• Depuis son élection en juin 2019, le discours de Bukele est toujours le même pour justifier ses projets, des plus anecdotiques à la militarisation de l’Assemblée en passant par le coup institutionnel qui a renversé le procureur général et les magistrats du Tribunal constitutionnel : il dit qu’il travaille pour le peuple dont il est le représentant et qui est son unique chef. Ce discours fonctionne grâce à sa très forte popularité. Mais avec la loi bitcoin, il se retrouve pris à son propre piège. Pour la première fois depuis le début de son mandat, une grande majorité de Salvadoriens s’opposent à une décision présidentielle. Les derniers sondages signalent que près de 70 % de la population n’est pas favorable à l’adoption du bitcoin et ne souhaite pas l’utiliser.
  • Bukele est bien conscient de ce rejet mais n’a jamais reculé pour autant. Au contraire, il accuse l’opposition de vouloir désinformer et effrayer la population sur le sujet alors que, de son côté, il soutient que le bitcoin aidera le Salvador à sortir de la pauvreté en se passant des institutions financières. Pour inciter les Salvadoriens à utiliser la cryptomonnaie, l’État a constitué un fonds de 150 millions de dollars pour offrir l’équivalent de 30 dollars à ceux qui ouvriront un portefeuille électronique. En attendant, les distributeurs automatiques flambants neufs qui permettront d’utiliser le bitcoin sont protégés par l’armée.
  • C’est encore une fois l’opacité du projet qui est notamment reprochée au gouvernement. Aucune campagne d’information n’a véritablement été proposée et le peu d’explications avancées se contredisent. À titre d’exemple, si la loi indique que l’usage du bitcoin sera obligatoire, le président et ses ministres ont ensuite affirmé que cela ne serait pas le cas, que son usage serait volontaire, avant qu’ils ne reviennent sur leur position et qu’ils affirment, la veille de son entrée en vigueur, qu’il sera bien obligatoire de recevoir un paiement en bitcoin.
  • Ainsi, derrière le rejet de la population, c’est la perplexité et l’incompréhension qui règnent. Un député qui a voté en faveur de l’adoption de la loi confiait immédiatement après à la presse qu’il n’avait rien compris à l’usage du bitcoin dans le pays.
  • Le gouvernement a pour le moment dépensé plus de 200 millions de dollars dans cette mesure, ce qui peut interroger dans un pays où règne l’extrême pauvreté et où l’accès aux premiers soins et à l’éducation est, par exemple, très limité. En ce sens, le ministre de l’Économie a annoncé que les budgets, déjà faibles, des ministères de l’Éducation et de la Santé allaient être réduits.
  • La mesure est pilotée par le cabinet caché de Bukele, qui est principalement constitué de Vénézuéliens. Membres de la droite vénézuélienne en exil, c’est eux qui mènent les principaux projets du président : ils ont notamment dirigé ses campagnes électorales, la réponse à la crise sanitaire ainsi que la loi bitcoin1.
  • À cela s’ajoute la défiance, à cause notamment des fluctuations du bitcoin. Ces derniers jours, des centaines de personnes ont manifesté pour réclamer l’abrogation de la loi. Des spécialistes se sont également prononcés, comme l’économiste Steve Hanke qui a écrit sur le sujet et qui a interpellé Bukele sur Twitter pour lui déconseiller d’appliquer ce qu’il considère une mauvaise et dangereuse idée à cause notamment de l’absence de régulation face à des problèmes comme le blanchiment d’argent. En guise de réponse, toujours sur Twitter, le président salvadorien a écrit en réponse à Hanke : « Who is this boomer ? »2
  • Bien plus grave, mercredi dernier, la police a arrêté Mario Gómez, un spécialiste en informatique qui n’a cessé de signaler les dangers qu’implique la légalisation du bitcoin à laquelle il s’oppose. Sans aucun mandat d’arrêt et à l’insu du bureau du procureur, la police — qui affiche un soutien inconditionnel à Bukele — a gardé toute une matinée Gómez en détention sans aucune raison avant de le relâcher face à une forte mobilisation sur les réseaux sociaux et devant le commissariat qui exigeait sa libération.
  • Le style autoritaire de Bukele ne cesse de se confirmer dans une séquence très intense où les faits et les scandales politiques s’enchaînent et s’accumulent, et où il semblerait que les uns essayent de faire oublier les autres. Après l’adoption de la loi bitcoin, le journal salvadorien El Faro a révélé que cette loi ne serait qu’une première étape dans un plan plus large : créer une nouvelle monnaie nationale digitale pour délaisser le dollar et le bitcoin et créer par là même un nouveau système financier. El Faro a eu accès à des réunions virtuelles d’investisseurs étrangers de bitcoin avec deux frères de Bukele qui, officieusement et au nom du président, échafaudent ce plan3. Quelques mois plus tard, El Faro a publié une nouvelle enquête qui prouve, photos à l’appui, que le gouvernement de Bukele a négocié avec les trois principaux gangs du pays (MS-13, Barrio 18 Revolucionarios et Barrio 18 Sureños), ce qui explique la baisse historique des taux d’homicides dans le pays4. La semaine dernière, à la demande du président, la majorité a approuvé à l’Assemblée une réforme inconstitutionnelle du système judiciaire salvadorien qui envoie arbitrairement à la retraite certains juges âgés de plus de 60 ans. Enfin, pendant que les yeux de tous les Salvadoriens étaient rivés sur le match des éliminatoires pour la Coupe du monde qui opposait la sélection nationale aux États-Unis, la Cour suprême — dont les juges ont été nommés par Bukele lors de son coup le 1er mai — a autorisé ce dernier à briguer un deuxième mandat consécutif, ce qui est pourtant interdit par la Constitution. Bukele utilise donc un jugement judiciaire pour consolider son projet politique, comme l’a fait un certain Daniel Ortega au Nicaragua en 2011.
Sources
  1. Jimmy Alvarado, « Detrás del bitcoin y la Chivo Wallet también hay venezolanos », El Faro, 6 septembre 2021.
  2. Tweet de Nayib Bukele, 20 août 2021.
  3. Sergio Arauz, Nelson Rauda et Roman Gressier, « Bukele y sus hermanos planean emitir colones digitales », El Faro, 16 juillet 2021.
  4. Carlos Martínez, Gabriela Cáceres et Óscar Martínez, « Gobierno de Bukele negoció con las tres pandillas e intentó esconder la evidencia », El Faro, 23 août 2021.