Dans le contexte actuel de hausse des prix de l’énergie, comment s’adresser au grand public pour expliquer les mécanismes complexes et sous-jacents de la transition énergétique dans son ensemble ?
Je pense d’abord que le grand public a parfaitement compris l’urgence climatique. Tous les sondages montrent une prise de conscience très forte de ce phénomène et l’« éco-anxiété » a pris une place importante dans les esprits, notamment dans l’univers mental des jeunes. C’est ce terreau qui permet ensuite de mettre concrètement en place la transition. Sans prise de conscience, toute action est vouée à l’échec. C’est cela qui ancre la légitimité démocratique de l’exigence climatique. En revanche, le discours écologiste lui-même simplifie trop souvent à l’excès la transition en affirmant qu’il s’agirait seulement d’un problème lié à la place du lobby (par exemple à propos des agriculteurs ou des routiers). En vérité, il s’agit d’un processus complexe et c’est précisément parce que la transition est urgente et nécessaire qu’il faut assumer et expliquer cette complexité. Les discours trop simples ne fonctionnent pas et crispent les oppositions, comme nous l’avons vu avec les Gilets Jaunes. Cela finit par faire reculer la cause climatique. J’en veux parfois aussi aux partis Verts de ne pas jouer ce rôle de pédagogues, justement parce que je pense que cela est contre-productif d’un point de vue climatique.
Face à cet enjeu de la complexité, il faut se donner les moyens de négocier les solutions. Le parallèle que je fais est celui de l’État-providence. Les dirigeants politiques de la seconde moitié du XXe siècle se sont donnés les moyens de négocier cette nouvelle forme d’État. Nous sommes passés d’un capitalisme ultra-libéral, sans droits sociaux, à un capitalisme encadré par un État-providence, avec une assurance maladie, un régime de retraites … Cela ne s’est pas fait spontanément mais en négociant avec les entreprises, avec les acteurs sociaux et bien d’autres. Ce n’est pas très différent pour la transition écologique. Il s’agit de faire au XXIème siècle avec la transition écologique ce qui a déjà été fait au XXème siècle pour l’État-providence, c’est-à-dire créer les cadres de la négociation. Je constate qu’il n’y a que deux pays au monde qui ont commencé à le faire : les Pays-Bas et la Suède. Ces pays ont mis en place un dispositif transactionnel : comment fait-on pour compenser les pertes liées à un changement de modèle, comment se met-on d’accord pour que les investissements soient cohérents et que l’on puisse se connecter sur la chaîne de valeurs ?
Tout cet alignement relève de la négociation, et c’est ce sur quoi je souhaite mettre l’accent au niveau national pour la prochaine période de la campagne présidentielle. Les règles du jeu sont en train d’être fixées massivement à l’échelle européenne et l’échelle nationale est, dans ce domaine, devenue un acteur assez marginal. Une fois que nous avons déterminé les prix du carbone, les standards CO2 pour les voitures, les exigences énergétiques, les règles qui encadrent le verdissement obligatoire des banques et des marchés financiers, l’objectif de la neutralité climat, etc. Les règles supplémentaires à mettre en place au niveau national sont mineures. Cependant, le cœur du sujet au niveau national est de traduire cela dans la vie quotidienne des citoyens et d’organiser les transitions.
Laurence Tubiana, dans son article pour Le Grand Continent, et Pierre Charbonnier dans un papier récent, reconnaissent tous les deux le caractère désormais incontournable de la transition écologique dans le discours politique international, et le potentiel d’opportunité qu’elle représente aujourd’hui. Comment percevez-vous ce changement de perspective et pensez-vous que l’Europe est en mesure de concilier transition écologique et croissance économique ? La transition peut-elle réellement être peu sacrificielle ?
Quand nous parlons écologie, nous employons souvent un vocabulaire religieux. Nous parlons de « conversion », de « sacrifice ». Cela dit beaucoup de la nature du débat en cours. Il faut désacraliser cette affaire et réussir à en faire un sujet technique, économique et politique. Une fois que nous nous situons dans le sacré, il n’y a plus de négociation possible. Il faut passer à une matière négociable. Je suis à ce titre agnostique sur le sujet du lien entre le PIB et la transition écologique. Nous ne pouvons pas passer notre temps à dire que le PIB est un mauvais indicateur, qu’il ne tient pas compte du bien-être ou des inégalités, et en même temps faire de sa décroissance un objectif politique en soi.
