directive de modification, elle-même, qui affecte immédiatement la position de Nord Stream 2 AG et non pas simplement les mesures de transposition ultérieures.  »  et affirme donc que la décision du Tribunal «  est entachée d’une erreur de droit.  ». 

De la même manière, l’avocat général observe que «  le Tribunal a omis d’examiner si les dispositions de la directive de modification relatives à l’accès des tiers et/ou à la régulation tarifaire pouvaient affecter la position juridique de Nord Stream 2 AG  » et affirme  «  que ces dispositions impliquent, pour le consortium, de nouvelles contraintes de régulation qui modifient sa position juridique et qui, de ce fait, l’affectent directement.  ».

Les conclusions de l’avocat général renforcent considérablement la position juridique de Nord Stream 2 AG qui estime avoir été discriminé par l’amendement.

Sami Ramdani

Au-delà de la question de savoir si l’amendement de la directive affecte directement Nord Stream 2 AG, Michal Bobek critique un autre point de la décision du Tribunal  : «  l’avocat général considère que le Tribunal a commis une erreur en ordonnant, d’une part, le retrait du dossier de l’affaire de deux documents que Nord Stream 2 AG a produits comme éléments de preuve et, d’autre part, qu’il n’y avait pas lieu de tenir compte des passages de la requête et des annexes dans lesquels avaient été reproduits ces documents. Selon l’avocat général, le Tribunal a appliqué un cadre d’analyse erroné dans le contrôle de l’admissibilité des documents en cause. Au lieu d’appliquer les principes régissant la production des preuves devant les juridictions de l’Union, le Tribunal a en substance appliqué les règles établies dans le règlement (CE) n°1049/2001 et suivi la logique qui sous-tend celui-ci .  ». 

Les documents en question sont  : 

  • un avis du 27 septembre 2017 formulé par le service juridique du Conseil de l’UE adressé aux représentants permanents des États membres  ;
  • des recommandations du 9 juin 2017 formulées par la Commission à l’adresse du Conseil en vue de l’adoption d’une décision concernant l’ouverture de négociations internationales au sujet du Nord Stream 2.

En mai 2020, le Tribunal avait constaté «  s’agissant de ces documents auxquels le Conseil avait refusé l’accès à la demande d’un employé de Nord Stream 2, que c’est à bon droit que le Conseil se prévaut, d’une part, de la protection des avis juridiques, et, d’autre part, qu’il estime que leur divulgation porterait concrètement et effectivement atteinte à la protection de l’intérêt public en ce qui concerne les relations internationales de l’Union.  »7

Les conclusions de l’avocat général renforcent considérablement la position juridique de Nord Stream 2 AG qui estime avoir été discriminé par l’amendement. Michal Bobek s’accorde avec la vision de l’entreprise selon laquelle l’amendement de la directive gaz impact non seulement Nord Stream 2 directement mais surtout l’impact individuellement  : «  En réalité, la directive de modification n’affecte que le gazoduc « Nord Stream 2 », dont la construction avait non seulement commencé mais aussi atteint un stade très avancé au moment de l’adoption de cet acte juridique. À cet égard, l’avocat général souligne que, à la différence de projets antérieurs ou futurs, « Nord Stream 2 » ne pouvait bénéficier d’aucune dérogation ou exemption des dispositions de la directive gaz, ce qui place Nord Stream 2 AG dans une position unique tant par rapport à de tels projets que par rapport à la directive de modification elle-même.  ». Michal Bobek propose de renvoyer l’affaire devant le Tribunal.

Nord Stream 2 AG demande à se faire certifier en tant que gestionnaire de réseau de transport indépendant

Cadre de la procédure

Le 11 juin 2021, peu avant que le tribunal de Düsseldorf confirme la décision du régulateur allemand de ne pas octroyer de dérogation à Nord Stream 2 AG, le consortium a présenté, à la requête du Bundesnetzagentur, une demande de certification à titre conservatoire en tant que gestionnaire de réseau de transport indépendant8 (GRTI).

