Key Points
- Le score de l’élection présidentielle de 2020 était peut-être la pire nouvelle pour l’état de la démocratie américaine.
- D’une manière générale, les divisions se sont renforcées autour des thématiques qui constituent les grandes lignes de fracture entre démocrates et républicains.
- Depuis le début de l’année 2021, les révélations et les documents mettant en évidence le rôle de Donald Trump et de son entourage dans la contestation des résultats de l’élection par des stratagèmes douteux ne cessent d’être mis au jour.
- Malgré son implication possible dans les événements du 6 Janvier, aucun élément ne permet d’imaginer quelqu’un d’autre que Trump à la tête du Parti républicain.
Les élections de novembre 2020 ont largement constitué une victoire en demi-teinte pour Joe Biden. Si celui-ci a gagné avec un score de 306 contre 232 grands électeurs pour Donald Trump au Collège Électoral (constitué par les grands électeurs eux-mêmes investis par le vote des citoyens dans chaque État), la différence au vote populaire n’était que de 4,4 % (soit 7 millions de voix), pour un nombre égal d’États gagné par chaque candidat. Ainsi, comme souvent aux États-Unis, la répartition géographique et démographique a joué un rôle décisif dans l’élection de Joe Biden : c’est l’une des raisons qui a consacré l’utilisation de l’expression de « deux Amériques » qui ne communiquent plus – elle n’est pas en soi une nouveauté mais a été exacerbée par l’épisode électorale de 2020. Le score de cette élection présidentielle était peut-être la pire nouvelle pour l’état de la démocratie américaine.
En 2016, le scénario inverse s’était produit. En remportant 10 États de plus qu’Hillary Clinton (30 États pour Donald Trump, 20 pour Clinton), Trump avait néanmoins perdu au vote populaire de presque 3 millions de voix (soit plus de 2 % des électeurs). Après l’annonce de sa défaite le 8 novembre 2016, la candidate démocrate Hillary Clinton appelait Donald Trump le soir même pour le féliciter, avant de reconnaître publiquement sa défaite le lendemain dans un discours au cours duquel elle proposait, comme le veut la coutume, « de travailler avec lui au nom de notre pays »1.
En 2020, il s’est écoulé presque deux mois entre la défaite effective de Donald Trump – dont les résultats dans chaque État ont été officiellement certifiés le 9 décembre – et la reconnaissance par ce dernier de la victoire de Joe Biden – tout en la contestant – le 7 janvier, le lendemain de l’assaut du Capitole2. Si la différence majeure entre ces deux scénarios tient au fait qu’Hillary Clinton était candidate en 2016 tandis que Donald Trump était le Président en exercice lors de sa défaite de novembre 2020, plusieurs éléments sont à prendre en compte pour comprendre cette progressive descente aux enfers de la démocratie américaine.
Novembre 2020 : le pire scénario pour la démocratie ?
Les élections aux États-Unis sont souvent une affaire de statistiques économiques, ethniques, confessionnelles et partisanes ainsi que d’études démographiques, parfois plus qu’une véritable lutte opposant deux candidats, deux programmes et deux lignes politiques. En dépit du grand nombre de scandales qui ont éclaboussé Donald Trump lors de son mandat présidentiel – notamment sur la fin avec sa gestion de la pandémie de coronavirus – il apparaît que la base qui constitue ses électeurs s’est élargie et consolidée au cours de ces quatre années, atteignant parfois des catégories étonnantes d’électeurs3.