Votre question revient finalement à s’interroger sur les effets contradictoires de la transition écologique pour la richesse matérielle. D’un côté, il y a un effet très positif car la transition implique d’investir davantage et de remplacer de l’énergie importée par de l’énergie que nous pouvons produire nous-mêmes, ici. Soit car il s’agit de recyclage, soit parce que nous faisons du renouvelable, du nucléaire, ou de l’économie circulaire. L’éventail d’outils permettant de relocaliser nationalement l’approvisionnement énergétique est large. Cela revient à remplacer de l’énergie importée par de l’énergie faite sur place, ce qui est fondamentalement créateur de valeur, de croissance du PIB et d’emplois locaux. Cela implique également une forme de surinvestissement dans l’économie car il faut remplacer du capital existant dans l’économie par du nouveau capital. Par exemple, nous allons accélérer la sortie du parc des véhicules thermiques, qui peuvent potentiellement continuer à rouler mais qu’il faut supprimer pour des questions climatiques et de santé publique. Nous accélérons donc la formation brute de capital fixe pour employer du jargon économique.
D’un autre côté, il y a une part de déconsommation dans la transition écologique. Cela se traduit par la lutte contre la surconsommation, l’obsolescence programmée, et la nécessité de se passer de certains ‘gadgets’ qui ont fait plusieurs fois le tour de la planète avant d ‘arriver chez nous.
Il y a donc un élément de la transition écologique très favorable à la croissance du PIB et un autre élément qui y est très défavorable. Lequel des deux l’emportera ? Je n’en ai aucune idée et cela m’importe peu car il faut de toutes façons faire les deux.
Pensez-vous qu’il est possible de politiser l’écologie sans une certaine forme de radicalité ?
Il y a deux théories du changement. D’abord, celle qui consiste à dire qu’il n’y a qu’un seul acteur politique capable de porter cette transformation, en l’occurrence les partis Verts (comme cela pouvait être le cas pour les communistes à l’époque) et, hors d’eux, point de salut. Selon cette perspective, le but est de porter ces responsables politiques au pouvoir le plus vite possible.
Je constate que nulle part au monde, dans aucun pays, quel que soit son niveau de développement ou de mobilisation des citoyens, un Vert n’est à la tête du pouvoir. Il y a des Verts au pouvoir en Suède, au Luxembourg, en Autriche, en Irlande, en Belgique… mais toujours comme partenaires minoritaires d’une coalition. Le dernier exemple en date est l’Allemagne où, à un moment donné, le plafond de verre s’est posé pour ce qui est sûrement le parti Vert le plus mature. Ils ont perdu douze points à partir du moment où la question s’est posée de savoir si la chancelière pouvait être verte. Je n’ai aucun problème avec ce chemin, mais je constate qu’il n’aboutit pas. Si nous avions toute la vie devant nous, cela ne serait pas très grave, mais nous nous trouvons face à une urgence climatique.
L’autre théorie est alors celle de créer les conditions transpartisanes d’un arc progressiste qui opère ce basculement parce qu’il s’appuie sur la base politique qui lui permet de le faire. C’est exactement ce qui s’est produit avec l’État-providence, à propos duquel il est difficile de dire s’il est plus gaulliste, communiste, bismarckien, travailliste, social-démocrate ou chrétien-démocrate. Il est en réalité tout cela à la fois. La transition écologique empruntera le même chemin. Elle sera portée à la fois par les écologistes, par les centristes, par le centre-droit, le centre-gauche. Ce type de transformation systémique ne pourra advenir que si cela transcende les partis. Je pense que c’est exactement ce devant quoi nous sommes aujourd’hui et le chemin que nous empruntons en Europe. Le Green Deal, et Laurence Tubiana le dit à la fin de son papier, est porté au niveau européen par des forces politiques différentes qui sont incarnées par le socialiste Frans Timmermans, par la conservatrice Ursula von der Leyen, et par moi, centriste, de même que par les écologistes. C’est la condition du succès en Europe.