En effet, les normes européenne prévoient deux autres cas de figure que celui de la dissociation intégrale  :

  • ISO – le gestionnaire de réseau indépendant (GRI), selon le modèle du GRI, établi à l’article 14 de la directive gaz, une entreprise verticalement intégrée est propriétaire d’un réseau de transport, mais le gestionnaire du réseau de transport doit être une entité indépendante  ;
  • ITO – le gestionnaire de réseau de transport indépendant (GRTI), selon le modèle du GRTI, établi au chapitre IV de la directive gaz, une entreprise verticalement intégrée est propriétaire d’une entité juridiquement distincte qui est propriétaire et qui exploite le réseau de transport (à savoir le GRTI). Cette dernière entité doit opérer de manière autonome par rapport à l’entreprise verticalement intégrée.

L’examen de la demande de certification par le régulateur allemand a débuté le 8 septembre 2021. À compter de cette date, le régulateur dispose normalement de quatre mois pour élaborer un projet de décision et l’envoyer à la Commission européenne afin qu’elle puisse « prendre position ». La Commission dispose de deux mois pour examiner le projet de décision mais ce délai peut être prolongé de deux mois supplémentaires. La Commission ne dispose pas d’un droit de veto mais le régulateur  » tiendra compte de la position de la Commission européenne autant que possible, au moment de prendre la décision finale »9, a affirmé un représentant de la Bundesnetzagentur. Une fois que la Commission a communiqué son avis, la Bundesnetzagentur dispose de deux mois pour prendre une décision finale. La décision du régulateur doit ensuite être approuvée par le ministère fédéral allemand de l’énergie. Celui-ci dispose d’un délai de trois mois à compter de la réception de tous les documents requis pour déterminer si l’octroi de la certification compromet la sécurité de l’approvisionnement énergétique de l’Allemagne et de l’Union européenne.

Les industriels polonais et ukrainiens sont intégrés à la procédure

L’entreprise étatique d’hydrocarbures polonaise PGNiG et sa filiale allemande PGNiG Supply & Trading (PST) ont annoncé le 22 septembre 2021 être autorisées par le régulateur allemand à prendre part à la procédure de certification de Nord Stream 2 AG. La demande d’intégration de la procédure avait été annoncée début août 2021 par PGNiG qui estime que la décision du régulateur «  déterminera si le propriétaire du gazoduc obtiendra une position privilégiée sur le marché européen du gaz.  ». PGNiG et PST avaient déjà pris part activement, dès mars 2020, à la procédure d’examen de la demande de dérogation et s’étaient félicitées de son rejet par le régulateur. PGNiG et sa filiale jugent inacceptable l’application du modèle GRTI à Nord Stream 2 AG, ce qui lui permettrait d’opérer le gazoduc malgré l’absence de séparation totale de la propriété de Gazprom qui est active dans la production et la fourniture de gaz naturel.

Deux types de risques liés à la non-application des normes UE par Nord Stream 2 AG sont mis en avant par Paweł Majewski, président du conseil d’administration de PGNiG SA. Premièrement, un avantage concurrentiel par rapport aux acteurs du marché, deuxièmement un risque pour la sécurité d’approvisionnement  : «  Nord Stream 2 AG ne veut pas se conformer aux règles de base du troisième paquet énergie, qui visent à garantir la concurrence et des conditions de concurrence équitables pour tous les acteurs du marché. En particulier, le propriétaire du gazoduc Nord Stream 2 veut éviter l’application des exigences relatives à la dissociation de la propriété, à l’accès des tiers et aux tarifs transparents qui devraient tenir compte du coût de l’ensemble du gazoduc. Le facteur clé est également l’impact négatif du gazoduc NS2 sur la sécurité des approvisionnements de l’UE et de ses États membres. »10.

