Clausewitz et les autres

Si l’œuvre de Clausewitz n’était, au départ, pas destinée à être publiée, elle a depuis connu une forte résonance dépassant les domaines du monde militaire et de l’histoire. Au-delà de multiples usages et mésusages, retrouver Clausewitz c’est aussi plonger dans les controverses militaires qui émaillent la période s’étalant de la guerre de Sept Ans à l’expédition d’Espagne en 1823.

Hervé Drévillon, Penser et écrire la guerre. Contre Clausewitz (1780-1837) , Paris, Passés composés, 2021, 320 pages, ISBN 237933076X

L’historien militaire Hervé Drévillon consacre son dernier livre à ceux qui ont pensé la guerre, en Europe, entre la naissance de Carl von Clausewitz en 1780 et la publication du dernier volume de ses œuvres en 1837. Après avoir dirigé l’Histoire militaire de la France1, avec Olivier Wieviorka, chez Perrin, puis la collection Mondes en guerre2 chez Passés Composés, il retrouve sa période de prédilection et propose un travail comparatif d’une grande finesse. Plus qu’une énième analyse sur l’officier prussien, Hervé Drévillon s’attache à replacer les idées de Clausewitz dans leur contexte, les retranscrire mais aussi rappeler la réception qu’elles ont eues. Au-delà de l’auteur du traité De la guerre, la période se caractérise par une effervescence des écrits militaires, puis une réflexion sur la façon de penser et d’écrire la guerre. Au fil de la lecture, Clausewitz apparaît ainsi comme un auteur parmi d’autres.

Désormais cité dans des milieux divers, à tort ou à raison, certains prêtent à Clausewitz des idées qui n’étaient pas les siennes. Le relatif consensus dont il est l’objet, mais qui se résume à quelques citations sorties de tout contexte, résulte d’une double ignorance. D’une part, son système découle de l’observation des guerres révolutionnaires et impériales, qui suppose une connaissance fine de la période couvrant les années 1792 à 1815 pour comprendre les écrits du stratège. Or, cette maîtrise des périodes révolutionnaire, consulaire, puis impériale fait souvent défaut chez ceux qui le citent. D’autre part, Clausewitz inscrit ses travaux dans un climat de débats et de controverses du fait militaire que beaucoup ignorent. Il y a donc une tendance à attribuer à ce dernier des pensées qu’il a empruntées à d’autres. L’écrivain prussien était déjà critiqué en son temps, notamment par Antoine de Jomini (1779-1869) qui apparaît alors comme la référence de la pensée militaire avec son Précis de l’art de la guerre paru en 1837. À la lecture d’Hervé Drévillon, deux façons d’écrire la guerre, a priori antagonistes, dominent la période étudiée : se concentrer sur une bataille, voire une guerre, d’un côté, ou privilégier une approche épistémologique et littéraire de l’autre. 

Replacer Clausewitz dans son contexte

Hervé Drévillon étaye son propos en trois temps, dont le premier se focalise sur l’examen de la pensée milittéraire, soit un mot valise qui désigne l’usage de la pensée militaire dans le champ littéraire à partir du milieu du XVIIIe siècle. Auparavant, ces travaux avaient tendance à se focaliser sur une bataille, voire une guerre. Deux éléments encouragent l’émergence de ce nouveau genre  : la philosophie des Lumières favorise un usage public de la raison militaire tandis que la guerre de Sept Ans (1756-1763) ouvre un nouveau régime de conflictualité, puis suscite une fascination pour le modèle prussien. L’auteur militaire prend donc pleinement naissance dans un contexte philosophico-militaire particulièrement propice. Par sa participation à la guerre, son rôle moteur dans le mouvement des Lumières et le rayonnement du français en Europe, la France se place au cœur de cette volonté analytique. Le roi prussien Frédéric II a en effet rédigé les écrits sur son armée dans la langue de Molière. À la fin du siècle, les guerres révolutionnaires et impériales attisent la curiosité pour ce style millitéraire, d’autant plus que l’occupation du territoire français en 1814 crée un traumatisme à l’intérieur de l’Hexagone. Dans cette séquence chronologique, Clausewitz aspire à concilier les deux styles en essayant d’appuyer sa théorie sur des données et des analyses historiques. Pourtant, il ne convainc pas les autres auteurs, en particulier Antoine de Jomini qui attaque autant le fond que la forme et dénonce le «  vagabondage de sa plume  ».

