Le sommet de Montpellier laissera le souvenir d’un Président prédicateur et de quelques embardées dans le nouvel équipage de la relation France-Afrique. Pourtant comme le rappelait Achille Mbembe 1 cette rencontre avait été précédée d’un travail considérable d’échanges et de débats : « Après m’être entouré d’un comité composé de personnalités africaines et de la diaspora dont ni la renommée, ni l’indépendance d’esprit ne souffraient d’aucune contestation, j’ai donc, pendant 7 mois, « accompagné » un cycle de 65 débats dans douze pays africains (Afrique du Sud, Angola, Kenya, République démocratique du Congo, Cameroun, Nigeria, Niger, Burkina Faso, Mali, Sénégal, Côte d’Ivoire, Tunisie). Ces débats ont rassemblé près de 4 000 participants. La plupart étaient âgés de 25 à 40 ans. » 

Avant cela, rappelons qu’Achille Mbembe a écrit de nombreux ouvrages décisifs sur l’Afrique en inscrivant au cœur de sa critique la dimension de la « nuit coloniale ». Il connaît bien de plus, pour y vivre et y travailler, une des puissances économiques majeures du continent, longtemps avant-poste de l’Occident en vue de contrôler le cône sud de l’Afrique, la République Sud-Africaine (RSA). Cependant, son rapport 2 distribué à l’occasion du sommet ne reflète pas la pluralité des trajectoires économiques et ne fait pas justice aux stratégies « disruptives » qu’ont su mettre en place certains pays africains. Le poids de la Chine dans la mutation africaine est mentionné mais vite éludé au nom d’une nouvelle architecture internationale ou cantonné à l’exportation de zones économiques spéciales, en Éthiopie par exemple 3.  On peut en déduire que ce rapport, sur de nombreux thèmes économiques, devait répondre à des termes de référence. Il a dû recevoir les apports des spécialistes affectés au sommet France-Afrique de la jeunesse où l’Agence Française de Développement a joué le rôle de back-office. Les sous-marins du Trésor français n’auraient donc pu s’empêcher, semble-t-il, de le lester de considérations oiseuses sur la zone franc.

Ainsi les contributions devant dessiner les nouvelles relations entre la France et l’Afrique comportent de nombreuses pages consacrées aux relations économiques, en particulier concernant la monnaie 4. L’apurement des différends y est une antienne. Cela est certainement souhaitable mais avant de passer à cette étape il est toujours préférable de faire un bilan. Est-ce que les sorciers 5 qui anticipaient déjà de nouvelles relations entre les pays participant au sommet n’ont jamais osé bâtir leurs propositions 6 sur la base d’un bilan ? Est-ce vraiment sa passion et sa compétence dans ce domaine qui ont incité nos gouvernants français en 2019 à confier à Hervé Gaymard 7 une mission ambitieuse pour la France et l’Afrique ? Le vieux monde hante dans le déni nombre des raccourcis et des impasses du rapport dans lequel Achille Mbembe tentait de faire respirer l’odeur du grand large.

Mais outre le désarroi de voir revenir inlassablement une équipe de deuxième division pour traiter de ces questions et ainsi atténuer les idées novatrices de Mbembe, il est surprenant de voir si peu considérée l’Afrique hors zone Franc, qui expérimente des mutations et se confronte à des chocs qui ont été sous-estimés lors du sommet de Montpellier et qui affecteront en 2022 l’Afrique francophone.

Il est surprenant de voir si peu considérée l’Afrique hors zone Franc, qui expérimente des mutations et se confronte à des chocs qui ont été sous-estimés lors du sommet de Montpellier et qui affecteront en 2022 l’Afrique francophone.