Le 15 octobre 2021, l’entreprise étatique d’hydrocarbures ukrainienne, Naftogaz, a soumis une demande au régulateur allemand pour participer à la procédure de certification de Nord Stream 2 AG. Le 20 octobre, le gestionnaire de réseau de transport ukrainien, GTSOU, a fait de même. Comme chez PGNiG, considérations sécuritaires et économiques se mêlent dans la déclaration d’Olga Bielkova, directrice des affaires générales de GTSOU  : « notre premier devoir est d’assurer la sécurité de l’approvisionnement en gaz de l’Ukraine, qui dépend du maintien des flux de transit d’Est en Ouest à travers le réseau ukrainien. L’exploitation de Nord Stream 2 sous le contrôle de Gazprom aura également un impact négatif sur notre capacité à exploiter et à maintenir le réseau ukrainien dans sa configuration actuelle. En outre, notre capacité à faciliter l’accès aux stockages de gaz ukrainiens et le commerce entre les États membres de l’UE limitrophes de l’Ukraine sera menacée, de même que les perspectives de transit d’hydrogène vers l’Europe. La certification de NS2AG en tant que GRTI est en contradiction avec la législation européenne et portera gravement atteinte à la sécurité énergétique de l’Ukraine et de nos voisins de l’UE. Elle entravera également la concurrence sur le marché européen du gaz »11. Le 15 novembre 2021, le régulateur allemand a accepté la participation de Naftogaz et GTSOU à la procédure de certification.

Il est fort probable que ces acteurs polonais et ukrainiens veilleront à ce qu’une évaluation du principe de solidarité énergétique soit incluse dans la procédure de certification du fait de l’obtention par l’Etat polonais, lors de l’arrêt de la CJUE concernant l’exploitation d’OPAL, de la reconnaissance  de la solidarité énergétique en tant que principe juridique. À la suite de l’arrêt de la CJUE en juillet 2021, Yuriy Vitrenko, président du conseil d’administration de Naftogaz, déclarait  : « Nous nous tournons vers l’Allemagne, quoi qu’il arrive dans les autres pays. La Cour européenne de justice a dit « Non ». Le régulateur allemand doit prendre en compte les intérêts des autres pays »12.

L’examen des autorités allemandes

Le 4 octobre 2021, Reuters a rapporté une déclaration du régulateur allemand exigeant de Nord Stream 2 AG qu’elle démontre qu’elle n’enfreindrait pas les règles de concurrence en limitant les fournisseurs ayant accès au gazoduc  : « Cela concerne en particulier les questions d’accès non discriminatoire au réseau et l’intégration de l’interconnexion dans la zone de marché allemande « 13.

Le ministère fédéral de l’Économie a conclu que l’octroi d’une certification ne mettait pas en danger la sécurité de l’approvisionnement de l’Allemagne et de l’Union.

Sami Ramdani

Dans le cadre de la procédure de certification de Nord Stream 2AG, le 26 octobre 2021, le ministère fédéral allemand de l’Économie a transmis à la Bundesnetzagentur l’analyse concernant la sécurité d’approvisionnement14. Conformément aux dispositions de la loi régissant le secteur de l’énergie, une telle analyse est nécessaire lorsqu’il est question de la certification d’un gestionnaire de réseau de transport venant d’un État non membre de l’Union européenne. Le ministère fédéral de l’Économie a intégré au sein de son analyse des consultations avec certains États membres de l’UE. Une possibilité de consultation a été accordée à l’Estonie, l’Italie, la Lettonie, la Lituanie, l’Autriche, la Pologne, la Slovaquie, la République tchèque et la Hongrie. Le ministère fédéral de l’Économie a conclu que l’octroi d’une certification ne mettait pas en danger la sécurité de l’approvisionnement de l’Allemagne et de l’Union.

L’analyse sur la sécurité d’approvisionnement du ministère ne couvre pas la question du degré d’indépendance de l’exploitation du réseau qui doit être examinée ultérieurement par le régulateur. Le 16 novembre 2021, la Bundesnetzagentur a suspendu la procédure de certification de Nord Stream 2 AG en tant que GRTI. La Bundesnetzagentur a jugé qu’il ne serait possible de certifier un opérateur de Nord Stream 2 que si cet opérateur était organisé sous une forme juridique de droit allemand.