Il est désormais assez connu que les électeurs républicains qui ont voté pour Donald Trump en novembre 2020 habitent majoritairement des zones rurales, sont en majorité blancs, plutôt âgés et n’ont pas fait beaucoup d’études universitaires, voire pas du tout. Une étude conduite en juin 2021 par le Pew Research Center a confirmé ces tendances, tout en apportant certaines nuances. L’emprise de Donald Trump s’est accrue dans les zones rurales : là où il avait obtenu 59 % des votes en 2016, ce chiffre est monté à 65 % en 20204. Toutefois, la base électorale de Trump s’est diversifiée ethniquement entre 2016 et 2020, bien qu’elle reste largement dominée par une population blanche (les électeurs blancs de Donald Trump sont passés de 88 % du total en 2016 à 85 % en 2020, notamment grâce à un ralliement d’un nombre significatif d’Hispaniques au candidat républicain qui comptaient pour 8 % de sa base électorale en 2020).
D’une manière générale, les divisions se sont renforcées autour des thématiques qui constituent les grandes lignes de fracture entre démocrates et républicains : discours anti-élites, restauration de traditions nationales et religieuses (dans les faits, celles des populations WASP des débuts de la colonisation britannique), discours populiste et quasi-culte de la personnalité, rejet de l’intervention de l’État dans un grand nombre de domaines qui constituent l’État-providence tel qu’on le connaît en Europe (santé, famille, emploi, retraite, éducation…). Si tous ces éléments ne sont pas nés avec l’apparition de Donald Trump en politique, c’est bien sa présidence qui les a fondus dans la ligne du Parti républicain, en raison de son emprise croissante sur les structures, le financement et l’organigramme du GOP.
L’extrémisme d’une frange du Parti républicain dans son soutien inconditionnel à Trump contribue d’une manière significative à l’érosion de l’état de la démocratie aux États-Unis5. Un sondage réalisé par l’American Survey Center en février 2021 notait que l’élection de novembre 2020 avait eu des conséquences notoires sur la légitimité de la présidence américaine. Si 65 % des Américains sondés pensent que l’élection de Biden est légitime, 31 % la considèrent comme illégitime (dont 66 % de Républicains et seulement 2 % de Démocrates, le reste étant constitué par des « indépendants »)6.
Au-delà des ruptures partisanes, l’élection de Joe Biden et la situation dans laquelle les États-Unis se trouvent aujourd’hui (vote de lois rendant le vote plus difficile dans certains États contrôlés par les Républicains, redécoupage partisan des districts électoraux, diffusion à grande échelle de théories du complot, tribalisme de la vie politique…7) mettent en lumière des conséquences bien plus profondes qu’une simple victoire « mal digérée » du candidat démocrate. L’élection de novembre 2020 a eu des effets dévastateurs sur le regard porté par une partie importante des Américains sur leurs institutions, leurs élus, et sur l’état dans lequel leur pays se trouve sous la présidence de Joe Biden. Dans un rapport se basant sur des sondages publié en 2018, la Knight Foundation et l’Institut Gallup ont ainsi mis en lumière qu’au-delà du vote, le manque de confiance dans les médias traditionnels pousse un nombre important d’Américains – « surtout des Républicains » – à se tourner vers des sites et des sources d’information alternatifs, créant une perception différente de la réalité selon les groupes8. Le bref rappel de ces éléments soulève une question centrale : comment faire dialoguer ces deux Amériques dont les repères et les échelles de valeurs sont aux antipodes, et qui se trouvent dans deux matrices dissemblables ?
Du 3 novembre au 6 janvier : itinéraire prodromatique d’une descente aux enfers
Alors que la Commission d’enquête de la Chambre des représentants sur l’attaque du 6 Janvier continue d’auditionner des membres et des proches de l’administration Trump ainsi que de dévoiler des informations inédites, il convient de se pencher, un an après, sur la période qui a précédé l’assaut à la fois pour mieux comprendre comment celui-ci a pu arriver, et également pour en saisir la portée. Le Capitole, temple des institutions démocratiques américaines qui abrite les deux chambres constituant le Congrès, n’avait pas subi d’attaque aussi violente depuis 1814, lorsqu’il avait été incendié par l’armée britannique.