À la lecture d’Hervé Drévillon, deux façons d’écrire la guerre, a priori antagonistes, dominent la période étudiée : se concentrer sur une bataille, voire une guerre, d’un côté, ou privilégier une approche épistémologique et littéraire de l’autre.

aNTHONY GUYON

La seconde partie s’avère la plus portée sur la réflexion militaire. Bien que la bataille soit difficilement théorisable, Clausewitz souhaite comprendre le déploiement des hommes dans une campagne en fonction des objectifs stratégiques de l’armée. C’est ici que le style milittéraire s’oppose à une analyse portée sur un cadre chronologique et géographique limité. Il s’avère en effet compliqué de forger un art opératoire en se contentant d’une bataille ou même d’une guerre. Clausewitz n’en concentre pas moins l’essentiel de son analyse sur les campagnes révolutionnaires et napoléoniennes, même si ses deux derniers tomes traitent également des campagnes de Gustave Adolphe, Louis XIV et Frédéric II. La réflexion est ici globale puisqu’elle aborde le siège, l’organisation des troupes mais aussi la mobilité et l’approvisionnement. 

Enfin, la dernière partie réfléchit au lien entre la guerre et la politique, souvent attribué à Clausewitz. Pourtant, comme le rappelle Hervé Drévillon, la guerre pensée comme la «  continuation de la politique par d’autres moyens  » est déjà un lieu commun à la fin du XVIIIe siècle. C’est ici que les faiblesses du paradigme de Clausewitz sont les plus marquées. Sa réflexion politique demeure schématique et sa conception de la nation trop concise alors que le citoyen-soldat devient le fondement du système militaire français, héroïsé à la bataille de Valmy, et surtout pensé par la loi Jourdan-Delbrel du 5 septembre 1798, sous le Directoire. Avec les conflits révolutionnaires, les soldats deviennent des citoyens alors que la guerre entretient une dialectique certaine avec la violence révolutionnaire.

La naissance de l’auteur militaire

Hervé Drévillon appuie son propos sur une vaste connaissance de l’ensemble des écrits militaires des XVIIIe et XIXe siècles. C’est ici que son travail s’avère le plus prometteur puisqu’il rend à Clausewitz ce qui lui appartient mais rappelle également ses différents emprunts, voire plagiats, à tel ou tel auteur. La quantité d’écrivains militaires utilisés témoigne du nombre de textes jalonnant cette période. L’ensemble aurait d’ailleurs mérité un index qui manque à la relecture de l’ouvrage pour certaines questions précises. Des notices biographiques auraient également facilité la compréhension de l’ensemble car les idées des auteurs découlent bien souvent de leur propre expérience et des opérations auxquelles ils ont participé. Quelques historiens actuels tels Jean-Paul Bertaud, John Lynn et Joël Cornette sont cités, mais Hervé Drévillon s’appuie avant tout sur les contemporains de Clausewitz, soit des officiers militaires dans leur grande majorité et souvent issus des cadres de l’armée française. 

L’ouvrage s’ouvre sur l’opposition entre Antoine de Jomini et Carl von Clausewitz. Alors que le premier se concentre sur une approche historique en relatant certaines campagnes, telle celle de 1799, le second tente de concilier cette méthode avec l’approche épistémologique et littéraire, tout en critiquant fortement Jomini qu’il accuse d’effectuer des travaux historiques peu sourcés. Pour sa part, Jomini reproche deux lacunes au Prussien  : le fait de se perdre entre un propos historique et une analyse épistémologique, puis ses nombreux plagiats. Malgré ses reproches, Clausewitz cite le stratège français 52 fois pour la campagne de 1799. 