Dans son article, Laurence Tubiana prône l’instauration de « pactes verts nationaux » pour ancrer la logique du Green Deal européen dans les politiques nationales et dans les sociétés. Comment faire atterrir le Green Deal dans les écosystèmes politiques nationaux et connecter les échelles de gouvernance ? Comment garantir l’intégrité du pacte vert européen dans ces déclinaisons nationales, au regard des disparités entre États aujourd’hui sur des questions fondamentales comme l’évolution des mix énergétiques ?
C’est un sujet compliqué. Je pense que le coeur du Green Deal européen est réglementaire, au sens où nous sommes en train de changer plus de cinquante lois en Europe en même temps dans la finance, l’agriculture, l’énergie ou encore dans les transports. C’est la compétence de l’Union – des standards CO2 pour les voitures à la politique agricole commune (PAC) en passant par la part des renouvelables dans le mix énergétique. Il ne faut surtout pas re-décliner tout cela au niveau national, car cela reviendrait à ouvrir un jeu déjà joué. En revanche, il ne peut évidemment pas s’agir d’un copié-collé. Le cœur d’un Green Deal au niveau national est de trouver les modalités d’organisation qui permettent à ces nouvelles règles du jeu de se déployer concrètement dans la vie quotidienne des citoyens et des entreprises. Si c’est cela que signifie la proposition de Laurence Tubiana, alors je suis parfaitement d’accord. Il faut enfin créer ces cadres de négociation, ce que nous n’avons pas en France. J’ai insisté pour que cela se fasse dans le titre 6 sur la gouvernance de la Loi Climat Résilience mais il faut aller beaucoup plus loin qu’un simple article dans une loi que personne n’a lue.
Un deuxième point sur lequel je suis d’accord avec Laurence Tubiana, c’est que la grammaire privilégiée par Ursula von der Leyen pour présenter le Green Deal européen a permis de renverser la table. Elle a choisi, avec la Commission, à la fois dans son discours d’investiture en 2019 et avec le paquet climat Fit for 55, de tout mettre sur la table d’un coup. C’est ce que nous n’avons jamais fait en France, et c’est ce que le Président Macron n’a notamment jamais fait dans la mesure où la méthode française pour faire les lois suit la logique inverse, une logique perlée. Nous faisons d’abord une loi transport, puis six mois plus tard une loi économie circulaire, et ainsi de suite. Cela ne permet pas de jouer un rôle bélier, d’avoir « un avant et un après ».
Tout le monde sait que le Green Deal est une priorité et il est déjà décliné de manière suffisamment précise pour que nous puissions dire qu’il est crédible. Le paquet Fit for 55 comprend quatorze lois. Jamais un gouvernement français n’a proposé en un jour, en Conseil des ministres, quatorze lois qui changent les choses sur l’environnement. C’est cela qui produit un effet transformateur. Cela fonctionne car cela change l’anticipation des acteurs alors que le perlage ne donne aucun récit porteur de sens à la société. Le but du prochain quinquennat doit notamment être de produire un récit sur le type de société que nous souhaitons bâtir et sur la façon d’y parvenir. C’est cela le cœur du récit politique – comment un acteur politique convainc, dépasse les conservatismes et les tensions, sans pour autant les nier.
Le troisième point d’un Green Deal national relève de l’organisation gouvernementale. Je pense qu’un des éléments clefs du succès du Green Deal européen, c’est qu’il y a un vice-président chargé de ce sujet et qui chapeaute agriculture, santé, énergie, nature, logement et climat. Aujourd’hui, la Commission est l’exécutif le plus avancé dans son organisation pour mener à bien la transition. Cela doit nous inspirer des idées de réformes de l’architecture gouvernementale, en France et ailleurs.
À cet égard, il est pourtant souvent reproché à la capacité d’action de l’exécutif européen d’être sectorielle et de ne pas avoir la capacité de déployer un élément stratégique qui puisse toucher un ensemble systémique. Qu’en pensez-vous ?