La défaite de Donald Trump aux élections présidentielles de novembre 2020 a mis un certain temps avant d’être reconnue par la Maison-Blanche : dès la campagne, le président sortant avait préparé le terrain en déclarant à plusieurs reprises qu’il ne pourrait perdre les élections à moins que celles-ci soient « truquées », comme lors d’un meeting en août 2020 à Oshkosh, dans le Wisconsin9. Le vote par correspondance – un système qui existe depuis le XIXe siècle aux États-Unis mais dont les règles ont été assouplies en 2020 en raison de la pandémie de coronavirus – a été le principal cheval de bataille de Trump pour affirmer que les élections étaient truquées. Sur Twitter, l’ancien Président affirmait dès le 4 novembre qu’« Ils [les poll workers, ou assesseurs] trouvent des votes pour Biden partout – en Pennsylvanie, dans le Wisconsin et dans le Michigan. C’est mauvais pour notre pays ! »10.
La théorie du complot de la victoire de Donald Trump lors des élections de 2020 repose sur un élément central : la fraude électorale. Dans un rapport publié en 2007, le Brennan Center for Justice de l’école de droit de NYU définissait ce concept en ces termes : « La « fraude électorale » se produit lorsque des personnes déposent des bulletins de vote tout en sachant qu’elles n’ont pas le droit de voter, dans le but de frauder le système électoral. » Assez simple dans la définition, la fraude électorale peut se manifester dans plusieurs situations comme le double vote, le vote de personnes décédées, le vote de personnes qui ont fait l’objet d’une condamnation pour crime ou bien, plus folklorique encore, le vote de chiens enregistrés sur des listes électorales. Selon Donald Trump et ses soutiens, plusieurs centaines de milliers voire millions de bulletins de vote auraient été frauduleux, conduisant à une victoire illégitime de Joe Biden dans plusieurs États.
Comme dans toute théorie du complot, il existe un fond de vérité. Il y a bel et bien eu des cas de fraude électorale aux États-Unis au cours de l’élection de 2020, mais qui constituaient des situations isolées. L’Heritage Foundation, think-tank conservateur très influent sous l’administration Trump, a recensé dans son Election Fraud Database 1334 cas avérés de fraude électorale qui ont fait l’objet d’une condamnation par un juge ou par un procureur depuis 1982, dont 7 seulement pour les élections de novembre 202011. Dans un article d’AP News ayant passé en revue « tous les cas potentiels de fraude électorale » publié en décembre dernier, il a été conclu que le nombre total ne dépasse pas 475 cas ; bien loin des accusations de « vol d’élection » de Biden martelées par Donald Trump sur Twitter12.
Si le terme de « Big Lie » employé par Trump – comme décrivant une conspiration de masse orchestrée par les démocrates visant à empêcher l’élection d’un candidat républicain – trouve ses origines dans la propagande nazie des années 1930, il en a complètement réinventé le sens13. Ce Grand Mensonge consisterait en l’irréfutabilité d’un scénario dans lequel Trump ne serait pas élu, sans toutefois avancer des raisons spécifiques expliquant cette peur. S’intriquant dans une toile plus large et complexe de théories du complot, allant de la mouvance conspirationniste QAnon à des accusations de l’existence d’un Deep State se livrant à des rituels satanistes formant une « cabale », l’essentiel ne repose pas tant sur la véracité ou bien sur la preuve qu’une fraude électorale massive a bien eu lieu que sur le confort apporté aux partisans de ces théories que ces derniers trouvent dans le fait de se savoir représentés par un élu se trouvant hors du système, à même de dénoncer les vices d’une classe politique corrompue.
