Nous avons posé la même série de questions à Sandrine Rousseau et Yannick Jadot, candidats également à la primaire de l’écologie 2021 dont le premier tour débutera le 16 septembre.
Union européenne
EELV se présente souvent comme un parti favorable à la construction européenne. L’êtes-vous ?
Oui pour des raisons écologiques, géopolitiques et économiques. Isolée, la France ne peut pas peser sur les négociations sur le climat, faire plier des multinationales américaines en position de monopole ou négocier d’égal à égal avec la Chine. L’Europe peut être un modèle inspirant dans ses relations avec le vivant comme elle a pu l’être au XXe siècle sur la protection sociale.
C’est pourquoi cet idéal émancipateur et pacifique du projet européen ne doit pas se dissoudre dans la logique du marché néolibéral. Ma conviction européenne est critique. L’Union est une construction sur laquelle nous avons prise. L’Europe doit se démocratiser, modifier les missions de la BCE pour qu’elle vise la défense du climat et du plein emploi, attribuer un droit d’initiative au Parlement et réformer le Conseil afin de dépasser un verrou sur la nécessaire solidarité fiscale. Sans cela, l’Europe risque l’impuissance.
Quel bilan tirez-vous de la politique européenne d’Emmanuel Macron ? En quoi la politique européenne que vous souhaiteriez mener se distinguerait-elle ?
L’accord sur un plan de relance commun montre que des inflexions auparavant improbables sont aujourd’hui possibles – même si celle-ci n’est qu’à un tiers orientée vers la transition alors qu’elle devrait être entièrement tournée vers cet objectif. On ne peut pas financer un tiers dans un sens et deux tiers dans l’autre, or les responsables de l’Union européenne aujourd’hui pensent que l’impasse écologique et sociale dans laquelle se trouve la planète sera résolue par ceux et celles qui l’ont provoquée. De ce point de vue, les priorités retenues dans les plans de relance nationaux, dont celui de la France, sont largement discutables. C’était le moment d’investir dans les biens communs : l’accès à la santé, la protection sociale, l’éducation et la formation, la protection et la restauration des écosystèmes, la refondation de l’agriculture…
Emmanuel Macron procède comme la plupart de ses prédécesseurs : des discours grandiloquents à Paris et des actes conservateurs à Bruxelles. Nous savons que derrière ses promesses d’égalité femme-homme, il a freiné les avancées européennes sur le congé paternité. D’un côté, il prononce un discours ambitieux sur la solidarité européenne à Athènes, de l’autre il laisse les réfugiés mourir en Méditerranée ou croupir dans des conditions misérables sur l’île de Lesbos. Ce manque de cohérence détruit la confiance.
On a beaucoup parlé ces dernières années du concept « d’autonomie stratégique », de « souveraineté européenne » ou de « Commission géopolitique ». Quelle est votre analyse de ces notions ? Quels projets vous paraissent à même de conduire à des avancées ?
Pour des raisons politiques, la souveraineté européenne n’existe pas ou pas encore. Je parle d’autonomie stratégique comme d’un projet pour l’Union. Quand l’administration Obama a amorcé un basculement vers le Pacifique et quand Donald Trump a désigné l’Union comme l’un des ennemis des États-Unis, une prise de conscience s’est propagée en Europe que nous devions développer des capacités autonomes au niveau militaire, technologique, économique ou énergétique.
Par son histoire et sa géographie, la France porte une responsabilité majeure dans la construction de cette autonomie face aux défis de notre siècle. Bien entendu, le chemin sera long. Quand Emmanuel Macron proclame qu’il a « fait l’Europe de la défense », il prend des vessies pour des lanternes. L’Europe de la défense n’existera que lorsqu’il y aura une souveraineté commune. Nous n’en sommes qu’au stade de coopérations ponctuelles ce qui n’empêche pas d’avancer sur d’autres terrains. Nous pourrions avancer sur un investissement européen massif dans la recherche, dans une industrie verte, dans une production énergétique renouvelable et décentralisée, dans une politique agricole extensive et respectueuse du vivant et dans une politique de santé publique dotés de services publics dans tous les pays. La crise du Covid n’est qu’un premier avertissement de ce qui nous attend.
Quelle relation souhaitez-vous entretenir avec les autres partis écologiques européens, notamment avec le parti vert allemand ?
