Jonathan Coe et le paradoxe du grand roman européen

Billy Wilder et moi, le dernier roman de Jonathan Coe, pose une fois de plus la question de l'identité britannique - mais pas seulement. L'occasion de revenir sur l'œuvre d'un romancier qui a transformé le "state of the nation novel" britannique en un roman européen au succès continental.

Jonathan Coe, Billy Wilder et moi , Paris, Gallimard, «Du monde entier», 2021, 304 pages, ISBN 9782072923920, URL http://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Du-monde-entier/Billy-Wilder-et-moi

Calista, une compositrice grecque, vit à Londres avec sa famille. À l’occasion du départ d’une de ses filles, elle se souvient de sa rencontre, dans sa jeunesse, avec le réalisateur Billy Wilder et son scénariste, Iz Diamond. Au cours de l’été 1977, elle a même assisté en tant qu’interprète, sur l’île de Corfou, au tournage de Fedora, leur avant-dernier film. Une expérience qui la marquera à vie. 

Avec ce roman oscillant entre réalité et fiction, Jonathan Coe exprime à nouveau sa passion pour le cinéma, déjà perceptible dans son recueil de nouvelles Désaccords imparfaits1 (2005). Il dresse le portrait d’une légende sur le déclin, partagée entre le sentiment d’avoir fait son temps et le désir de laisser une trace. Surtout, à travers ce « biopic » rêvé, il s’interroge sur les affres de la création artistique à l’épreuve de la maturité et de l’indifférence, réelle ou supposée, du public. Un roman délicat et élégiaque, hanté par la tragédie de la Shoah. 

Pour une fois, le natif de Birmingham semble délaisser son terrain de jeu favori : l’histoire politique de son pays. Pourtant, même dans ce fantasme de cinéphile, la réflexion sur l’identité britannique affleure. Calista, la narratrice, écrit : « […] quand j’allais à Londres avec ma mère, j’avais toujours ce sentiment de visiter un autre pays, mais aussi un autre continent. Un continent qui me fascinait, comme la plupart de mes compatriotes, mais dont beaucoup de coutumes nous paraissaient mystérieuses, excentriques, et tout à fait incompréhensibles ».

C’est dire la place obsédante occupée par cette question – et celle de l’identité anglaise en particulier – dans l’œuvre de Jonathan Coe. À commencer par la trilogie romanesque des Enfants de Longbridge. L’écrivain y retrace le destin d’un groupe d’amis d’adolescence, Benjamin, Doug et Philip, dans l’Angleterre contemporaine. Bienvenue au club2 (2001) se déroule sous le gouvernement Thatcher, Le Cercle fermé 3(2004) sous Tony Blair, et Le Cœur de l’Angleterre 4(2018) sous David Cameron. La trilogie s’inscrit dans la tradition britannique du « state of the nation novel », ce roman qui dresse aussi un état des lieux de la nation. Luttes sociales, tensions raciales, terrorisme, poids grandissant de la communication en politique, désindustrialisation, divisions autour du rapport à l’Europe et au monde… Jonathan Coe confronte ses personnages aux vicissitudes d’un pays en mutation. Non sans habileté, il entrelace événements collectifs et trajectoires individuelles. Au point qu’on a pu parler, au sujet de son œuvre, de « politiques de l’intime »5

Au-delà des Enfants de Longbridge, on pourrait citer Testament à l’anglaise 6 (1994), le premier coup d’éclat de l’écrivain. Cette chronique d’une dynastie sans scrupule, les Winshaw, a été perçue comme une satire de l’Angleterre thatchérienne. Ou encore Expo 587 (2013), parodie de roman d’espionnage qui, sous couvert de raconter l’Exposition universelle de 1958, interroge avec malice les différences culturelles entre Européens. 