Pour sa part, Hervé Drévillon souligne les lacunes du travail de Clausewitz qui au fond n’utilise pas tous les moyens à sa portée pour comprendre la guerre en tant qu’art mais surtout acte social. En effet, l’anthropologie se met en place au début du XIXe siècle et le nombre de thèses consacrées au traumatisme du soldat augmente. Or, le propos de Clausewitz ne s’appuie pas assez sur ces deux éléments. Hervé Drévillon lui reproche également de se focaliser sur les guerres révolutionnaires et impériales, sans relever les continuités avec l’Ancien Régime. D’autres auteurs comme Jacques de Guibert (1743-1790)3 ou encore Henry Lloyd (1720-1783)4 révèlent certains aspects de la guerre de Sept Ans qui se retrouvent lors des guerres bouleversant l’Europe entre 1792 et 1815. Le général français Philippe-Henri de Grimoard (1753-1815), qui a connu ces deux moments conflictuels, est l’un des premiers à établir une certaine continuité entre les grands acteurs militaires des deux derniers siècles, de Gustave-Adolphe aux généraux des guerres révolutionnaires. 

Comme le rappelle Hervé Drévillon, la guerre pensée comme la «  continuation de la politique par d’autres moyens  » est déjà un lieu commun à la fin du XVIIIe siècle.

ANTHONY GUYON

Plus que de poser Jomini ou Clausewitz en référence, Hervé Drévillon décrit un bond sans précédent de la science militaire grâce à la controverse. Les apports de Machiavel5 sont certains mais ses écrits sont restés limités car il lui manquait un cadre de débats caractéristique des années 1750-1837. Au-delà de la rivalité structurante entre Jomini et Clausewitz, l’ouvrage révèle de nombreuses autres divergences. La bataille est ainsi définie par une opposition entre Guibert, François Jean de Mesnil-Durand (1729-1799) et Jean Le Michaud d’Arçon (1733-1800). Ce dernier, qui se présente comme un ingénieur, répond aussi à Guibert, qualifié de tacticien, sur le siège en campagne. La controverse est donc hautement profitable puisqu’elle permet de révéler les erreurs et les faiblesses de l’autre, même si la rivalité intellectuelle se transforme parfois en duel. L’objectif de ces confrontations d’idées est de trouver un modèle universel qui oscille entre le système prussien du milieu du XVIIIe et le système napoléonien. C’est ici que l’on peut se demander, à la suite de l’auteur, si la guerre est un objet pouvant être figé dans un schéma épistémologique  ?

La guerre, continuation de la politique par d’autres moyens  ?

Au fil du livre, Clausewitz devient un écrivain militaire parmi d’autres et Hervé Drévillon propose une analyse de ceux qui ont pensé la guerre durant cette période, puis de leurs méthodologies. Ces auteurs ont analysé l’ensemble des étapes d’une campagne. Après une phase française marquée par la domination de la «  ceinture de fer  », une véritable réflexion s’opère sur la marche. Vauban n’est alors guère épargné par les théoriciens de l’époque. Tant pour Guibert que pour Jomini, la guerre a perdu de son prestige avec la fin de la mobilité. La marche est donc remise à l’honneur par l’armée prussienne au milieu du XVIIIe siècle. Avec ce retour de la mobilité, c’est aussi la question de l’approvisionnement qui se pose. Là encore, deux écoles se font face. Les officiers prussiens calculent, pour une armée de 100 000 hommes, une avancée quotidienne de 20 à 25 kilomètres et un besoin de 650 chariots d’approvisionnement. Avec ces calculs, ils définissent un périmètre au-delà duquel ils ne peuvent mener campagne. À l’inverse, Napoléon reconstitue les stocks au fil de sa progression en fixant des magasins dans les zones conquises, ce système lui permet certes de traverser l’Europe mais trouve ses limites en Russie. 