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En Zambie, par exemple, le ministre des Finances a récemment 8 déclaré devant le Parlement que la dette extérieure est supérieure de 12 % à ce qui était estimé, portant la dette de 12.9 milliards USD en juin à 14.4 milliards USD en octobre. À quand de telles déclarations devant les Parlements ivoirien et congolais ? Le cas zambien est pourtant instructif. C’est le premier pays africain qui, en 2020, a connu un défaut de paiement du service de la dette extérieure. Les négociations que la Zambie avait entamées avec ses créanciers, dont la Chine 9, ont été ignorées lors du sommet de l’Élysée en 2021 dédié au financement de l’Afrique. Tous les efforts gouvernementaux français se sont portés vers le Soudan où, sans aucun succès, Expertise France a voulu jouer le rôle de conseiller, s’imaginant qu’un nouveau ministre des Finances frère musulman, mais francophone, était un atout. Pourtant, il serait simpliste de faire porter à la Chine la responsabilité du déficit d’infrastructures du continent africain et de la réduire à un rôle de prédation. 

Pour les pays africains, l’interrogation sur les stratégies de sortie de l’impasse de la dette est une priorité, renvoyée à un New Deal international qui n’est pas prêt de voir le jour. En effet, si le rapport Mbembe pointe l’importance des créances chinoises et l’inventivité de nouveaux produits financiers domestiques, il est urgent de les gérer dans un cadre macro-budgétaire assaini. L’impasse des IBW, confrontées à la malhonnêteté de la directrice du FMI, auparavant à la Banque mondiale, offrait l’occasion à la France de jouer un rôle indépendant dans la réponse à la fin du consensus de Washington. Cela fait des années que le FMI ne fournit pas les vrais chiffres, désastreux, de la Mauritanie et du Congo, par exemple. Leur malheur est d’être parmi les premiers à être découverts. Il est bien entendu que cela n’a été possible que par le silence du Trésor français. Christian de Boissieu et Jean-Hervé Lorenzi vont pendant ce temps prêcher à Macky Sall « un consensus de Dakar » dont on perçoit difficilement la  réalité et l’efficacité au bord d’un Sahel enfoncé dans une conflictualité généralisée.

Toujours en Zambie, le Président, Hakainde Hichilema, doit sauver les investisseurs domestiques qui ont acheté des obligations nationales et la monnaie qui vacille. Cela dans un environnement hostile puisque la Chine ralentit les importations et diminue les crédits. L’enjeu est à présent de mettre en œuvre une politique budgétaire qui assure la reconstitution des réserves internationales (de devises étrangères) du système monétaire national. Cela ne sera possible sans un accord avec le FMI qui se débat, lors des assemblées générales de la mi-octobre, au milieu du conflit entre Chine et États-Unis, sur la nécessité de remercier la directrice générale du FMI. Le défaut général du paiement de la dette africaine en 2022 n’est pas impossible s’il n’y a pas une action collective au-delà du FMI pour trouver une solution à la dette de Lusaka. Ni pendant les débats de Montpellier, ni avant au sein des brefs paragraphes sur la question dans le rapport, l’urgence d’en finir avec la contrainte d’une dette qui affame les Tchadiens et les Mozambicains n’est prise en charge.

L’arrivée de nouveaux dirigeants au pouvoir ne dépend plus d’un aggiornamento français qui abandonnerait les dictatures avec lesquelles il a fait croire à une nouvelle donne depuis La Baule. Hichilema en Zambie apparaît comme le moment historique d’une nouvelle gestion économique. L’Angola s’y met avec le front de l’opposition qui a désigné Adalberto Costa Junior comme le candidat qui devra défier l’actuel président lors des élections d’août 2022. Depuis que Joao Lourenco est au pouvoir, le PIB angolais ne cesse de diminuer et l’Angola a échappé au défaut de paiement de la dette parce que traders et dignitaires chinois concevaient qu’il était « too big to fail ». Pékin, après le krach immobilier qui secoue son modèle national-libéral, n’accordera pas les mêmes facilités en 2022. Le sommet de Montpellier ne pouvait présumer que la manne de Pékin allait se rétrécir à mesure des contradictions internes de son économie.

L’arrivée de nouveaux dirigeants au pouvoir ne dépend plus d’un aggiornamento français qui abandonnerait les dictatures avec lesquelles il a fait croire à une nouvelle donne depuis La Baule.