Exotisme fascinant

On imagine ces récits avant tout destinés à un public britannique. C’est pourtant sur le continent, en France et en Italie, que Jonathan Coe réalise ses meilleures ventes. Comment expliquer ce décalage ? Peut-être d’abord parce que leur exotisme nous fascine. Ils se déroulent, pour l’essentiel, dans les West Midlands, région natale de l’écrivain. Un « Middle England » (titre original du Cœur de l’Angleterre) champêtre, quasi pastoral, qui a inspiré l’univers du Seigneur des anneaux. Quant aux personnages de Coe, gauches et excentriques, ils sont des Britanniques typiques. Ils se retrouvent au pub, écoutent la BBC et l’émission Radio Time, lisent le Guardian et le Daily Telegraph, passent leur vacances au Danemark, attendent à Londres des bus qui n’arrivent jamais. L’auteur nous fait ainsi entrer par effraction dans le quotidien d’un pays. 

Interrogé sur son succès au-delà de ses frontières, l’écrivain explique : « My book gives [continental countries] a window on how British people talk and think, and what’s been going on politically8 ». Ces récits nous livrent en effet des clés pour comprendre l’Angleterre. Comment en est-on arrivé là ? Comment un pays si uni au moment des Jeux Olympiques de Londres de 2012 a-t-il pu, quatre ans plus tard, se déchirer à ce point au sujet du Brexit ? C’est cette question qui obsède le romancier dans Le Cœur de l’Angleterre. Un souci de sonder la psyché britannique auquel la presse française se montre sensible. « Vous n’avez rien compris au Brexit ? Et vous demandez pourquoi les Anglais en sont arrivés là ? Jonathan Coe répond à ces deux questions – et à beaucoup d’autres – concernant ses très étranges compatriotes9 », peut-on lire sur le site France 24. Le romancier s’efface alors derrière le pédagogue susceptible d’expliquer les foucades britanniques.

Anglais typique mais lucide, Jonathan Coe est à la fois l’ambassadeur et le détracteur de son pays à l’étranger. On ne compte plus ses saillies sur l’hypocrisie de Boris Johnson ou la « chimère10 » du Brexit. De l’humour britannique, il dit avec finesse : « The French in particular love the British sense of humour – or what they think is the British sense of humour, which is probably more what it was like back in the 1970s. It is also my sense of humour, really. However, I have a sense these days that comedy of the kind we traditionally excel in is actually part of our current problems. You have a figure like Boris Johnson, who has got where he is by being funny, self-deprecating and self-satirising11 […]. » Un rapport à la fois tendre et critique à l’égard son propre pays que l’on retrouve dans ses livres. Les dialogues d’Expo 58, par exemple, font la part belle aux stéréotypes sur la perfide Albion : « modestie12 », pragmatisme… James Gardner, l’architecte du Pavillon britannique, y affirme : « Ce fichu rejet britannique de tout ce qui est nouveau, moderne, tout ce qui sent les idées plutôt que la platitude éculée des faits. […] Les Anglais ne croient pas au progrès, voilà tout. […] Le progrès, ils lui rendent un hommage de pure forme mais, au pied du mur, ni le mot ni l’idée ne lui inspirent confiance. Parce qu’ils menacent un système qui les sert fort bien depuis des siècles13. » Comme le note Serge Chauvin, l’un des traducteurs français de Jonathan Coe, « […] la déclinaison distanciée des archétypes et même des clichés de l’anglicité […] ne visait justement qu’à en déconstruire les codes pour mieux confronter cet idéal au réel sociopolitique et interroger la notion même d’identité anglaise14. »

Une Angleterre simplifiée ?

Un désir de déchiffrage qui pousse parfois à la simplification ? Si Coe raconte avec finesse les hasards de l’Histoire, les destins qui s’entrecroisent, il a tendance, lorsqu’il aborde la politique, à grossir le trait. Dans son roman Numéro 1115 (2015), par exemple, il charge sans nuance les tenants de l’austérité budgétaire. Cibles de sa vindicte : David Cameron, alors Premier Ministre, et son chancelier de l’Echiquier, Georges Osborne. Dans ce recueil d’histoires reliées par le numéro 11, l’écrivain épingle aussi la voracité des investisseurs londoniens, accusés, avec leurs projets immobiliers faramineux, de s’approprier la ville au détriment du bien commun. Dans une nouvelle donnée au Point, Silvia, une Roumaine employée comme promeneuse de chiens par des familles fortunées, exprime la même idée : « Parfois, à mon corps défendant, j’éprouve du respect pour les gens qui comprennent bien mieux que moi comment s’enrichir et accroître sa fortune. D’autres fois, je me dis que, tel mon compatriote qui suçait le sang de ses victimes, c’est l’argent lui-même qui s’est mis à vampiriser cette ville superbe. » 