Cela a beaucoup changé. Le Green Deal irrigue toutes les politiques de l’Union, bien au-delà des règles purement environnementales comme la réglementation du carbone ou la loi climat. Cela implique un portage politique qui relie les domaines d’action. Je pense que nous sommes actuellement dans une configuration où les propositions sont sur la table, le portage politique est là et il y a un véritable effort pour relier les points. En revanche, et c’est spécifique à l’Europe, il n’y a quasiment pas de caisse de résonance médiatique – les sujets européens sont sous-traités. Quand on négocie 350 milliards d’euros pour la PAC et qu’aucun journaliste, jusqu’à la dépêche AFP, ne s’intéresse au sujet, alors que tous se mobilisent rapidement sur une quelconque polémique, il y a un problème.
Cette absence de caisse de résonance fait que la cohérence que nous sommes capables de trouver ici reste cantonnée à Bruxelles. Les citoyens n’en entendent que très peu parler. Le risque, c’est que lorsque les lois seront changées, quantité de citoyens se demanderont d’où cela sort, et l’on invoquera Bruxelles. Mais il ne s’agit pas de Bruxelles, il s’agit d’un compromis européen à 27 pays ainsi que le Parlement. Il y a un énorme problème de perception posé par cette absence de caisse de résonance.
À ce propos, il y a une inquiétude assez manifeste et qui a été clairement exprimée au sein de la Commission quant au risque de répéter les erreurs ayant mené au mouvement des Gilets Jaunes.
J’adhère tout à fait à la phrase de Frans Timmermans qui affirme que « la transition sera juste ou il n’y aura juste pas de transition », mais je pense que la Commission fait une erreur en voulant étendre, dans le paquet climat, l’extension du marché du carbone aux transports routiers et aux bâtiments. Cela est exactement ce qui a suscité le mouvement des Gilets Jaunes et suscite aujourd’hui une très grande sensibilité politique par rapport au prix du gaz. Il est évident que, pour les particuliers, l’augmentation des prix de l’énergie, des carburants ou d’autres sources, génère infiniment plus de tensions que de transformations.
Le prix du carbone est un outil très pertinent pour les entreprises car elles sont capables d’établir des trajectoires d’investissement sur 10 ans, d’amortir ces investissements, de se projeter. C’est le cœur de l’activité d’un acteur économique rationnel. Un ménage n’est pas un acteur économique rationnel, il ne va pas licencier son enfant car l’amener à l’école lui coûte cher. S’il est à 30 kilomètres d’un centre-ville et qu’il n’ y a pas d’alternative, il est inutile d’augmenter le prix de l’essence pour l’inciter à changer de comportement car l’immense majorité de ses déplacements sont contraints.
Je ne crois donc pas à la pertinence climatique de cet outil. Mais je vois bien à quel point il s’agit, politiquement, d’un facteur de reports, de délais, de crispations et de tensions autour du Green Deal – ce dont nous n’avons vraiment pas besoin. C’est pour cela que je suis opposé à cet élément-là du pacte climat : le gain climatique est très faible mais le coût politique est majeur.
Que pensez-vous alors du fonds social pour le climat ?
Le fonds social a deux très grandes lacunes. D’abord, il est aujourd’hui seulement adapté pour les 20 % les plus pauvres. Or, les Gilets Jaunes, par exemple, ne sont pas composés des 20 % les plus pauvres mais bien des classes moyennes populaires qui travaillent, même si leurs emplois sont précaires. Le fonds social n’est pas fait pour eux et il s’agit d’une erreur politique majeure car ces citoyens aussi seront fortement fragilisés par ces mesures. Par ailleurs, son augmentation n’est pas non plus une solution viable car, passer de 47 milliards au double, voire plus, mène à une Union de transferts massifs. En ce sens, la proposition de la Commission ne se résume pas simplement à l’idée que les Français reçoivent de l’argent et qu’ils l’utilisent comme ils le veulent mais qu’il y a une partie de l’argent payé par le contribuable français qui part en Pologne ou ailleurs. Pour les Suédois, les Luxembourgeois ou les Néerlandais, c’est difficilement acceptable. Les prix du carburant augmentent fortement chez eux, en échange de quoi ils ne reçoivent presque rien et doivent en plus transférer des fonds en Pologne, en Roumanie et en Bulgarie.
