Les contours de la coopération technologique transatlantique commencent à se dessiner. En juin, les dirigeants du G7 ont publié une déclaration commune qui aborde des questions d’intelligence artificielle et d’établissement de normes. Les États-Unis et l’Union européenne ont créé un Conseil du commerce et de la technologie et l’OTAN met en place un nouveau mécanisme et un nouveau fonds de coopération technologique. Les dirigeants des deux côtés de l’Atlantique reconnaissent de plus en plus la nécessité pour les démocraties qui partagent une vision similaire d’unir leurs forces, à une époque où les autocraties qui s’appuient sur la technologie s’affirment.
La technologie est devenue un élément central de la compétition géopolitique actuelle. Pourtant, il n’existe toujours pas de forum de coordination entre les technodémocraties du monde : des nations dotées de secteurs technologiques de pointe, d’économies avancées et d’engagements envers les valeurs démocratiques libérales. Nous avons proposé la formation d’un nouveau forum multilatéral, le T12, qui réunirait les 12 principales technodémocraties afin d’harmoniser leurs approches en matière de politique technologique. Compte tenu des progrès réalisés par les principales autocraties, aller de l’avant avec un mécanisme de coopération technodémocratique est un impératif diplomatique.
La Chine est à l’avant-garde de cette avancée autocratique. Pékin a dépassé les capacités des nations démocratiques dans des domaines critiques comme la 5G, les paiements numériques, les communications quantiques et le marché des drones commerciaux. La Russie a également pris note du modus operandi de la Chine, et la concurrence entre les technoautocraties et les technodémocraties a non seulement pénétré le cyberespace européen, mais l’a amené aux portes de l’Europe. Pendant ce temps, les entreprises chinoises exportent des outils de surveillance et de contrôle social, notamment par le biais de la technologie de reconnaissance faciale de Cloudwalk, désormais déployée en Afrique subsaharienne. Pékin utilise également les cadres multilatéraux pour diffuser ses propres normes.
La coopération transatlantique est au cœur du forum que nous proposons pour inverser le cours des choses et sécuriser la démocratie libérale à l’ère numérique. Parmi les membres initiaux, cinq — la France, l’Allemagne, le Royaume-Uni, la Finlande et la Suède —se trouvent en Europe. Les autres participants naturels — l’Australie, le Canada, la Corée du Sud, Israël, l’Inde et le Japon — entretiennent des liens étroits avec l’Europe et les États-Unis, notamment par l’intermédiaire de l’adhésion du Japon au G7. Les membres potentiels ont de profonds antécédents de confiance et de collaboration, des avantages asymétriques dont les technoautocraties sont dépourvues. Ils ont des différences, c’est certain, mais la création d’un forum de discussion sur ces différences pourrait aider à réduire les clivages politiques transatlantiques et à concentrer les membres sur la distinction bien plus importante entre les technodémocraties et leurs homologues autocratiques.
Les technodémocraties en mouvement
La coopération technodémocratique prend de l’ampleur. Le nouveau Conseil américano-européen du commerce et des technologies a pour objectif de « rédiger les règles de la feuille de route pour l’économie du XXIe siècle ». Le Conseil prévoit de lancer un dialogue sur les questions cybernétiques, un développement bienvenu étant donné les récentes cyberattaques et l’historique des ingérences électorales et des campagnes de désinformation, menées en grande partie par la Russie. Les ministres du numérique et de la technologie du G7 ont publié en avril une déclaration comportant six interventions visant à promouvoir un « écosystème numérique axé sur les valeurs ». Le secrétaire général de l’OTAN, M. Stoltenberg, a quant à lui déclaré que l’Alliance devait « réagir ensemble » pour faire face aux menaces de la Chine en matière de sécurité et de technologie. En juin, à Bruxelles, les chefs d’État réunis ont lancé un « accélérateur civil-militaire d’innovation de défense pour l’Atlantique Nord » et ont créé un fonds d’innovation de l’OTAN.
Dans un second temps, l’administration Biden a engagé des membres potentiels du T-12 en dehors de l’Europe sur des bases bilatérales et minilatérales. Les États-Unis et la Corée du Sud donnent la priorité à la technologie dans leur partenariat, notamment en investissant dans les semi-conducteurs et en lançant des initiatives conjointes de recherche et de développement. Pendant ce temps, le Quad — les États-Unis, l’Inde, le Japon et l’Australie — met en place un groupe de travail sur les technologies critiques et émergentes afin d’en coordonner tous les aspects, des principes communs aux normes technologiques en passant par les déploiements de moyens de télécommunications.