Donald Trump serait ainsi un « roi caché », selon l’expression utilisée par l’historien Paul Chopelin dont la mission et l’ambition politique est de rétablir la vérité que nombre d’Américains refuse d’accepter14. La portée eschatologique du Big Lie est essentielle à saisir pour comprendre que la fin de cette stratégie ne réside pas dans la reconnaissance par l’administration démocrate que l’élection de 2020 repose bel et bien sur une fraude massive, mais sur le retour sine qua non de Donald Trump à la Maison-Blanche. En se plaçant hors du système dans un discours anti-élite – qui fait écho au style populiste – l’ancien Président républicain n’a pas d’intérêt à se faire coopter par un gouvernement dont il ne reconnaît pas la légitimité puisque cela reviendrait à se placer sur le même plan que ceux dont il dénonce les déviances, conduisant de facto à une certaine forme de reconnaissance.
En jouant sur le fil des accusations et de la négation des résultats de l’élection du 3 novembre 2020, s’appuyant sur son cabinet et sur des proches collaborateurs, Trump a toutefois fait attention à ne pas dépasser la ligne qui l’aurait directement exposé à des condamnations. Ainsi, le « centre de commandement » en charge de maintenir Trump au pouvoir en empêchant la certification de Biden ne se trouvait pas à la Maison-Blanche mais à l’hôtel Willard, situé non loin de là, sur Pennsylvania Avenue. Connu pour avoir servi de refuge à Abraham Lincoln en 1861 lorsque celui-ci faisait l’objet de tentatives d’assassinat, il a abrité, entre décembre 2020 et janvier 2021, plusieurs proches du Président républicain qui travaillaient à trouver des recours (plus ou moins) légaux afin de faire changer les résultats de l’élection. Le dépouillage des bulletins de vote étant une prérogative des États, l’équipe guidée par l’avocat personnel de Trump, Rudolph Giuliani (qui expliquait deux semaines après l’élection de novembre que la fraude avait été orchestrée par une organisation vénézuélienne impliquant pêle-mêle Hugo Chávez, Nicolás Maduro et George Soros15), a désespérément tenté de convaincre des responsables républicains en poste dans les États-clefs de procéder à des recomptes de bulletins de vote, voire de nullifier des résultats.
Au total, plus d’une soixantaine de plaintes – le site Democracy Docket tenu par Marc Elias, avocat spécialisé en droit électoral et proche de l’administration démocrate, en recense 6916 – contestant les résultats de l’élection du 3 novembre ont été déposées par Trump et ses alliés (financés pour la plupart par le Republican National Committee, comme affirmé par sa porte-parole Danielle Alvarez17). À ce jour, cette campagne juridique a connu une seule victoire dans un tribunal de Pennsylvanie lorsqu’un juge a statué que certains électeurs ne pourraient pas revenir pour présenter leurs papiers d’identité au-delà de trois jours après le vote, ce qui n’a concerné qu’un nombre négligeable de bulletins de vote et n’a pas eu d’incidence sur la victoire de Biden dans l’État18. Si cette campagne s’est avéré être un échec cuisant, Russell Wheeler, visiting fellow à la Brookings Institution, considère toutefois que Trump « a bénéficié d’un soutien judiciaire plus important qu’on ne pouvait l’anticiper », suggérant que le scénario pourrait être différent s’il venait à se représenter en 2024, et à contester une fois de plus les résultats de l’élection19.
Depuis le début de l’année 2021, les révélations et les documents mettant en évidence l’implication de Donald Trump et de son entourage dans la contestation des résultats de l’élection par des stratagèmes – à la limite de la légalité, voire illégaux – ne cessent d’être mis au jour. Dès le 3 janvier, le Washington Post publiait sur son site une conversation téléphonique de plus d’une heure entre Trump, plusieurs de ses avocats ainsi que Mark Meadows (son chef de cabinet, qui a refusé de se présenter devant la Commission d’enquête de la Chambre des représentants sur l’attaque du 6 Janvier) et Brad Raffensperger, le Secrétaire d’État de la Géorgie, accompagné de deux de ses collaborateurs, Ryan Germany et Jordan Fuchs20. Dans cet appel, après avoir alterné entre des compliments et des menaces, le Président républicain aurait demandé à Raffensperger de « trouver » 11 780 votes afin de lui attribuer la victoire en Géorgie, arguant que son équipe avait découvert des preuves d’une fraude électorale massive. Lui-même élu républicain, Raffensperger a confié avoir subi dès novembre 2020 des pressions par plusieurs de ses confrères du Parti lui demandant d’attribuer certains bulletins de vote à des comtés « où un taux élevé de signatures non concordantes avait été constaté »21.