Avec le fonds social, la Commission prend le risque d’une prise en otage de l’ensemble de la négociation climat par cet instrument. Je ne veux pas que nous nous retrouvions dans un an sans avoir voté le paquet au Parlement et au Conseil parce que nous ne sommes pas en mesure de nous mettre d’accord sur ce point précis alors que le reste peut faire l’objet d’un consensus. C’est pour cela que nous travaillons au Parlement à recalibrer en profondeur ce nouveau marché du carbone pour faire en sorte qu’il ne touche pas les particuliers, ce qui me semble être une approche plus efficace.
Nous avons parlé du Green Deal, de la force de frappe de l’exécutif, mais nous avons vu le Parlement un peu éclipsé par les décisions sur le plan de relance. Sentez-vous qu’il y a une vision politique réellement partagée au niveau européen ?
L’Union européenne a un destin commun, et le maintien de sa cohésion est essentiel pour répondre au bon niveau aux défis de la crise climatique qui s’imposeront à nous tous.
Le premier élément, c’est notre indépendance énergétique. Il y a un intérêt commun fondamentalement européen car nous importons presque 100 % de notre gaz et de notre pétrole. Il y a donc nécessité de remplacer progressivement ces énergies fossiles par des énergies décarbonées qui comprennent le nucléaire pour certains et pour d’autres non. Voilà un premier intérêt clairement partagé.
Ensuite, dépolluer nos villes, améliorer la qualité de l’air en passant à la mobilité électrique, voilà un autre intérêt partagé. Il y a une attente très forte des Européens pour une alimentation de qualité, la capacité à tracer la provenance et la chaîne de production, etc. En Espagne, aux Pays-Bas ou en Pologne, les jeunes veulent la même chose. Il y a donc des points communs fondamentaux qui permettent de bâtir un intérêt général européen.
Ensuite, il y a des positionnements nationaux différents, il faut donc traiter ces spécificités. Par exemple, le charbon polonais est une de ces spécificités. Si nous ne la traitons pas, nous perdons la Pologne. Les forêts finlandaises en sont une autre, de même que les îles grecques qui sont essentielles au tourisme mais uniquement accessibles grâce à des moyens de transport polluants. Cela ne veut pas dire qu’il n’y pas un intérêt général supérieur mais que, sur la base de cet intérêt commun, il faut être capable de traiter les cas particuliers. Lorsque les Polonais disent que leur point de départ énergétique leur a été imposé par l’histoire – car ce sont les Soviétiques qui leur ont imposé le charbon, notamment dans la mesure où ils ont mis les centrales nucléaires en Ukraine – cela est une réalité historique et factuelle. Il faut donc trouver avec eux les moyens de décarboner leur mix, car il n’y a pas pour autant de raison que ces conditions historiques fassent d’eux des passagers clandestins de la transition énergétique. C’est ma responsabilité, parmi d’autres, que de trouver cet équilibre.
Je pense donc que le mandat européen, lorsqu’il nous intéresse vraiment comme c’est mon cas, décentre le regard. Il nous oblige à ne plus raisonner uniquement en tant que Français mais avec un vrai regard européen, ce que trop peu de parlementaires européens font aujourd’hui malheureusement. Être un vrai élu européen impose de prendre cela en compte. Il en va de même dans tous les grands espaces. Considérer la Chine comme un bloc unique est une erreur, il y a une très grande tension entre les intérêts des différentes provinces. Il en va de même pour les États-Unis entre le Texas et la Californie. Cela n’empêche pas qu’ils soient tous Chinois et Américains.
Il faut donc travailler le commun et assumer les différences, non pas pour en faire des clivages indépassables, mais pour en faire des points de passage différents selon le pays. Si nous prenons du recul sur le Green Deal, le grand débat franco-allemand porte sur le fait que l’Allemagne est la grande gagnante de la mondialisation. C’est l’Allemagne, devant la Chine, qui a le taux d’export le plus élevé au monde. A contrario, la France n’est pas ou dans tous les cas ne se considère pas comme une gagnante de la mondialisation. Le rapport à la mondialisation est donc très différent entre nos deux pays. En conséquence, le rapport à la Chine est très différent car, pour les Allemands, il s’agit d’abord et avant tout de leur premier partenaire commercial, devant la France. Au contraire, pour une immense majorité des Français, la Chine est d’abord un adversaire stratégique, un pays dictatorial et menaçant. Il n’y a pas du tout l’idée qu’il s’agit avant tout d’un marché.