Le binôme franco-allemand des écologistes va jouer un rôle majeur pour la démocratisation de l’Union, pour atteindre la neutralité climatique, pour faire respecter les droits humains, les libertés fondamentales et l’état de droit. Nous partageons ces objectifs avec le parti vert allemand, avec l’ensemble des membres du Parti Vert Européen. Ils sont des partenaires clés dans la politique européenne que nous voulons mener mais ils ne sont pas les seuls. Les écologistes se développent de plus en plus dans d’autre pays européens. Dans le nord de l’Europe bien sûr mais aussi dans les pays de l’Est. J’observe par ailleurs ce qu’il se passe en Italie ou en Espagne ou des perspectives prometteuses se dessinent pour l’écologie.
Malgré les efforts de l’Union pour harmoniser et coordonner la sortie des énergies carbones, des divisions subsistent entre les pays qui se dirigent vers des ENR, ceux qui continuent de financer de nouvelles centrales charbon ou qui défendent le nucléaire. L’Union doit-elle se prononcer sur une harmonisation du mix énergétique des États membres ?
L’Union a déjà fait des pas dans cette direction : Green deal, objectif de neutralité carbone en 2050 et de réduction de 55 % d’ici 2030, taxonomie appliquée au budget européen, et bien sûr le paquet « Fit for 55 » en discussion. Il faut poursuivre cet effort en accompagnant les changements et en mettant en œuvre un fonds de transition européen. Un mécanisme portant sur les logements et les transports n’est pas souhaitable. Chaque pays doit transformer une partie de son économie et l’Europe peut soutenir cette transformation comme le charbon en Pologne ou l’aviation en France.
Atteindre la neutralité climatique en garantissant la sécurité de nos concitoyens comme des générations futures passe par l’abandon des énergies fossiles comme par la sortie du nucléaire mais je ne pense pas que l’Union puisse aller au-delà. Le mix énergétique ne peut pas être le même en Estonie, au Portugal et en France.
Quel devrait être le prix du carbone aux frontières de l’UE en 2030, 2040, 2050 ?
La taxe carbone aux frontières est un mécanisme prometteur pour compléter l’arsenal européen de lutte contre le changement climatique. Il faut donc introduire une taxe carbone aux frontières d’au moins 100€/t/eqCO2 en 2030 en supprimant les gratuités de quotas d’émission et les subventions aux industries fossiles en Europe.
Mais ce mécanisme reste ambigu dans sa forme actuelle : à ce stade il s’agit d’un mécanisme de correction du déficit de compétitivité des entreprises européennes dans quelques secteurs face à leurs concurrentes qui opèrent sans les mêmes contraintes réglementaires. Il ne s’agit pas d’un véritable système de réintégration du contenu « carbone » des marchandises ou des services par un mécanisme de prix ou d’une taxe kilométrique. Or la restauration des équilibres climatiques est incompatible avec l’idée de concurrence libre et non faussée : elle exige de mettre en place des mesures de discrimination positive en faveur des énergies propres, au détriment des énergies fossiles, ce que les règles actuelles du commerce et de l’investissement ne permettent pas.
Une taxe aux frontières comme l’ensemble des traités commerciaux devraient faire la preuve de leur innocuité climatique.
La France dans le monde
Quel est pour vous l’avenir de la dissuasion nucléaire française ?
Il est urgent de mettre le désarmement nucléaire et conventionnel au cœur de la diplomatie française. Dans une initiative conjointe avec l’Allemagne, nous aimerions coorganiser en France une conférence internationale sur le désarmement nucléaire et conventionnel. L’enjeu n’est pas seulement d’avoir une France sans nucléaire, mais une planète sans nucléaire. Cela doit passer par la discussion diplomatique même si elle peut prendre des décennies.
Quel montant la France devrait-elle consacrer à sa défense ?
La Chine a doublé son budget de défense depuis 2012 et les États-Unis ont porté le leur à 740 milliards de dollars quand celui de la France se limite à 39 milliards d’euros. Nous ne pouvons donc pas répondre aux mêmes enjeux sans coopérations. Il faut à la fois permettre à nos armées d’être équipées et formées dans de bonnes conditions mais aussi avoir les capacités de s’adapter aux nouvelles menaces. Nous devrons notamment développer un outil militaire en capacité de faire face aux conséquences du changement climatique, aux cyberattaques, au terrorisme djihadiste et à la militarisation de l’espace. En cohérence avec ces constats, une présidence écologiste respectera la trajectoire inscrite dans la Loi de Programmation Militaire en cours.
