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Le 21 novembre dernier, les élections régionales et municipales ont eu lieu au Venezuela. Et pas n’importe quelles élections, puisqu’elles se sont déroulées dans le cadre de négociations entre le régime de Maduro et l’opposition, par l’intermédiaire de leurs représentants à la table de dialogue au Mexique, depuis septembre dernier. Ce processus a permis de convenir de certaines dispositions de base pour que l’opposition se décide enfin à participer à des élections difficiles pour elle : l’accord sur une composition plus équilibrée du Conseil National Électoral a certainement beaucoup compté, le gouvernement ayant nommé trois représentants, dont deux de l’opposition, sur un total de cinq recteurs du Conseil. Ceci a permis à plusieurs acteurs de décrire le Conseil National Électoral (CNE) comme « le plus équilibré » depuis l’arrivée du chavisme.
C’est ce CNE qui a invité les institutions européennes à envoyer une Mission d’Observation Électorale (MOE), un accord adopté à l’unanimité par le Conseil des ministres européens, sur proposition du Haut représentant. Ainsi, une délégation européenne de près de 150 observateurs sous la direction de la députée Isabel Santos a été déployée plusieurs semaines à l’avance sur la quasi-totalité du territoire vénézuélien. Puis, comme le veut la tradition, le Parlement européen a envoyé sa propre mission (complémentaire à la première) pour participer aux derniers jours des élections et avoir l’occasion d’interagir avec les différents acteurs du processus électoral et politique du Venezuela. Il convient de noter le vif intérêt de l’opposition démocratique pour que les institutions européennes soient impliquées dans le processus, car elles constituent la mission d’observation électorale la plus prestigieuse au monde avec les normes démocratiques les plus élevées. Mais, voici que survint le premier conflit.
À ma connaissance, cette Mission Parlementaire Européenne (MPE) entrera dans l’histoire comme la première à être boycottée par un groupe politique ; et pas n’importe quel groupe politique, mais le plus important de l’Assemblée, le Parti Populaire Européen (PPE) – il est vrai que l’ECR (European Conservative and Reformist group) n’a pas participé, mais a simplement cédé son siège au groupe Renew Europe. Cet événement est le symptôme le plus évident de deux choses, toutes deux pernicieuses tant pour l’Europe que pour l’Amérique latine : les groupes politiques européens ont délégué la question presque exclusivement à leurs membres espagnols (et portugais, dans une moindre mesure) et le débat au Parlement européen sur l’Amérique latine est devenu à peine plus qu’un débat interne espagnol. D’autant plus si l’on parle du Venezuela, étant donné qu’en un peu plus de deux ans de mandat, on a débattu en plénière jusqu’à six fois sur ce pays ( !). Le PPE a donc été entraîné par le PP espagnol dans une stratégie radicale qui ne correspond pas à l’actualité politique du Venezuela, une position qui devra sûrement être modulée à l’avenir, étant donné l’écrasante majorité du secteur de l’opposition vénézuélienne. Si le PPE veut être utile, pertinent et ne pas se retrouver acculé avec l’ultra-droite espagnole dans un coin de l’échiquier, il devra chercher une formule qui combine sa stratégie d’opposition en Espagne avec les intérêts réels de la majorité de la population vénézuélienne.
Néanmoins, la Mission Parlementaire Européenne composée de 9 députés et présidée par un membre espagnol de Renew Europe (groupe libéral), est arrivée au Venezuela le 18 novembre et a entamé un agenda très chargé de réunions avec les acteurs vénézuéliens concernés, et ce, jusqu’au jour même des élections. Nous avons eu des journées épuisantes mais très intéressantes (jusqu’à 13/14 heures de travail) durant lesquelles se sont tenues des dizaines de réunions avec des représentants de tout l’arc parlementaire, du gouvernement vénézuélien lui-même, du corps diplomatique européen, des organisations de la société civile, d’autres missions d’observation sur le terrain comme la Fondation Carter, Gerardo Blyde (chef de l’équipe d’opposition à la table des négociations au Mexique), et enfin avec un représentant du Conseil National Électoral (CNE) vénézuélien.