Au-delà de ces débats sur l’art de la guerre, Clausewitz reste associé au lien établi entre la guerre et la politique. La morale et la politique prennent en effet une place majeure entre la guerre de Sept Ans et l’intervention française en Espagne en 1823. L’officier prussien porte donc un soin particulier aux facteurs moraux de la guerre et parle notamment de «  haine nationale  », qui circule à partir de la guerre de Sept Ans. On comprend mieux ici pourquoi son concept de guerre absolue alimente celui de guerre totale pensé par Léon Daudet6, puis Erich Ludendorff7. Son paradigme de la guerre absolue repose sur l’étude des guerres napoléoniennes qui en constituent, selon lui, l’aboutissement. Tout son système de réflexion s’établit alors sur la dimension morale de la guerre. Il se focalise ainsi sur les caractères philosophiques mais nie, ou occulte, les aspects psychologiques et surtout anthropologiques. Si les guerres révolutionnaires et impériales révèlent bien un lien entre le peuple et sa nation, la guerre de Sept Ans témoigne aussi d’une forme de patriotisme8. Par son observation des guerres révolutionnaires, l’officier prussien étudie un système de violences prolongées et il présente son principe de guerre comme la continuation de la politique par d’autres moyens. En fondant son parcours politique sur ses succès militaires, Napoléon devient la pleine incarnation de ce schéma. 

Clausewitz est donc moins l’objet central du livre que la façon dont est pensée la guerre entre 1756 et 1837 en Europe. Il n’en demeure pas moins incontournable puisque comme le dit l’auteur  : «  il faut donc s’appuyer sur Clausewitz pour étudier la construction contre Clausewitz du champ de la pensée millitéraire  »9. La principale force du livre d’Hervé Drévillon est de présenter des auteurs militaires, au-delà de Clausewitz et de Jomini, dont certains proposaient une véritable analyse critique des sources tel le général Jean-Jacques Pelet (1777-1858).  Si le contexte a conduit les contemporains à vouloir exposer des schémas théoriques et parfois enfermer la guerre dans certains modèles, force est de constater que la controverse constitua un levier de progression certain pour l’ensemble de ces hommes et de leurs écrits. La question militaire s’inscrit alors dans un contexte global propice à l’échange où la France reste un acteur majeur, sans être le seul10.

Sources
  1. Hervé Drévillon et Olivier Wieviorka, Histoire militaire de la France, Paris Perrin, 2018, 2 tomes.
  2. Hervé Drévillon (dir.), Mondes en guerre, Paris, Passés Composés, 2019-2021, 4 tomes. On s’intéressera ici au tome 2, L’âge classique (XVe-XIXe siècles).
  3. Jacques de Guibert, Essai général de tactique, Londres, Libraires associés, 1772. L’ouvrage sera également traduit en persan.
  4. Henry Lloyd, Histoire des guerres d’Allemagne, Paris, Économica, 2001 (1ère édition 1756).
  5. Nicolas Machiavel, Le Prince, Florence, Antonio Blado d’Asola, 1532.
  6. Léon Daudet, La guerre totale, Nouvelle librairie nationale, 1918.
  7. Erich Ludendorff, La guerre totale, Paris, Perrin, 2010.
  8. Edmond Dziembowski, La guerre de Sept Ans (1756-1763), Paris, Perrin, 2015.
  9. Hervé Drévillon, Penser et écrire la guerre. Contre Clausewitz (1780-1837), Paris, Passés Composés, 2021, p. 9.
  10. Pierre-Yves Beaurepaire, Le mythe de l’Europe française au XVIIIe siècle, Paris, Autrement, 2007.
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