Après Kaboul, est-ce que la France devrait rester membre du commandement intégré de l’OTAN ?
Oui, même si le retrait des forces occidentales d’Afghanistan, l’effondrement des forces gouvernementales afghanes et la prise de pouvoir des Taliban ont exposé au grand jour la faiblesse des Européens et leur dépendance militaire aux États-Unis. Le manque de concertation des Américains avec leurs alliés à travers toute cette séquence a montré l’unilatéralisme et le dysfonctionnement de l’OTAN sous sa forme actuelle.
Nous ne pouvons pas nous passer aujourd’hui de la relation transatlantique et notamment du rôle opérationnel de l’OTAN pour favoriser l’interopérabilité des armées des États-membres. Nous devons donc faire évoluer ses missions et sa gouvernance. Cela dit, une présidence écologiste veillera avant tout à renforcer des capacités de défense autonome. La France et l’Europe devront être moins dépendantes des États-Unis à l’avenir.
Quel bilan tirez-vous de la crise afghane ? Que feriez-vous si vous étiez au pouvoir ?
Le retrait américain est plus la conséquence d’une nouvelle hiérarchisation de leurs intérêts que d’une perte de puissance mais la débandade des forces afghanes constitue un revers stratégique et symbolique majeur pour les États-Unis et leurs alliés.
La France a une influence limitée et peu de leviers dans ce conflit. Pourtant, la France doit 1°) être vigilante sur la protection des droits humains des Afghanes et des Afghans notamment des femmes et de la minorité chiite ; 2°) empêcher que l’Afghanistan ne redevienne un sanctuaire pour le terrorisme international et 3°) éviter une crise économique et humanitaire qui toucherait les populations les plus fragiles alors que l’aide externe finançait 50 % des dépenses de l’État.
Nous devons donc négocier avec le pouvoir des Talibans par l’intermédiaire de l’ONU pour émettre des conditions portant sur ces trois points en échange de l’octroi d’une aide internationale.
Parallèlement, nous devons adopter une politique d’asile à l’échelle européenne alignée avec les conventions de Genève et la Directive européenne de 2001 sur l’octroi d’une protection temporaire en cas d’afflux massif de personnes déplacées.
Y voyez-vous un lien avec l’intervention militaire de la France au Sahel ? Que souhaiteriez-vous faire si vous étiez au pouvoir ?
L’expérience afghane, adossée à celle de l’Irak, montre bien que les tentatives de construction étatique et de « bonne gouvernance » imposées par le haut et par les armes, qui ne s’appuient pas sur des processus et une légitimité endogènes sont vouées à l’échec. Sans tomber dans le rejet de toute intervention armée, nous devons limiter nos interventions à des objectifs précis, limités, discutés et atteignables
Cela vaut évidemment pour le Sahel. La réduction du périmètre de l’action militaire doit s’accompagner d’une stratégie politique et diplomatique pour sortir de la crise. La solution doit être africaine et trouvée avec les populations. Le départ d’une grande partie des soldats français crée un espace pour les négociations politiques locales sans pour autant mener à une prise de pouvoir généralisée par les groupes armés.
Sur ce sujet comme pour la loi de Programmation Militaire ou les exportations d’armement, il est essentiel de mettre en place un contrôle démocratique effectif en renforçant le rôle du Parlement dans le suivi et le contrôle de la politique menée.
La diplomatie de l’anthropocène
Sur quels terrains se joue selon vous la nouvelle géopolitique du climat ?
Elle se joue sur quatre terrains. Primo, je défends le maintien d’un cadre de négociations multilatérales à la Convention des Nations unies sur le climat et la Convention pour la biodiversité, pour conclure des accords exigeants et respectueux du principe de responsabilité commune mais différenciée pour appliquer l’Accord de Paris. C’est le seul cadre pour peser face aux plus grands pays émetteurs.
Secundo, elle se joue en coulisse dans les négociations économiques et commerciales. Nous proposons d’introduire un moratoire sur l’importation des produits issus de la déforestation dans la perspective de négocier des accords plurilatéraux qui assureront une réglementation et une traçabilité strictes, et concertées. Nous devons étendre l’impératif climatique à tous les accords.