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Mais il était patent que Washington, depuis le mandat Trump, mène la vie dure aux miniers chinois en RDC. Le ministre des Finances Kazadi, qui ne peut rien refuser à Washington, demande une révision de tous les contrats d’exploitation du sous-sol, y compris pétroliers. C’est le seul moyen de rembourser les 3 milliards d’USD avancés par le FMI et les centaines de millions d’USD que la Banque mondiale et la BAD déversent sur ce pays. Pourtant, son président, Félix Tshisekedi, s’est comporté d’une manière scandaleuse avec une suite de plus de 100 personnes à New-York, puis à Bruxelles, à l’occasion de l’Assemblée générale des Nations Unies. Il avait été l’hôte d’honneur il y a peu du sommet de l’Élysée déjà évoqué pour le financement de l’Afrique ! 

Pendant ce temps, le Ghana ne se préoccupe pas de son association à une zone monétaire ou du franc CFA car il enregistre, en pleine pandémie, une progression de l’indice du pouvoir d’achat. Les États-Unis sont le premier donateur bilatéral d’Accra, bien conscient que la prochaine ligne de front se trouve au Nord-Ghana, objet d’un examen spécial dans leur programme de coopération.

Le retrait de la Chine a commencé, la Turquie renforce ses positions en Afrique et l’Amérique y engage une politique sélective et offensive d’ingérence. La RDC continuera à bénéficier de l’appui multilatéral tant qu’elle donnera des signes de contention de la présence chinoise. Cette politique d’assistance à un pays tel que la RDC, découplée d’une donne démocratique qui respecte les premières libertés comme au Ghana, n’est pourtant pas forcément payante. D’autant plus que l’Afrique, au-delà des réussites numériques et des télécommunications, deviendra un continent fournisseur de valeur ajoutée dans des schémas moins simplistes que ceux de la chaîne de valeur 10 recyclée par les développeurs qui n’en sont pas à un échec prêt.

C’est peut-être une interrogation qui a également manqué au sommet de Montpellier.  Qu’est-ce qui fonctionne ou non au-delà du tête à tête franco-africain ? En Éthiopie, de nouveau emportée par une guerre fratricide, Bloomberg continue de traquer les données d’inflation. Mais le ministre des Finances, Eyob Tekalign, pour arrêter la spirale des prix de l’alimentation, a supprimé les taxes et les droits à l’importation sur l’huile, le riz et le sucre. L’effet a été immédiat avec une meilleure distribution des biens de première nécessité. Il faut cependant en payer le prix budgétaire et, comme les taux d’intérêt n’ont pas compensé l’inflation, ils restent très faibles. La monnaie nationale a perdu 16 % de sa valeur par rapport au dollar. Ni le Conseil de sécurité, ni La Ligue arabe, encore moins Washington ne s’impliquent dans l’apaisement de ce conflit. Joe Biden a mis en place des sanctions contre les deux belligérants.

Le retrait de la Chine a commencé, la Turquie renforce ses positions en Afrique et l’Amérique y engage une politique sélective et offensive d’ingérence.

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Pourquoi cette douloureuse répétition de la déchirure éthiopienne n’a pas été traitée au sommet de Montpellier ? Elle aurait pu l’être en rappelant au moins les transformations d’un pays, passé avant le moment autoritaire et libéral, d’une monarchie absolue à la tyrannie d’un Négus rouge, tant du point de vue de l’organisation constitutionnelle que de l’espace économique. En effet, devant les menaces sur l’équilibre financier et fiscal édifié à marche forcée et avec assez peu de contributions des traditionnels donateurs de l’aide publique au développement, il ne faut pas oublier les transformations de l’Éthiopie et de l’Afrique que le graphique ci-dessous illustre. Le rapport sur les nouvelles relations évoque l’industrialisation de l’Afrique mais sans prendre la mesure des écarts considérables et en renvoyant une fois de plus au Godot européen : « Il est en effet possible de favoriser la constitution de filières industrielles intégrées à l’échelle euro-africaine. Au fur et à mesure que la Chine passera du statut d’usine du monde à celui de premier marché planétaire, de véritables investissements manufacturiers pourront se faire en Afrique, au-delà des zones franches chinoises en Égypte et en Éthiopie. Des chaînes de valeur régionales pourront voir le jour sur le continent lui-même. Elles reposeront sur des échanges de produits intermédiaires 11. »