Dans presque toutes les réunions entre les hauts fonctionnaires des membres du T-12 proposé, la technologie figure désormais en tête de l’ordre du jour, ou presque. Cet élan est largement positif, mais il reste un long chemin à parcourir. Comme l’a démontré le différend initial sur Huawei, les réponses disjointes aux menaces technologiques risquent d’isoler les démocraties sans avoir construit de consensus. La création de nombreux conseils et groupes de travail sur les nouvelles technologies est également un signe positif, mais leur prolifération risque également de créer un ensemble de mécanismes non coordonnés qui n’a pas la force d’un effort technodémocratique unifié.
L’agenda du T-12
Les États-Unis et l’Europe, dont les dirigeants saisissent de plus en plus la logique stratégique de la coopération technodémocratique, peuvent prendre l’initiative de l’approfondir. Un forum de type T-12 n’aiderait pas seulement les membres à harmoniser leurs approches de la politique technologique, il pourrait également servir de lieu pour exprimer les différences sur des questions telles que la protection des données et la vie privée. Ainsi, un nouveau format comblerait une lacune essentielle dans la compétition technologique et géopolitique actuelle.
Des réunions annuelles pourraient rassembler des nations, des organisations internationales et des chefs d’entreprise pour se concentrer sur des questions distinctes. Des groupes et des comités multipartites pourraient transmettre des recommandations aux dirigeants, tandis que ces derniers développeraient des moyens de collaborer avec des institutions extérieures, de l’OTAN à l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). La réunion du 60e anniversaire de l’OCDE, qui aura lieu cet automne à Paris, pourrait servir d’occasion pour lancer le T-12 puisque tous les acteurs clés seront présents, et la rencontre sera axée sur la coopération technologique.
L’agenda qui découle d’un tel effort est d’une importance évidente. Le partage d’informations sur la sécurité de la chaîne d’approvisionnement dans des domaines critiques comme les semi-conducteurs, aujourd’hui menacés par les mesures prises par la Chine contre les entreprises américaines, taïwanaises et néerlandaises, serait un point de départ utile. Ce partage pourrait s’étendre aux audits de la chaîne d’approvisionnement au-delà des frontières internationales, ainsi qu’aux évaluations des risques liés aux technologies produites dans des pays autocratiques et à la manière dont ces régimes utilisent la technologie pour saper la démocratie libérale. Les nouveaux développements, comme les monnaies numériques de banque centrale, un domaine où la Chine est actuellement en tête, nécessiteront également un alignement des politiques et des outils de régulation mis en place. La coordination des investissements autour de la recherche et du développement et la planification pour contrer la Route de la soie numérique et les capacités 5G de la Chine pourraient être des pistes d’action supplémentaires, tout comme l’élaboration d’un programme unifié d’établissement de normes. Un T-12 pourrait aider à harmoniser les contrôles d’exportation des outils de cybersurveillance, à établir un consensus autour de la réglementation de la blockchain, et même à promouvoir des politiques d’immigration qui attirent les meilleurs talents.
Au fil du temps, tant l’agenda que les membres devraient augmenter. Le soutien aux entreprises européennes comme Ericsson et Nokia, par exemple, pourrait les aider à surpasser les alternatives autocratiques. Des États comme l’Italie et les Pays-Bas pourraient être de nouveaux membres clés.
Appel aux armes
Pendant plus de deux siècles, les dirigeants d’outre-Atlantique ont travaillé ensemble pour créer un meilleur avenir pour leur peuple. Aujourd’hui, l’Europe et les États-Unis ont toutes les raisons de s’appuyer sur cet héritage et de transposer cette vision dans le domaine de la technologie. La récente déclaration du G7 a clairement indiqué que, dans le domaine de la science et de la technologie en particulier, le monde est témoin « d’une divergence croissante des modèles ». Les États-Unis et l’Europe sont ensemble confrontés à une concurrence mondiale définie en grande partie par des modèles de gouvernance — démocratie ou autocratie.
Un avenir technologique façonné par des autocraties serait en effet bien sombre. Mais un avenir dans lequel l’Europe, les États-Unis et nos partenaires démocratiques s’unissent dans un but commun s’inscrirait dans les meilleures traditions de la coopération transatlantique pour défendre un monde plus libre, plus démocratique et plus prospère. Les dirigeants du G7 se sont engagés en faveur d’« un écosystème numérique de confiance, régi par des valeurs pour le bien commun, qui renforce la prospérité d’une manière durable, inclusive, transparente et centrée sur l’homme ». C’est une bonne vision, et digne des nations démocratiques les plus puissantes du monde.