La tentative de planification d’un scénario dans lequel Trump serait réélu a atteint son paroxysme dans un mémo écrit par John C. Eastman, doyen de l’École de Droit de l’Université Chapman et juriste rattaché au Claremont Institute (un think-tank conservateur qui contribue au socle idéologique du trumpisme), présenté au cercle rapproché de Trump par l’intermédiaire de Mike Lee, sénateur de l’Utah pressenti un temps pour être nommé juge à la Cour Suprême. Dans ce mémo, dont l’existence a été révélée dans Peril, un livre écrit par deux journalistes du Post, Bob Woodward et Robert Costa, Eastman propose un scénario dans lequel Mike Pence, vice-président de Trump, renverserait le résultat des élections du 3 novembre en annulant des dizaines de millions de vote en raison de « litiges en cours dans 7 États » (ciblés par les plaintes de Trump et de son entourage), confiant de facto la victoire à Trump22. Après avoir hésité et consulté plusieurs de ses collaborateurs, Mike Pence a finalement refusé d’avoir recours à ce stratagème, ce qui lui a valu d’être qualifié de « traître » par Trump, expression reprise sur les réseaux sociaux et par des manifestants républicains lors de rassemblements.
Plusieurs des proches collaborateurs de Trump, élus républicains et défenseurs contre vents et marées du Parti et de son leader comme Mike Lee ou bien Lindsey Graham, sénateur de Caroline du Sud et ardent soutien politique et financier de Trump, se sont exposés pour tenter d’attribuer la victoire à l’ancien président en discutant directement avec des responsables en poste dans les États-clefs. Cependant, tout un écosystème composé de particuliers ayant des liens plus ou moins distants avec le Great Old Party défendent également la théorie du Big Lie ainsi que de la victoire électorale de Trump. Douglas Frank, professeur de mathématiques dans l’Ohio, parcourt depuis plusieurs mois les États-Unis en présentant des éléments censés révéler l’existence d’un « algorithme secret utilisé pour truquer les élections de 2020 »23. Rien ne permet d’affirmer que Trump ait soutenu ou non Douglas Frank dans cette démarche ni même qu’il l’ait effectivement rencontré, comme l’affirment plusieurs témoins, mais la prise de relais même du discours porté par Trump et son entourage par des citoyens qui ne sont ni élus ni directement affiliés au Parti républicain contribue à alimenter le fantasme d’un complot plus large qui dépasse les lignes partisanes, devenant l’affaire de tout Américain soucieux de la vie démocratique dans son pays.
Le 6 Janvier et ses conséquences
La date du 6 janvier correspond à la dernière étape de la confirmation de l’élection de Joe Biden par le dépouillage des bulletins de vote du Collège Électoral. Après avoir concerté son cercle restreint, Donald Trump, encore Président, a appelé à la tenue d’une « Marche pour Sauver l’Amérique » (March to Save America) à l’Ellipse, un parc situé au sud de la Maison-Blanche. Devant une large audience chauffée à blanc par les discours de plusieurs personnalités républicaines comme Giuliani ou le Représentant d’Alabama Morris Brooks, l’ancien Président a appelé la foule à « marcher vers le Capitole […] se montrer et être forts pour reprendre notre pays »24. Si de nombreux groupuscules comme les Oath Keepers, les Proud Boys ou bien les Three Percenters étaient présents durant l’assaut du Capitole, une étude réalisée par l’Université de Chicago a mis en avant le fait que 87 % des personnes présentes ce jour-là n’étaient pas affiliées à des groupes d’extrême-droite ou à des milices25. Ces chiffres sont importants à prendre en compte car assimiler les assaillants du 6 Janvier – ou les soutiens de Donald Trump d’une manière générale – uniquement à des mouvances extrémistes ne permet pas de saisir l’impact que la campagne de désinformation de Donald Trump a eu sur une partie importante de la population américaine. Le parti républicain et son idéologie trumpiste a ainsi vocation à s’adresser à « tous les Américains ».