Le dimanche 21 novembre à 6 heures du matin, les bureaux de vote ouvraient au Venezuela, avec un horaire de scrutin ininterrompu jusqu’ à 18 heures (malgré une certaine souplesse dans le respect des règles, ce qui ternit le processus). Mon équipe a assisté à l’ouverture d’un bureau de vote à Caracas puis nous nous sommes rendus dans la ville de Maracay pour enfin retourner à Caracas en fin de journée. Les élections se sont déroulées dans un calme un peu tendu, comme s’y attendaient nombre de participants. Le chavisme a remporté 20 des 23 gouvernorats. C’est donc un gouvernorat de plus que ce qu’il avait, mais il a cependant perdu l’importante région Zulia. Le chavisme a également remporté 205 mairies (l’opposition est passée de 28 à 117). La participation a dépassé les 42 % des inscrits et c’est ce qui était plus ou moins attendu. Il faut tenir compte des presque 6 millions d’émigrants que compte aujourd’hui le Venezuela (données du HCR), dont plus de 3 millions sont inscrits sur la liste électorale sans pouvoir participer aux élections locales du fait de la distance. Fait curieux et pertinent, même avec ce faible taux de participation et les nombreuses failles du processus, si l’opposition avait fait des candidatures unies, elle aurait gagné dans une majorité de circonscriptions.
La Mission d’Observation Électorale (MOE) a noté certains progrès dans la propreté du processus électoral, comme la nouvelle composition du Conseil National Électoral mentionnée plus haut, le fait que l’opposition puisse à nouveau avoir une présence (très timide) dans les médias, et que le système de comptage soit fiable et pratiquement sans aucune possibilité de fraude ; l’opposition s’est rendu compte tardivement que ce gage de fiabilité était essentiel pour encourager une partie de l’électorat, lequel était très réticent à voter, en raison de la suspicion de fraude.
Mais parallèlement, la MOE continue de constater de graves lacunes démocratiques qui font qu’il est difficile de parler d’un processus répondant aux normes démocratiques de base. Certaines sont plus scandaleuses que d’autres, mais des pratiques telles que l’intervention judiciaire des partis d’opposition, sans notification ni possibilité de faire appel pour leurs anciens administrateurs, ont été observées. De même que la disqualification administrative de dizaines de candidats, qui ne découvrent cette disqualification que lorsqu’ils sont sur le point d’enregistrer officiellement leur candidature : il est curieux que le Parti communiste du Venezuela (PCV) qui faisait jusqu’à présent partie du Pôle patriotique du chavisme, après avoir annoncé qu’il faisait cavalier seul, ait été l’un des plus touchés par cette pratique. Le summum a été la disqualification a posteriori du vainqueur des élections dans l’État de Barinas (contre le propre frère de Chávez soit dit en passant) et qui sera finalement résolue par une répétition grotesque des élections. Un autre exemple est le transfert du bureau de vote habituel de milliers d’électeurs vers un autre bureau de vote, beaucoup plus éloigné, qu’ils ne découvrent que lorsqu’ils vont voter bien sûr, et que l’on retrouve principalement dans les bastions de l’opposition. Ou encore la flexibilité des horaires de fermeture de certains bureaux de vote, qui étonnamment, peuvent rester ouverts deux heures de plus sans raison valable, même lorsque le CNE insiste sur leur fermeture. Tout comme l’installation de « points rouges » près des bureaux de vote, où l’on vérifie la participation des personnes qui bénéficient d’une subvention gouvernementale.
Ce ne sont là que quelques exemples de pratiques qui s’additionnent à l’image d’iniquité totale dans le processus électoral. Il est vrai que, comme l’a déclaré l’un des membres du CNE, certains de ces usages, pas les plus graves, semblent être antérieurs à Chávez lui-même.