Certes, dans Le Cœur de l’Angleterre, l’auteur tente de comprendre les raisons des Brexiters. Dans une scène poignante, le père de Benjamin reste incrédule devant la disparition de l’usine de Longbridge, un de ses points de repère. Il lui faut de longues minutes pour comprendre qu’elle a été remplacée par des logements, des boutiques et un collège technique. 

Les sympathies de Coe, d’ailleurs martelées à longueur d’interview, demeurent toutefois très claires. Les dialogues sont à cet égard édifiants. Doug, journaliste de gauche, morigène le « Brexiter » Ronald, impliqué dans la campagne pour la sortie de l’Union à la tête d’un think tank d’extrême droite : « Nous savons tous qu’il y a beaucoup de colère dans le pays en ce moment. Or toi, pour arriver à tes fins, il faut absolument que tu souffles sur les braises. Sauf qu’il y a toutes sortes de façons de manifester sa colère. Il y a ceux qui soupirent amèrement devant le Daily Telegraph et qui votent pour sortir de l’Union – jusque-là, très bien. Mais voilà qu’un beau matin, d’autres sortent dans la rue avec un gilet pare-balles bourré de couteaux et poignardent leur députée, et là, ça ne va plus, tu vois ?16 ». À la fin du même roman, un groupe d’amis européens se retrouve dans un mas, en Provence. Benjamin, le personnage le plus autobiographique de la trilogie, improvise alors un discours : « C’est l’histoire de six Anglais, deux Lituaniens, un Français et un Italien qui viennent de dîner ensemble par un beau soir de septembre. […] Qu’est-ce qu’il pourrait y avoir de plus inspirant, quelle métaphore plus… puissante… de l’esprit de coopération… de coopération internationale qui prévaut, qui a prévalu… et devrait prévaloir si cette nation… ne venait pas de faire ce choix regrettable quoique explicable, enfin, explicable à certains égards…17 » Puis il s’écrie « Merde au Brexit ! » avant de se rasseoir sous les applaudissements. 

Aux passions tristes des « Brexiters », le récit oppose une solidarité idéale entre frères européens, doublée d’un plaidoyer pour la concorde et la modération. Sans surprise, s’il a dans l’ensemble été salué par la presse, Le Cœur de l’Angleterre a suscité des réactions passionnées, à l’image de cet article du Daily Mail intitulé : « Coe set out to a pen a station of the nation novel… and ended up writing a Guardian editorial18 ». 

Europe rêvée 

Jonathan Coe évoque un pays qui n’aurait pas totalement rompu avec ses voisins du continent. Un motif d’espoir pour nos compatriotes, stupéfaits par l’issue du référendum de 2016 ? Le pendant de cette Angleterre accessible à un lecteur européen, c’est une Europe très britannique dans l’esprit. Elle s’apparente à un décor de vacances, voire de carte postale. Pour preuve, la Provence idyllique du Cœur de l’Angleterre, où le cénacle partage salade niçoise, ratatouille et tarte tropézienne (en français dans le texte). On pense aussi aux îles grecques de Billy Wilder et moi. Quand il n’est pas le cadre d’un dîner ou d’un tournage de film, le continent sert de lieu de retraite : dans Le Cercle fermé, Benjamin se retire quelque temps dans une abbaye normande. Beauté des paysages, raffinement de la nourriture, quiétude spirituelle… Une vision à la fois flatteuse et un rien réductrice. 

Aux passions tristes des « Brexiters », le récit oppose une solidarité idéale entre frères européens, doublée d’un plaidoyer pour la concorde et la modération.

