Dimanche 25 juillet au soir, jour de la fête de la république, après une journée de heurts dans plusieurs grandes villes, le président de la République, Kaïs Saïed, a annoncé à l’issue d’une réunion d’urgence au palais de Carthage sa volonté d’activer l’article 80 de la constitution promulguée le 10 février 2014. Les annonces présidentielles constituent un point de non retour et sont au nombre de trois :

  1. Le limogeage du Premier Ministre, Hichem Mechichi, jusqu’alors soutenu par une coalition hétéroclite au sein de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), seule chambre du parlement tunisien monocaméral.
  2. La suspension des activités de cette même ARP pour 30 jours.
  3. La levée de l’immunité parlementaire et l’endossement par le président lui-même des prérogatives de chef de l’exécutif et de procureur général, laissant présager le lancement prochain de procédures judiciaires contre certains députés.

Scènes de liesse 

Cette allocution a été accueillie dans les rues de Tunis par des scènes de liesse et de soutien à la démarche présidentielle, malgré le couvre-feu en vigueur. Ces dernières années, le climat socio-économique s’est progressivement détérioré en Tunisie et la contestation latente des élites politiques, accusées de corruption et d’incompétence, a atteint un paroxysme lors de la désastreuse gestion de la crise sanitaire qui frappe durement la Tunisie. Ces différents éléments ont participé à créer un contexte où une telle action, pourtant anti-démocratique, a plutôt suscité un «  moment d’enthousiasme révolutionnaire », et l’espoir d’un nouveau départ pour la Tunisie.

Ces dernières années, le climat socio-économique s’est progressivement détérioré en Tunisie et la contestation latente des élites politiques, accusées de corruption et d’incompétence, a atteint un paroxysme lors de la désastreuse gestion de la crise sanitaire qui frappe durement la Tunisie.

Wessim Jouini

D’autant que cette décision faisait suite au court épisode insurrectionnel de la journée du 25 juillet, sorte de « révolution dans la révolution », où s’est exprimée la contestation populaire, incluant des épisodes violents dont le saccage de plusieurs permanences du parti Ennahda. Le parti islamiste, présent dans toutes les coalitions de gouvernement depuis 2011, est associé dans l’opinion aux crises multiples que traverse la Tunisie et que le système parlementaire n’a pas réussi à juguler. Cet épisode insurrectionnel avait été amorcé par des appels à manifester diffusés ces derniers jours sur Facebook, sans que leur origine ait été établie à ce jour.

Coup de force constitutionnel

Derrière l’apparence d’une procédure constitutionnelle s’opère en réalité un « coup de force » dans cette république parlementaire, de la part de l’ancien professeur de droit constitutionnel devenu Président en 2019 et se voulant hors du régime des partis. Si la situation sanitaire et sociale permet de fonder le contexte de « péril imminent » permettant au Président d’activer l’article 80, l’Assemblée doit être alors considérée « en état de réunion permanente ». L’article 80 prévoit aussi la consultation du chef de gouvernement (limogé au cours de la même allocution) et celle du président de l’ARP — poste actuellement occupé par le chef de file d’Ennahda, Rached Ghannouchi. Ce dernier a réagi dès le 25 juillet au soir pour dénoncer un « coup d’État ».

Derrière l’apparence d’une procédure constitutionnelle s’opère en réalité un « coup de force » dans cette république parlementaire, de la part de l’ancien professeur de droit constitutionnel devenu Président en 2019 et se voulant hors du régime des partis.

Wessim Jouini

Surtout, l’article 80 donne un rôle important à la Cour constitutionnelle prévue par l’article 118 de la Constitution. Cette dernière, censée entrer en vigueur dans un maximum de 18 mois après la première élection législative (qui s’est tenu en 2014), n’est toujours pas formée en raison de l’incapacité des partis présents dans les deux dernières législatures à s’entendre sur sa composition. 

Enfin, l’article 80 prévoit un délai de 30 jours tandis que le communiqué de la Présidence de la République prévoit que « ces mesures exceptionnelles seront levées par la disparition de leurs causes » (trad.) sans plus de précision. 

Le scénario déroulé avec fluidité au cours de la soirée semble correspondre à ce que contenait les documents confidentiels émanant de conseillers du président et divulgués par le journal Middle East Eye le 23 mai dernier. Selon ces documents, appelant à la mise en place d’une « dictature constitutionnelle » (sic.), les prochaines étapes pourraient être : le placement en résidence surveillée de plusieurs dizaines de députés, la baisse administrative du prix des denrées alimentaires de base, des charges et la prise de contrôle du ministère de l’intérieur par un militaire proche du président, Khaled Yahiaoui.

Le Président, commandant en chef des forces armées en vertu de l’article 77 de la Constitution, peut compter sur leur loyauté et s’est entouré pour son discours des plus hauts-gradés de l’institution militaire. Cette prise de contrôle est renforcée par le remplacement du ministre de la Défense dès lundi 26 juillet. Mais les forces de police, dont la puissante Garde Nationale, sont encore de facto aux mains du chef du gouvernement, réputé démissionnaire, qui s’était octroyé lors d’un récent remaniement les prérogatives de ministre de l’Intérieur. 