Il y a donc des schémas de représentation très différents. De même avec les États-Unis. Vis-à-vis de l’Allemagne, les États-Unis sont un pôle de stabilité qui ancre l’ex-Allemagne de l’Ouest dans l’Occident. Ce sentiment est très fort outre-Rhin. Les Verts allemands sont très pro-atlantistes par exemple. En France au contraire, nous avons l’arme atomique, une certaine capacité de déploiement militaire et nous nous pensons d’une certaine manière en concurrence avec les Américains. Ce sont des imaginaires et des vécus nationaux – tout à fait transpartisans – qui sont très différents.
Comment cela s’applique au Green Deal ou à l’autonomie stratégique ? Il faut trouver des compromis. Par exemple, le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières est un mécanisme très soutenu en France mais qui est regardé avec beaucoup de scepticisme en Allemagne car il est considéré comme un outil qui va être porteur de frictions dans le commerce international. Nous pensons, au contraire, qu’il s’agit d’un outil de lutte contre le dumping climatique qui affirme notre autonomie stratégique et nous permet d’influencer les règles du commerce mondial. Les deux perspectives sont vraies. Il faut donc trouver un compromis, c’est ce qui est intéressant dans le Green Deal. Mais je constate que l’idée selon laquelle le Green Deal est une stratégie économique, financière et géopolitique est largement partagée, car c’est le seul sujet sur lequel l’Europe a un leadership mondial et technologique.
Il est utile de schématiser le changement à l’aide d’un triptyque qui comprend les normes, les technologies et les contrats. Je suis convaincu que nous n’y arriverons que si nous alignons ces trois éléments. Sur le plan technologique, si personne ne fait de l’hydrogène vert, des voitures zéro émission ou des batteries recyclables, cela ne fonctionne pas. Le cœur du sujet est technologique. Ensuite, il y a la norme. Il peut y avoir quelqu’un, quelque part, qui possède un savoir-faire, mais si la législation lui empêche de déployer cette technologie, crée une rente fossile ou maintient un prix du carbone beaucoup trop faible, nous empêchons la bonne technologie de se déployer à grande échelle. Enfin, il y a le rôle des entreprises et des contrats. Si nous ne négocions pas les chaînes de valeur, les investissements, si nous ne créons pas les conditions pour l’émergence d’alliances industrielles – comme sur les batteries – il ne se passe rien car les acteurs ne travaillent pas ensemble. De la même manière que nous avons négocié l’État-Providence, nous devons négocier la transition. En revanche, s’il n’y a que cet aspect de négociation qui tourne à vide sans les deux autres, cela ne sert à rien non plus. C’est l’alignement de ces trois éléments qui décidera de l’issue favorable ou défavorable de la bataille climatique.
L’Union, et certains ministres nationaux, militent pour la conquête d’un ‘leadership’ industriel sur certaines technologies d’avenir comme l’hydrogène vert. Les alliances européennes, comme expérimentées sur les batteries, sont-elles le bon format pour concentrer l’expertise industrielle en Europe ?
C’est un très bon format. Nous avons besoin d’une coopération industrielle et de la mise en commun de savoir-faire pour produire des technologies qui passent à l’échelle plus vite et sont capables d’imposer des standards mondiaux en premier. C’est le cœur du sujet. Pourquoi les standards de base sur le numérique sont-ils américains ? Car ils ont été les premiers à développer les technologies à grande échelle. Sur la neutralité carbone, c’est pareil. Celui qui réussira à faire de l’hydrogène vert et peu coûteux en premier aura un avantage colossal par rapport à celui qui arrive en troisième. Si nous pensons que nos véritables adversaires sur ce sujet sont les Allemands plutôt que les Chinois ou les Américains, nous n’avons aucune chance, car ils ont des moyens financiers et humains infiniment plus importants que ceux qui sont à notre disposition à l’échelle nationale. C’est d’ailleurs pour cela que les Britanniques sont absents d’un point de vue technologique. Il n’y a aucune technologie dont on attend qu’elle vienne du Royaume-Uni car ils ont perdu la bataille industrielle.
Nous pouvons être, nous Français, à condition d’activer le levier européen, des contributeurs de solutions à l’échelle mondiale. D’où l’importance de revoir, et c’est ce que la Commission est en train d’étudier, les politiques de la concurrence et les règles des aides d’État, justement pour faciliter ce type d’alliances.