Nord Stream 2 AG, entreprise suisse basée à Zug, a décidé de ne pas transformer sa forme juridique existante mais de créer une filiale de droit allemand qui gèrerait uniquement la partie allemande du gazoduc. Cette filiale doit devenir le propriétaire et l’exploitant de la partie allemande du gazoduc.

Pour être certifiée, la filiale devra satisfaire aux exigences qui incombent au GRTI, telles que définies dans la loi allemande sur le secteur de l’énergie. La procédure de certification restera suspendue jusqu’à ce que les principaux actifs et ressources humaines aient été transférés à la filiale et que le régulateur soit en mesure de vérifier si la documentation soumise à nouveau par la filiale, en tant que nouveau demandeur, est complète. Lorsque ces conditions seront remplies, le régulateur pourra reprendre son examen dans le reste du délai de quatre mois prévu légalement.

Paweł Majewski, président du conseil d’administration de PGNiG SA, a salué la suspension de la procédure par le régulateur mais s’oppose déjà à une éventuelle certification d’une filiale allemande de Nord Stream 2 AG  : «  De notre avis, d’un point de vue juridique, il n’est pas possible de certifier une filiale de Nord Stream 2 AG en tant qu’opérateur de gazoduc indépendant. Il n’est pas non plus possible d’établir un opérateur qui applique le droit de l’Union européenne uniquement dans les eaux territoriales de la République fédérale d’Allemagne. Nous considérons la décision d’aujourd’hui comme la première étape pour assurer l’application du droit de l’Union européenne en ce qui concerne le projet Nord Stream 2. Dans les étapes suivantes de la procédure, nous nous efforcerons de faire en sorte que les autorités de régulation tiennent compte du principe de solidarité énergétique et des exigences du droit communautaire. »15.

Outre la question de l’organisation juridique de Nord Stream 2 AG, la question de la date d’achèvement du Nord Stream 2 est également capitale. L’octroi du statut de GRTI n’est possible que pour les infrastructures qui existaient avant le 23 mai 2019. L’octroi d’une dérogation aux normes européennes est soumis à la même exigence. C’est à ce titre que le régulateur allemand avait refusé la dérogation à Nord Stream 2 AG puisque le gazoduc était encore en construction au moment de la procédure de dérogation (le chantier s’est achevé en septembre 2021). Ainsi, il est difficilement concevable que ce même régulateur ne fasse pas le même constat lors la procédure de certification. 

Pourquoi alors le régulateur allemand a-t-il demandé la mise en place de cette procédure comme l’indique Nord Stream 2 AG sur son site internet  ? Quel intérêt Nord Stream 2 AG peut-elle avoir à s’engager dans une telle procédure  ? Le système de dérogation comme le modèle de GRTI ont été pensés comme des régimes visant à protéger les «  legitimate expectations  » des investisseurs engagés sur le marché européen. Nord Stream 2 AG veut-elle exposer le caractère discriminatoire de la directive gaz, en démontrant qu’elle n’a accès à aucun des régimes visant à protéger ses «  legitimate expectations  »  ?

Le gouvernement russe ouvre la réflexion sur l’accès des tiers à l’infrastructure

Le 2 septembre, le ministre russe de l’énergie, Aleksandr Novak, a annoncé que Rosneft, entreprise étatique qui est le plus grand producteur de pétrole russe, avait demandé au gouvernement l’autorisation d’exporter du gaz par Nord Stream 2. Le PDG de Rosneft, Igor Sechin, avait auparavant envoyé une lettre à Vladimir Poutine pour demander le droit d’exporter 10 milliards de mètres cubes de gaz par Nord Stream 216.