En novembre 2021, un sondage Marist Poll a révélé qu’un tiers seulement des électeurs républicains aurait confiance dans la véracité des résultats si leur candidat n’était pas élu en 2024, contre 82 % pour les démocrates. La campagne du Big Lie a également eu des conséquences durables sur la légitimité des institutions américaines puisque 75 % des Républicains considèrent que Trump a raison lorsque celui-ci affirme que des « cas de fraude électorale ont altéré les résultats de l’élection », ce qui a été réfuté par toutes les études publiées à ce jour26. Après l’assaut du 6 janvier, Donald Trump s’est bien gardé de déclarer reconnaître la validité de l’élection de Joe Biden lorsqu’il a appelé à une « transition du pouvoir en douceur », se contentant d’annoncer qu’une « nouvelle administration sera inaugurée le 20 janvier »27. À ce jour, l’ancien Président républicain présente toujours l’élection de novembre 2020 comme le résultat d’une fraude électorale massive lorsqu’il est invité à prendre la parole dans des meetings, ou bien via des communiqués de presse. Son éviction de Twitter, Facebook et Instagram a créé une illusion d’absence de Trump de la scène médiatique américaine qui n’est qu’un trompe-l’œil.
Trump après Trump
Si le pouvoir et l’influence de Donald Trump résidaient dans sa position de chef du pouvoir exécutif, que s’est-il passé après qu’il a laissé la place, malgré lui, à Joe Biden ? Trump a finalement été acquitté à la suite de la seconde tentative de procès en destitution intentée contre lui pour avoir « incité à l’insurrection » du 6 Janvier. Soixante-sept votes étaient requis au Sénat pour conduire à sa destitution, ce qui aurait impliqué la défection de dix-sept républicains. Finalement, sept républicains ont décidé de voter aux côtés des démocrates, faisant de ce vote de destitution le plus bipartisan de l’histoire américaine28. Après avoir été banni de manière permanente de Twitter le 8 janvier 2021 pour avoir violé la clause de « glorification de la violence » des conditions d’utilisation du réseau social, Trump a subi dans un premier temps une vague d’abandons de plusieurs contributeurs financiers et d’institutions29. Certaines entreprises comme l’opérateur téléphonique AT&T, Morgan Stanley ou bien le groupe hôtelier de luxe Marriott International ont mis fin à leurs donations « aux 147 membres républicains du Congrès qui se sont opposés à la certification des résultats de l’élection le 6 janvier »30.
On aurait pu s’attendre à ce que le Parti républicain cherche, après la débâcle des tentatives de l’ancien président de renverser les résultats de l’élection, à se débarrasser de lui afin de rechercher une base plus consensuelle. Au contraire. Adam Kinzinger a été le premier républicain sacrifié sur l’autel du trumpisme dans la purge qui a été engagée contre les élus ayant voté en faveur de la destitution de Donald Trump. Après avoir voté pour l’exclusion de la Représentante Marjorie Taylor Greene (une « baby Trump » qui se fait le relais de plusieurs théories conspirationnistes) des commissions sur l’Éducation, le Travail et le Budget, Kinzinger a été ostracisé avant d’annoncer en octobre dernier qu’il ne se représenterait pas à la Chambre en 202231. Liz Cheney, Représentante du Wyoming, a été elle aussi purgée du Parti républicain en mai dernier lorsque celle-ci a été destituée de son poste de présidente du House Republican Conference (le groupe républicain de la Chambre des Représentants). En novembre dernier, Cheney a finalement été exclue de la branche du Wyoming du Parti républicain.