La situation sanitaire comme juge de paix

La situation sanitaire, sur laquelle Kaïs Saïed fonde en partie la qualification de « péril imminent » sera l’un des juges de paix de l’imbroglio actuel. Avec un pic à plus de 200 morts par jour, la quatrième vague est, de loin, la plus meurtrière pour la Tunisie et tombe au pire moment, au début de ce qui aurait dû et pu être la première saison touristique post-Covid, dans un pays où cette activité correspondait en 2019 à 13,8 % du PIB.

La capacité de Kaïs Saïed à améliorer la situation sanitaire sans trop fragiliser la situation économique et financière, déjà très détériorée, déterminera les options qui seront les siennes le 24 août prochain, au terme du délai de 30 jours prévu par la Constitution. D’autant que, jusqu’ici, Kaïs Saïed s’était bien gardé de s’engager fortement dans l’administration de l’État, se contentant d’accroître le discrédit des responsables gouvernementaux, de donner du grain à moudre aux complotistes en mentionnant à mots couverts des «  forces de l’ombre » (notamment lors d’un déplacement dans le Sud en décembre 2019) et de flatter les instincts populistes-nationalistes d’une partie de son électorat. La seule opinion politique qu’il ait affirmée est son soutien à une réforme de la Constitution qui ferait la part belle à la démocratie directe pour contourner le personnel politique corrompu.

La capacité de Kaïs Saïed à améliorer la situation sanitaire sans trop fragiliser la situation économique et financière, déjà très détériorée, déterminera les options qui seront les siennes le 24 août prochain, au terme du délai de 30 jours prévu par la Constitution.

Wessim Jouini

Il pourrait dans l’instabilité de cette période perdre rapidement le momentum politique dont il jouit pour l’instant et qui bloque toute riposte institutionnelle, politique ou sociale de la part de la coalition dominante au Parlement.

Il pourra cependant compter sur les nombreux dons de vaccins (EAU, France, Chine) et de matériel médical (Maroc, Egypte, Qatar, Algérie) qui ont afflué en Tunisie ces dernières semaines et que l’évolution de la situation politique ne devrait pas remettre en cause. 

Attentisme

Jusqu’ici, le parti Ennahda directement visé par l’initiative de Kaïs Saïed et encore puissant dans le pays (20 % aux dernières législatives, premier groupe à l’ARP) comme au sein de l’appareil d’État, semble privilégier une approche attentiste et ne pas vouloir jouer à court-terme la carte de l’épreuve de force se contentant de dénoncer un «  coup d’État ». Les autres forces présentes au parlement (Qalb Tounes, Tahya Tounes, Bloc Démocratique), associées ou non à la coalition au pouvoir, se sont contentées de réactions timorées tendant à dénoncer ce coup de force (à l’exception notable du PDL d’Abir Moussi qui a plutôt formulé l’espérance que cet évènement remettrait la Tunisie sur les rails). 

L’attentisme caractérise aussi la position des différentes puissances influentes dans la région (France, USA, Qatar, Egypte, Allemagne) dont les réactions officielles se sont fait attendre et ont été mesurées, à l’exception de la Turquie qui s’est rapidement alignée sur son allié d’Ennahda. 

Premier indice de la perception des événements en Occident : les marchés financiers accueillent défavorablement cette initiative qu’ils ne considèrent pas comme de nature à stabiliser le pays à long terme et à en faire un partenaire économique sérieux. De sorte que la dette souveraine tunisienne a dévissé dès lundi matin. Sans doute est-ce dû au positionnement populiste du Président qui pourrait l’amener à refuser tout plan de rigueur budgétaire et à instrumentaliser politiquement un éventuel défaut sur la dette. 

All-in 

Le licenciement du chef du gouvernement et le niveau extrême des tensions entre le Président et les partis rend peu probable, le 24 août prochain, le retour de l’ordre constitutionnel. Kaïs Saïed a donc déjà franchi le Rubicon et l’avenir de la Tunisie n’a jamais été aussi incertain.

Kaïs Saïed a donc déjà franchi le Rubicon et l’avenir de la Tunisie n’a jamais été aussi incertain.

Wessim Jouini

Nombre de Tunisiens, ces derniers mois, étaient partisans d’une telle initiative perçue comme le seul chemin vers la stabilité institutionnelle, l’assainissement du personnel politique, le redressement de l’État et des services publics. Mais ce chemin est étroit compte tenu de la situation économico-financière, de la violence de la quatrième vague pandémique, des aspirations nombreuses et irréconciliables et du flou persistant sur la ligne du Président. Rien ne laissait penser que l’imbroglio politique qui prévalait ex ante aurait permis d’éviter la faillite vers laquelle s’oriente la Tunisie. Peu de choses laissent penser que la nouvelle donne, ex post, le permettra. Reste que ce coup de force est une rupture et un moment de vérité.

Kaïs Saïed a pris la responsabilité d’interrompre un processus démocratique qui était l’un des seuls héritages positifs de la Révolution de la Dignité de 2011. Il est dès lors pleinement comptable de ce qui adviendra — pour le meilleur ou pour le pire.

La tentation est forte, en Tunisie comme à l’étranger, après 10 ans d’immobilisme, de soutenir ce qui semble être la meilleure porte de sortie du marasme actuel. Mais le réveil pourrait être brutal car les chèques en blanc n’ont jamais fait une politique — et n’est pas Bourguiba qui veut.