Rosneft possède des actifs gaziers, dont des réserves estimées à 994 milliards de m3 dans la région de Yamal-Nenets. Ces gisements sont exploités par Rospan, filiale de Rosneft, et Kharampurneftegaz, sa coentreprise avec le grand groupe britannique BP. « L’actif Rospan est généralement considéré comme le plus grand actif gazier de Rosneft dans la région de Yamal. Rosneft est en train d’augmenter la production de cet actif, qui pourrait produire environ 14 milliards de m3 en 2021 et, à terme, 20 milliards de m3 par an », a déclaré une source industrielle à ICIS17. Un mémorandum signé en 2017 entre Rosneft et son actionnaire minoritaire, BP, prévoit que le producteur russe livre entre 7 Bcm et 20 Bcm de gaz par an à sa partenaire britannique en Europe une fois l’autorisation acquise18.

Le cas du Nord Stream et la situation réglementaire causée par l’amendement de la directive gaz semblent être la source d’une évolution majeure pour le secteur gazier russe.

Sami ramdani

Les responsables gouvernementaux russes semblent avoir pris le parti de Rosneft dans sa tentative d’accéder aux capacités du Nord Stream 2. Le quotidien économique moscovite Kommersant cite une lettre d’Aleksandr Novak à Vladimir Poutine, selon laquelle Rosneft pourrait être autorisée à commencer des « expéditions expérimentales par gazoduc » vers l’Europe. 

Pour se faire, Aleksandr Novak, privilégie une option ne rompant pas le monopole de Gazprom sur les exportations par gazoducs et qui consiste à ce que cette dernière soit engagée « en tant qu’agent commercial » pour commercialiser le gaz de Rosneft en Europe. Ces dernières années, Rosneft a tenté à plusieurs reprises d’obtenir l’accès au réseau d’exportation de gaz détenu et exploité par Gazprom, en ciblant ses gazoducs d’exportation en Sibérie orientale et à Sakhaline. Historiquement, les autorités n’ont jamais soutenu le producteur de pétrole. Le cas du Nord Stream et la situation réglementaire causée par l’amendement de la directive gaz semblent être la source d’une évolution majeure pour le secteur gazier russe.

L’un des arguments qui aurait convaincu Aleksandr Novak ainsi que le ministère des finances serait la proposition de Rosneft de payer trois fois plus d’impôts russes que Gazprom grâce à ses exportations de gaz vers l’Europe. Cet engagement se base sur la stratégie de l’entreprise qui compte vendre son gaz au marché spot, où les prix ont atteint des niveaux records récemment. Aleksandr Novak a suggéré que les ministères de l’énergie et des finances proposent des amendements aux lois fiscales afin de créer un cadre juridique permettant de mettre en œuvre l’offre fiscale généreuse de Rosneft. Quoi qu’il en soit, Gazprom reste fermement opposé à l’octroi d’un accès aux exportations par gazoducs à Rosneft et prévient que les prix spot européens pourraient baisser rapidement l’année prochaine.

Gazprom accusée d’alimenter la crise des prix de l’énergie en Europe

Le 16 septembre 2021, dans une lettre adressée à la Commission, une quarantaine de parlementaires européens ont déclaré soupçonner Gazprom d’avoir volontairement fait monter les prix du gaz  : « Nous demandons à la Commission européenne d’ouvrir d’urgence une enquête sur une éventuelle manipulation délibérée du marché par Gazprom et une violation potentielle des règles de concurrence de l’UE », indique la lettre. D’après les législateurs, Gazprom en alimentant la crise des prix de l’énergie en Europe ferait pression pour accélérer le processus de certification du Nord Stream 2.

Ces accusations sont partagés par les industriels ukrainiens et polonais. D’ailleurs Paweł Majewski, président du conseil d’administration de PGNiG SA, les a relayé lors de la présentation de la position de son entreprise au cours de la procédure de certification de Nord Stream 2 AG  : «  La situation actuelle sur le marché du gaz de l’Union européenne prouve l’ampleur des risques pour la sécurité des approvisionnements créés par le projet Nord Stream 2. Les suggestions [des autorités russes] selon lesquelles des approvisionnements supplémentaires en gaz ne sont possibles que par le biais de Nord Stream 2 sont la manifestation de pressions sur la procédure de certification et prouvent que le projet vise à contourner les voies de transit traditionnelles. Étant donné que les capacités des gazoducs existants sont inutilisées, il n’est pas nécessaire que Nord Stream 2 augmente l’approvisionnement en gaz des États membres de l’UE. »19