Cependant, ces élections et leurs résultats ne sont pas l’aspect le plus important de ce moment politique. La chose la plus significative, en premier lieu, est que le gouvernement et l’opposition ont pu se réunir ce jour-là dans une atmosphère pacifique, ce qui n’était pas arrivé depuis 2015. Et ce n’était pas chose facile, mais tous les acteurs, y compris la communauté internationale, ont su jongler pour faire face à des positions de départ très compliquées.
D’un côté, un régime dont la légitimité n’est toujours pas reconnue par de nombreux pays ni par l’opposition démocratique elle-même et qui a été assailli par plusieurs sanctions et restrictions au niveau international. D’autre part, un « président intérimaire », Juan Guaidó (figure plus qu’extravagante du droit international public) qui est toujours formellement reconnu par les États-Unis, mais que la Commission et le Conseil des ministres de l’Union européenne ne reconnaissent plus, alors que le Parlement européen continue de le soutenir. D’autre part encore, une opposition « atomisée », désunie, en partie à l’étranger, en partie au Venezuela qui continue de soutenir le nom de Guaidó, mais qui, dans la pratique agit de manière très différente. Ou encore, une équipe de négociation disposant d’une grande marge d’autonomie mais qui continue théoriquement de faire partie de la Mesa Unitaria Democrática (MUD), celle-là même qui soutient Guaidó. D’un autre coté encore, il y a une petite mais significative partie de l’opposition qui continue de participer aux élections depuis 2015 et qui dispose même d’une représentation à l’Assemblée nationale… Assemblée Nationale dont elle ne reconnaît théoriquement pas la légitimité. Il y a aussi les partis historiques de l’opposition vénézuélienne qui ont été mis sur écoute par la justice chaviste et qui se présentent aux élections en tant qu’opposants alors que la majorité de leurs dirigeants historiques utilisent des acronymes de la non-opposition pour se présenter….
Bref, essayer de trouver la logique de ce puzzle relève davantage de la physique quantique que de la politique. Certains se sont ralliés à l’opinion majoritaire, tout en gardant une conviction contraire en leur for intérieur et on observe des phénomènes de collusion de plusieurs facteurs internes et externes dans la situation du Venezuela.
Sur le plan interne, l’évolution la plus notable est le mouvement de l’opposition : la création d’une réalité juridico-politique alternative, un engagement en faveur du dialogue et de la reconstruction des institutions du pays. Cela avait déjà été tenté dans le processus de dialogue de la Barbade, dynamité par l’administration Trump et par la partie la plus dure de l’opposition vénézuélienne, et c’est maintenant tenté à la table du Mexique, ce qui s’ ajoute à des gestes comme celui de participer à ces élections locales. L’opposition a définitivement abandonné (à l’exception de sa partie la plus radicale) la solution de l’étranger, au profit de la négociation, soutenue par une grande partie de la communauté internationale. Ce processus a également servi à réactiver sa machine électorale et à commencer à réveiller un électorat qui s’est désengagé au cours des six dernières années.
Toujours sur le plan intérieur, il semble que le régime ait décidé de trouver une solution fondée sur la négociation et qu’il le fait sincèrement. Il convient de garder à l’esprit que, contrairement à l’opinion que nous avons tendance à avoir en Europe, même le Parti socialiste unifié du Venezuela (PSUV) ne constitue pas un bloc aussi homogène, mais plutôt une organisation dans laquelle il existe un équilibre entre les partis plus ouverts et les partis plus intransigeants (c’est à ces derniers qu’il faut sans doute imputer de nombreuses explosions publiques du régime contre l’opposition et la communauté internationale). Le fait que la MOE ait été invitée en tant qu’observateur international et que son travail n’ait guère été entravé (même si sa présence était une exigence de l’opposition pour pouvoir participer) est un bon signe que les choses bougent. Il est clair que ces élections sont une tentative stratégique du madurisme pour retrouver une légitimité internationale, et que le maduristes se sont engagés dans un tel processus avec la certitude de le gagner, mais il est également clair qu’à partir d’aujourd’hui, nous sommes dans une phase différente. De même, le régime est pleinement conscient de la nécessité impérative de recourir à la négociation pour modérer les sanctions internationales, qui, dans la pratique, étouffent l’économie et le niveau de vie du pays – on estime que l’économie vénézuélienne s’est contractée de 60 à 80 % au cours des 20 dernières années, même si la situation est un peu meilleure aujourd’hui que dans un passé immédiat. Il est également très important de garder à l’esprit que le soutien au chavisme s’amenuise et que la lassitude de la rue face à la situation est de plus en plus évidente (l’opposition n’est pas non plus épargnée par la désaffection croissante des citoyens).