Samuel dufay

À l’image de Benjamin, les personnages de Coe sont, pour beaucoup, des Européens dans l’âme. Dans Le Cœur de l’Angleterre, l’universitaire Sophie, la nièce de Benjamin, se joue des frontières : elle se rend à un colloque sur Alexandre Dumas à Marseille, embarque sur une croisière en mer du Nord… Son identité est davantage européenne que britannique, comme le suggère le dépaysement qu’elle éprouve à Hartlepool (nord-est de l’Angleterre), à une centaine de kilomètres seulement de sa ville natale : « Au cours des dix dernières années, malgré le temps passé dans les Midlands, elle avait gardé le cœur à Londres. À présent elle était londonienne de fait, et depuis Londres, elle pouvait non seulement se rendre à Paris ou à Bruxelles plus vite qu’ici, mais surtout, elle se sentirait sans doute bien plus chez elle boulevard Saint-Michel ou sur la Grand-Place qu’ici, sur un banc, à regarder par-delà les eaux anthracite de la mer du Nord les grues, les pétroliers et les éoliennes qui se dressaient à l’horizon19. » Perte de repères provoquée par la désindustrialisation et la mondialisation, désaffiliation d’une partie de la population vis-à-vis de son propre pays… Jonathan Coe a le mérite d’aborder de front les grandes questions politiques du moment, même si certains y voient un manichéisme. 

Son succès au-delà de ses frontières confirme en tout cas l’existence d’une culture européenne. Trop émotionnellement impliqué dans le débat sur le Brexit, le romancier n’en est peut-être pas l’analyste définitif. Mais ses fictions dépassent la simple reproduction du réel pour instaurer un espace fantasmé : celui, transnational, du récit et du rêve. L’éloignement insulaire favorisant l’idéalisation, c’est un auteur britannique qui a écrit le roman européen d’aujourd’hui. On comprend l’enthousiasme des lecteurs pour ce continent réinventé. Il y a quelque chose de revigorant à suivre les destinées des personnages de Coe, qui étudient, écrivent, s’aiment et se séparent entre deux rives. À l’heure de la pandémie et des restrictions sanitaires sur les voyages, on ne saurait trop l’en remercier.

Sources
  1. Jonathan Coe, Désaccords imparfaits, Paris, Gallimard, coll. « Hors série Littérature », 2012. 
  2. Jonathan Coe, Bienvenue au club, Paris, Gallimard, coll. « Du monde entier », 2003.
  3. Jonathan Coe, Le Cercle fermé, Paris, Gallimard, coll. « Du monde entier », 2006.
  4. Jonathan Coe, Le Cœur de l’Angleterre, Paris, Gallimard, coll. « Du monde entier », 2018.
  5. Laurent Mellet, Jonathan Coe : les politiques de l’intime, Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2015.
  6. Jonathan Coe, Testament à l’anglaise, Paris, Gallimard, coll. « Du monde entier », 1994.
  7. Jonathan Coe, Expo 58, Paris, Gallimard, coll. « Du monde entier », 2014.
  8. Voir : https://www.theguardian.com/books/2010/may/29/life-writing-jonathan-coe.
  9. Voir : https://www.france24.com/fr/europe/20191223-l-europe-vue-par-la-r%C3%A9alisatrice-teona-strugar-mitevska-et-l-%C3%A9crivain-jonathan-coe
  10.  Voir : https://www.parismatch.com/Actu/International/Jonathan-Coe-Le-Brexit-est-une-chimere-Une-illusion-Un-reve-1646950
  11. Voir : https://www.theguardian.com/books/2018/nov/04/jonathan-coe-interview-middle-england
  12. Jonathan Coe, Expo 58, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2015, p. 105.
  13.  Ibid., p. 114-115.
  14. Laurent Mellet, Jonathan Coe : les politiques de l’intime, Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2015, p. 7-8.
  15. Jonathan Coe, Numéro 11, Paris, Gallimard, coll. « Du monde entier », 2016.
  16. Jonathan Coe, Le Cœur de l’Angleterre, Paris, Gallimard, coll. « Du monde entier », 2018, p. 510-511.
  17. Ibid., p. 536-537.
  18. Voir : https://www.dailymail.co.uk/home/event/article-6316659/CRAIG-BROWN-Jonathan-Coes-Middle-England-obvious-satire.html.
  19.  Jonathan Coe, Le Cœur de l’Angleterre, Paris, Gallimard, coll. « Du monde entier », 2018, p. 480.
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