Vladimir Poutine a défendu Gazprom en affirmant que les Européens étaient seuls responsables de la crise des prix de l’énergie qu’ils connaissent du fait de la volonté des dirigeants européens de se détourner toujours plus des contrats long-termes.

sami ramdani

En effet, Gazprom n’a pas réservé de capacités de transport supplémentaires par les voies ukrainienne et polonaise et se contente de répondre à ses obligations contractuelles en puisant dans les stockages qu’elle possède en Europe. L’entreprise a notamment justifié ce comportement par son obligation de remplir prioritairement les capacités de stockage russes. À la mi-aôut 2021, GTSOU pointait la singularité des agissements de Gazprom en diffusant sur ses réseaux sociaux les données des capacités de stockage en Allemagne qui montrent que toutes ces capacités sont en train de se remplir en prévision de l’hiver, tandis que seules les capacités contrôlées par Gazprom se vident.

Début octobre, Vladimir Poutine a défendu Gazprom en affirmant que les européens étaient seuls responsables de la crise des prix de l’énergie qu’ils connaissent du fait de la volonté des dirigeants européens de se détourner toujours plus des contrats long-termes privilégiés par Gazprom pour recourir plutôt achats de gaz au comptant (marché spot)  : « Toute leur politique était de sortir des contrats à long terme et cette politique s’est avérée erronée »20.

Effectivement l’augmentation des prix est en grande partie due à un marché du gaz naturel liquéfié (GNL) actuellement très tendu. La forte demande asiatique, où les prix du GNL sont plus élevés qu’en Europe, diminue l’offre disponible pour les Européens. La demande asiatique en détournant les méthaniers du Vieux continent, empêche les infrastructures GNL européennes de jouer leur rôle de plafonnement des prix du gaz en Europe. Cela offre une occasion en or pour Gazprom qui, si elle n’est pas responsable de la crise énergétique européenne, l’accroit en limitant ses exportations. Par cette manœuvre, Gazprom souhaite démontrer aux consommateurs européens que l’offre mondiale de contrats court-termes d’approvisionnement de GNL n’est pas une alternative fiable.

Gazprom souhaite faire comprendre à l’UE qu’en tant que consommatrice elle a tout intérêt à entretenir de bonnes relations avec son fournisseur principal

sami ramdani

Les dernières années laissent observer un recul du pouvoir stratégique de Gazprom engendré par la politique énergétique européenne. La stratégie que Gazprom développe actuellement rompt avec l’image d’un acteur diminué et sur la défensive. Par sa démonstration de force, Gazprom souhaite faire comprendre à l’UE qu’en tant que consommatrice elle a tout intérêt à entretenir de bonnes relations avec son fournisseur principal et que structurer son marché en misant sur la vente au comptant de GNL serait miser sur un système de plafond mobile pouvant atteindre une hauteur qui ne protège de plus rien.

Gazprom use d’une marge de manœuvre qui reste conséquente et qui lui permet d’exercer une pression sur les États membres consommateurs tout en étant contractuellement irréprochable. 

En effet  :

  • Gazprom fournit bien les volumes contractés par les consommateurs (notamment grâce aux volumes provenant de ses stockages européens)  ; 
  • Gazprom respecte son contrat de transit via l’Ukraine qui est de 40 MMC par an avec une clause ship-or-pay qui oblige Gazprom a payé le transit des volumes stipulés par le contrat que ce gaz ait été effectivement exporté ou non  ;
  • Gazprom n’a aucune obligation contractuel d’utiliser la voie polonaise (Yamal) pour le transit et ce à la volonté même de l’État polonais qui n’a pas désiré renouvelé le contrat de transit long terme qui s’est achevé le 16 mai 2020.