L’enjeu actuel et dans les mois à venir pour le Parti républicain – et donc, pour Trump – se trouve dans les États, alors que les midterms de novembre 2022 ainsi que plusieurs élections de gouverneurs se rapprochent. En Géorgie, Donald Trump a apporté publiquement son soutien en décembre dernier à David Perdue (sénateur de Géorgie entre 2015 et 2021) dans les élections du gouverneur qui se tiendront le 8 novembre 2022 contre l’actuel gouverneur, Brian Kemp, qui avait été la cible de nombreuses critiques de la part de Trump pour avoir certifié les résultats de l’élection de 202032. Ce dernier soutient plusieurs autres candidats dans des primaires républicaines en Arizona, en Alabama, en Caroline du Nord ou bien en Idaho, et assoit son influence sur le Parti pour faire bénéficier à ses candidats de son soutien médiatique ainsi que de l’aura dont il dispose auprès des électeurs républicains33.
Bien qu’on observe une montée dans les sondages pour certains des candidats républicains qui se présentent à des primaires au sein des États sous la bannière de Trump, ces élections constituent également un crash test pour l’ancien Président. En Géorgie, Kemp est toujours loin devant Perdue dans le dernier sondage réalisé (40,5 % d’intentions de vote contre 22,3 % pour Perdue). Cependant, à la question « Comme vous l’avez peut-être entendu, le président Trump envisage de soutenir David Perdue dans la primaire républicaine pour le poste de gouverneur. Sachant cette information, pour qui voteriez-vous ? », Perdue talonne Brian Kemp dans les intentions de vote à 34 % contre 34,4 %34.
Les Républicains doivent toutefois absolument éviter de recréer le scénario des élections de 2010 s’ils veulent gagner la majorité au Sénat, au cours desquelles la vague Tea Party avait permis aux Républicains de remporter uniquement la Chambre des Représentants, en raison de candidats jugés trop extrêmes35. Un danger similaire semble poindre à l’horizon alors que des incidents éclaboussent déjà certains responsables républicains, comme le Président de la branche du Michigan du Parti, Ronald Weiser. Lors d’un meeting en mars 2021, après avoir été pressé par des questions portant sur ce qu’il devait être fait concernant les « trois sorcières dans notre propre Parti » (à comprendre les trois Représentants républicains de la Chambre qui avaient voté en faveur de la destitution de Trump), ce dernier avait déclaré « […] à part l’assassinat, je n’ai pas d’autre moyen … à part le vote »36. Weiser, important contributeur financier pour les campagnes de George W. Bush et de John McCain, avait déjà occupé le poste de Président des finances nationales du Republican National Committee (NRC) de 2011 à 2013, avant d’être choisi en janvier 2019 pour lever des fonds pour la campagne présidentielle de Trump37.
Cet exemple s’inscrit dans une constellation plus large de soutiens en qui Trump a confiance, en opposition aux quelques Républicains qui ont tenu tête à l’ancien Président après sa défaite de novembre 2020 – et surtout après le 6 Janvier. Le trumpisme semble à présent indissociable du Parti républicain alors que toute l’infrastructure du Parti, des candidats au Congrès soutenus par le GOP jusqu’aux postes-clefs au sein des États, est restructurée afin d’incarner au mieux la ligne idéologique de Donald Trump38. L’étoffement progressif – et parfois a posteriori – de la substance idéelle du trumpisme, ainsi que l’accroissement de l’influence dont Trump dispose au sein du parti républicain en raison de sa fortune, de sa popularité auprès des électeurs républicains ainsi que de l’image de paria dont il jouit ne permettent pas, à cette heure, d’imaginer quelqu’un d’autre que Donald Trump à la tête du parti – ni même un candidat crédible à la primaire pour la présidentielle de 2024.
Sources
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