Sur le plan international, les choses ont aussi changé. Pour commencer, l’Union européenne a cessé de reconnaître, dans les conditions mentionnées ci-dessus, le soi-disant « gouvernement intérimaire du Venezuela » et a clairement plaidé en faveur de la solution fondée sur le dialogue qui est en train de se développer au Mexique : si la tentative de déstabilisation n’a pas fonctionné à un moment où le régime était plus faible, harcelé, et avec l’ombre d’une intervention militaire américaine, elle ne peut guère être utile à ce stade. Il semble qu’il faille réfléchir à la manière de donner une sortie digne au « président intérimaire » qui ressemble désormais davantage à un invité de marque qu’à un dirigeant populaire (rappelons que son parti, Voluntad Popular, est une petite force au sein de la MUD et qu’il a pratiquement été nommé « à tour de rôle » et non en conséquence de son leadership). Néanmoins, il est probable que les États-Unis continueront de le soutenir tant que l’opposition elle-même ne décidera pas de le diluer.
En ce qui concerne les États-Unis, le changement à la Maison Blanche est également une opportunité pour un pacte. Non pas d’un point de vue théorique, puisque l’administration Biden ne semble pas avoir changé grand-chose à la stratégie de Trump – elle conserve même le « faucon » Philip Goldbergen à l’ambassade de Colombie – mais en termes de non-torpillage d’une éventuelle solution. N’oublions pas que le Venezuela, comme Cuba, est une question d’importance vitale dans la politique intérieure des États-Unis en raison de son poids dans les élections en Floride. Quiconque veut gagner dans cet État ne bougera pas d’un pouce de la position actuelle tant qu’une solution satisfaisant la majorité de l’opposition ne sera pas présentée. C’est dans cet équilibre que l’UE devient un élément clé, facilitant une sortie modérée et négociée, pour autant qu’elle ne perde pas sa crédibilité et le respect de tous les acteurs. En outre, l’UE et les États-Unis doivent être conscients du grand changement qui s’opère sur le continent américain. Il est évident que le grand échec politique du dit « Groupe de Lima » promu par Trump, aboutira au retour de Lula au pouvoir du Brésil.
Enfin, je voudrais mentionner le Parlement européen : il est possible qu’à partir du 21 novembre, les choses aient réellement changé pour nous. D’une part, la Mission Parlementaire Européenne a enfin pu mettre d’accord lors d’une résolution commune les sociaux-démocrates, les libéraux, les verts et la gauche démocratique et c’est une étape importante que tout le monde aurait considérée avec un scepticisme condescendant quelques semaines auparavant. Les familles politiques qui composent cette délégation sont largement majoritaires au Parlement européen, et c’est l’occasion de passer du combat à la construction. Il faut saluer l’effort politique de ces groupes pour être utiles au processus de récupération démocratique du Venezuela, ainsi que l’engagement pris par nous tous en faveur de la négociation ; et pour cela nous n’avons pas eu besoin de fermer les yeux ou d’occulter un détail que nous aurions vu là-bas. Ce sont tous ces aspect-là qui vont être des éléments-clés pour trouver une solution ; la force de notre aide réside dans la hauteur de nos principes démocratiques et dans le fait de ne pas prendre le Venezuela pour notre ludus magnus. Il serait vraiment souhaitable que le Parti Populaire Européen, en tant que famille politique capitale, rejoigne au moins ce consensus et comprenne que nous sommes dans une autre époque politique.