Cependant, en faisant un tel étalage de sa force, Gazprom dévoile ses cartes. Le rôle joué par les capacités de stockage qu’elle détient en Union européenne renforce le sentiment que ce type d’infrastructure doit être appréhendé comme un enjeu stratégique majeur. La Commission européenne s’est saisie de la question à travers de nouvelles propositions concernant la réglementation gazière qu’elle a envoyé au Parlement et au Conseil européens le 15 décembre 2021. La Commission propose que les stockages gaziers soient inclus dans les évaluations des risques relatifs à la sécurité d’approvisionnement menées par les États membres. Ces évaluations, aux échelles nationale et régionale, doivent tenir compte des stockages gaziers détenus par des entités relevant de pays tiers. La Commission propose également que des groupes d’États membres volontaires puissent procéder, par le biais de leurs gestionnaires de réseaux de transports et de stockages, à des achats communs de gaz destinés à des stockages stratégiques. Pour ce qui est des contrats d’approvisionnement long terme, la Commission souhaite que, si de tels contrats sont signés, ils ne dépassent pas 2049 afin d’éviter que l’Union ne soit tributaire du gaz naturel fossile et d’élargir la part des gaz «  propres  » sur le marché européen.

Sources
  1. Nord Stream 2 AG and Nord Stream AG.
  2. General Court of the European Union, Press release No 62/20, 20/05/2020
  3.  Ibid.
  4. Nord Stream 2 operator can appeal against EU Court decision in Gas Directive action, TASS, 20/05/2020.
  5. Nord Stream 2 appeals decision that EU rules apply to pipeline, Reuters, 05/10/2021.
  6. Selon l’avocat général Bobek, Nord Stream 2 AG peut contester devant les juridictions de l’Union la directive étendant le champ d’application de la directive gaz aux gazoducs reliant l’Union à des pays tiers, Communiqué de presse n° 179/21, Cour de Justice de l’UE, 06/10/2021.
  7. Le Tribunal de l’UE déclare irrecevables les recours introduits par Nord Stream AG et Nord Stream 2 AG contre la directive 2019/692 qui étend certaines règles du marché intérieur du gaz naturel aux gazoducs en provenance de pays tiers, Communiqué de presse n° 62/20, Tribunal de l’UE, 20/05/2020.
  8. Application for Precautionary Certification as Independent Transmission System Operator Submitted, nord-stream2.com, 24/06/2021.
  9. Germany will take into account EU stance when certifying Nord Stream 2 AG, Tass, 17/09/2021.
  10. PGNiG and PST expect to be granted participation in certification proceedings concerning Nord Stream 2, PGNiG, 02/08/2021
  11. Gas TSO of Ukraine submitted a request to take part in the Nord Stream-2 certification process, Gas Transmission System Operator of Ukraine, 21/10/2021.
  12. Yuriy Vitrenko : Germany should proceed with Nord Stream 2 certification based on the principle of European solidarity, Naftogaz, 31/07/2021
  13. Tom Käckenhoff, Christoph Steitz, EXCLUSIVE Germany seeks competition assurances over Nord Stream 2 gas link, Reuters, 05/10/2021.
  14. Transmission par le ministère fédéral de l’Économie à l’Agence fédérale des réseaux d’une analyse sur la sécurité d’approvisionnement dans le cadre de la procédure de certification de Nord Stream 2, Ministère fédéral de l’Économie et de l’Energie, 26/10/2021.
  15. German authority confirms PGNiG’s position : NS2 AG cannot serve as a transmission system operator, PGNiG, 16/11/2021
  16. Russia May Let Rosneft Ship Gas Through Nord Stream 2 To Avoid EU Restrictions, Radio Free Europe/Radio Liberty, 02/09/2021.
  17. Diane Elijah, GIF Inside Story : Nord Stream 2 certification doubts exacerbate European gas price rally, ICIS, 15/09/2021.
  18. Vladimir Afanasiev, Calls for Russian gas policy reform mount as export opportunities beckon, Upstreamonline, 16/09/2021.
  19. PGNiG : important step in the Nord Stream 2 regulatory certification procedure, PGNiG, 21/10/2021
  20. Les erreurs des Européens à l’origine de la crise des prix du gaz (Poutine), AFP, 06/09/2021.