Quel leadership intellectuel et politique européen en matière de transition écologique face à la confrontation entre les États-Unis de Biden, qui opèrent un réinvestissement politique dans la thématique écologique, et la Chine, qui renforce également son discours politique autour de la neutralité carbone ? En quoi se différencient le discours et l’approche des Européens sur l’écologie ?
Il n’y a pas de différenciation sur l’objectif puisque nous avons tous signé l’Accord de Paris. La seule façon de réussir à gagner la bataille climatique, c’est de le faire ensemble. Heureusement que nous sommes d’accord sur l’objectif, cela reviendrait autrement à acter une défaite globale sur le climat.
Il s’agit plutôt de se différencier sur les moyens d’y arriver. Vladimir Poutine a annoncé très récemment qu’il se ralliait à l’idée de la neutralité climat pour la Russie en 2060 – ce qui est une bonne chose puisque la Russie était un des pays les plus hostiles à l’accord de Paris. Mais la Russie n’a aucun plan pour y parvenir. À titre de comparaison, lorsque nous observons ce qui se passe à propos du charbon en Chine, nous n’y sommes pas du tout. Nous sommes donc alignés sur les objectifs et les déclarations, mais pas en termes de capacités à mener cette transition sérieusement. En Europe, nous avons des technologies, des attentes sociétales fortes. Nous sommes favorables au multilatéralisme et donc à l’idée de biens communs mondiaux.
Au regard de tous les enjeux géopolitiques actuels, il s’agit d’un des principaux sujets sur lequel nous pouvons être les leaders mondiaux et apporter au reste du monde une partie des solutions. La seule concurrence souhaitable sur ce point avec la Chine ou les Américains consiste donc à savoir qui sera le premier à remplir des objectifs comme le passage à 100 % de voitures électriques, le déploiement d’un maximum d’énergies renouvelables, l’amélioration du stockage de l’énergie ou la maîtrise de l’hydrogène vert par exemple. Nous avons une spécificité européenne très forte sur cela, sur la crédibilité du chemin que nous sommes en train de prendre. Il n’y a pas d’équivalent au Green Deal européen. Même aux États-Unis, Joe Biden n’a toujours pas fait passer son plan d’investissement en la matière.
Qu’attendez-vous de la conférence de Glasgow ? Estimez-vous que la construction d’un régime climatique international peut devenir majoritaire ?
Je suis sans doute le ministre qui a convaincu François Hollande d’accueillir la COP 21 à Paris et j’ai largement contribué, avec Laurent Fabius, à l’architecture de l’Accord de Paris qui a permis de trouver l’accord qui n’avait pas été trouvé à Copenhague. À l’époque, nous avons changé de méthode car il était impératif d’aligner les objectifs politiques de long terme afin que plus personne ne puisse dire qu’il n’y a pas de consensus international. Aujourd’hui, nous pouvons dire que nous avons tous la même boussole, l’accord de Paris. Cela doit permettre de débloquer l’action.
Désormais, le cœur du sujet n’est plus de négocier, sous régime onusien, mais plutôt d’investir, de changer les règles du jeu, concrètement dans la vraie vie. En d’autres termes, le changement des normes CO2 des voitures, des règles des banques centrales ou encore des investissements dans les énergies renouvelables ne se négocient pas à l’ONU.
Le champ onusien de négociation est donc beaucoup moins important aujourd’hui qu’il ne l’était il y a 10 ans. Mais il reste néanmoins important sur quelques aspects. Je citerais en premier l’engagement des pays du Nord à transférer 100 milliards de dollars par an vers les pays du Sud qui sont aussi les premières victimes du dérèglement climatique. Nous sommes aujourd’hui à 85 milliards de dollars. il nous reste une dernière marche à franchir, elle doit l’être à la COP 26.
Enfin, il est essentiel que les pays respectent le cœur de l’engagement de l’accord de Paris, à savoir déposer tous les 5 ans un plan climat plus ambitieux que le précédent. L’Europe l’a fait, les États-Unis aussi. Mais pas la Chine à ce stade. Il est donc essentiel que la Chine, premier émetteur de CO2 au monde, respecte cet engagement.