L’Afrique a engagé depuis longtemps des processus d’industrialisation 12 qui ont été démantelés par la division internationale du travail avec l’aide des IBW et des banques multilatérales de développement qui sont un instrument des pays occidentaux, dont la France. Ainsi le Zimbabwe, bénéficiaire pour son industrie des capitaux blancs et de son autarcie forcée au moment de la Rhodésie, a perdu son statut de puissance industrielle périphérique de la RSA. Par contre, il est instructif de voir un pays comme l’Éthiopie surmonter la faiblesse de ses ressources et son poids démographique pour esquisser une fabrique nationale. Le grand barrage qui y a été édifié durant plus d’une décennie en mobilisant l’épargne nationale est l’occasion d’offrir à une large partie du continent l’énergie et l’eau nécessaires à la manufacture.

Le débat sur la transition économique, énergétique et écologique de l’Afrique trouverait dans l’examen de situation nationale concrète un champ expérimental vivant et critique. Le retour de la paix néolibérale est un échec en RDC comme au Mali. C’est aussi un autre trou noir de la vision d’une nouvelle relation entre l’Occident et l’Afrique. Il faudrait également se demander si les gouvernants africains, du Ghana au Mali, n’ont pas, plus que Hubert Védrine et Hervé Gaymard, les clés d’une alternative à la misère, objectif qui l’emporte sur un attelage utopique de la métropole et de ses anciennes colonies ?

Sources
  1. AOC, Afrique-France : la disruption, Achille Mbembe, 13 octobre 2021
  2. Achille Mbembe, Les nouvelles relations Afrique-France, 142 p., octobre 2021
  3. Ce qui est faux. Madagascar est par contre un exemple de zone franche économique où les entrepreneurs français en matière d’exploitation du travail n’ont pas de leçons à donner aux Chinois.
  4. Voir en particulier les analyses et les propositions de Amato et Nubukpo, telles qu’on peut les lire dans Massimo Amato et Kako Nubukpo, A New Currency for West African States : The Theoretical and Political Conditions of its feasibility, PSL Quarterly Review, vol. 73, no 29, 2020, pp. 3-26 ; Massimo Amato et Kako Nubukpo : « Après les états généraux de l’Eco à Lomé : vade-mecum pour un agenda d’émancipation monétaire ouest africain » ; Afrique Contemporaine no 271-272, 2021, pp. 249-265 ; et Kako Nubukpo (ed.), Demain la souveraineté monétaire ? Du franc CFA à l’Eco, Paris, Éditions de l’Aube/ Fondation Jean Jaurès, 2021, 82 p.
  5. Hubert Védrine, Lionel Zinsou, Tidjane Thiam, Jean-Michel Severino, Hakim El Karoui, Un partenariat pour l’avenir : 15 propositions pour une nouvelle dynamique économique entre l’Afrique et la France, Rapport au ministre de l’Économie et des Finances, décembre 2013
  6. Ibid.
  7. Hervé Gaymard, Relancer la présence économique française en Afrique : l’urgence d’une ambition collective à long terme, Rapport au ministre de l’Europe et des Affaires étrangères et au ministre de l’Économie et des Finances, avril 2019.
  8. En octobre 2021.
  9. https://www.ispionline.it/en/pubblicazione/chinese-debt-and-myth-debt-trap-africa-27024
  10. Voir le paragraphe sans substance sur cette notion inconsistante dans le rapport cité de Mbembe.
  11. Op. cit., p. 109
  12. Voir le graphique ci-dessous.