Tertio, l’Europe, et la France, ont une responsabilité de solidarité internationale. L’empreinte climatique des populations les plus vulnérables des pays du Sud est marginale et pourtant elles font face aux désastres météorologiques et aux changements de long terme des cycles climatiques. Nous portons une partie de la responsabilité. L’engagement pris à Copenhague (COP15) de transférer 100 milliards annuels pour l’adaptation au changement climatique et la réduction des émissions dans les pays du Sud n’a jamais été respecté. Nous devons assumer nos engagements et redémarrer des négociations sur la restructuration de leur dette.
Quarto, nous devons changer d’imaginaire et sortir d’un esprit de conquête, de prédation et d’accaparement des ressources partout sur la planète. Nous devons inventer une diplomatie de la sobriété qui renforce les coopérations et le contrôle par les peuples de leurs terres. L’enjeu culturel consiste à sortir d’une rivalité entre puissances et d‘un modèle de développement productiviste et extractiviste. C’est notre seule chance de vivre libre et ensemble sur cette Terre.
Pensez-vous que la Chine est en train de devenir une puissance écologique ? Son modèle vous semble-t-il souhaitable ?
Il faut bien sûr se réjouir des annonces de la Chine concernant l’urgence écologique et l’impératif d’arriver à la neutralité carbone. L’Europe à elle seule ne compte que pour 8 % des gaz à effet de serre sur la planète. Il peut y avoir des divergences sur les moyens d’y arriver mais la Chine est et restera un partenaire essentiel dans le combat climatique. Il faudra travailler avec elle notamment pour s’accorder sur des contrôles mutuels et une taxonomie commune. Si une telle coopération est impérative, elle ne doit pas occulter l’existence d’autres points de désaccord parfois très forts, notamment sur les droits humains, Taïwan ou l’économie.
Êtes-vous favorable à l’extension du domaine du droit international sous l’égide de l’ONU ? Soutenez-vous, par exemple, l’adoption d’un traité de non-prolifération des énergies fossiles ? Faut-il contribuer à la création d’une force d’intervention écologique sous l’égide de l’ONU ?
Je proposerai la négociation d’accords bilatéraux/birégionaux, qui pourront s’élargir graduellement à de nouveaux acteurs, fondés sur l’abandon des énergies fossiles et le plein respect des droits fondamentaux ; le traité de non-prolifération est un modèle de réussite, mais il a été conclu et négocié entre pays riches, qui cherchaient avant tout à se protéger. Je proposerai notamment aux partenaires qui le souhaitent un traité d’abandon des fossiles, et un accord pour la fin des subventions aux énergies fossiles, qui matérialisera la promesse répétée du G20, et engagera une substitution par des soutiens aux énergies vertes.
En parallèle, il est indispensable de sortir du Traité européen sur la Charte européenne de l’énergie, qui organise la libéralisation du commerce et de l’investissement dans le secteur de l’énergie, et empêche la fermeture -même progressive- des infrastructures fossiles. Je souhaite la solution la plus collective possible, mais à défaut nous organiserons au plus vite la sortie de la France de ce traité climaticide
Notre dernière question porte sur votre vision de la théorie de l’État et de la souveraineté. Est-ce que la souveraineté westphalienne peut coexister avec l’urgence climatique ?
Si la souveraineté westphalienne est entendue comme un ordre mondial gouverné par des États souverains, il est vrai qu’ils vont rester les premiers acteurs des négociations internationales pour tenter de trouver des solutions face à l’urgence climatique. L’Accord de Paris est ratifié par les États et eux seuls.
Mais si l’ordre westphalien désigne un ordre mondial dirigé par des princes, il s’est effondré il y a bien longtemps. Nous avons besoin du GIEC comme d’un mouvement climatique mondial pour défendre les océans comme les forêts. Nous avons besoin de l’Union européenne pour peser face aux multinationales qui essayent d’imposer un ordre injuste et destructeur. Nous avons besoin de négocier avec les populations locales pour faire face au terrorisme djihadiste.
Les États vont durer mais seuls, ils sont devenus impuissants. Cette diplomatie hybride porte seule la possibilité d’un avenir qui respecte climat et biodiversité à condition qu’elle écoute les peuples plus que les lobbys, qu’elle prenne comme direction l’état de droit et la préservation du vivant plutôt que la compétitivité et l’accumulation des richesses