En février 2020 Jovenel Moïse avait déjà fait emprisonner des opposants politiques, dont un juge, les accusant d’avoir fomenté un assassinat et un coup d’État contre lui. Est-ce qu’il est plus probable que cet acte ait été, si ce n’est commis, du moins commandité par l’opposition, ou bien par des gangs répondant à leurs intérêts seuls ?

La difficulté avec cet assassinat est qu’il y a tellement de personnes qui pourraient y souscrire qu’il est difficile de l’attribuer à quelqu’un en particulier. Si l’on prend l’information telle qu’elle est parvenue, c’est-à-dire qu’un commando armé, composé de personnes parlant espagnol a assassiné le président, cela voudrait dire que la main étrangère est perceptible. Qu’il s’agisse d’un État, de groupes constitués ou autre, nous n’en savons rien. Preuve est faite qu’Haïti est une véritable passoire, et qu’il est très facile d’y entrer et d’en sortir sans avoir de compte à rendre à personne : un État failli. Des individus peuvent, semble-t-il, s’introduire aisément dans la résidence présidentielle pour y assassiner le chef de l’État. Tout cela se produit dans un contexte de dysfonctionnement structurel de l’État et de discrédit du chef de l’État auprès de la population. L’insécurité créée par les gangs dans les quartiers populaires est entretenue par de présumés anciens policiers qui tuent en toute impunité, prenant particulièrement pour cible les journalistes et les opposants au régime. L’assassinat du président Jovenel Moïse intervient quelques jours après l’assassinat de plusieurs dizaines de civils dans les rues de la capitale, dont celui d’Antoinette Duclair et de Diego Charles, lui journaliste, elle membre d’une organisation de l’opposition. Ces actes d’une brutalité inouïe n’ont toujours pas été élucidés par la police.

Jean-Marie Théodat est professeur de géographie, spécialiste d’Haïti et expert technique international au ministère de l’Europe et des Affaires étrangères.

L’assassinat du président Jovenel Moïse intervient quelques jours après l’assassinat de plusieurs dizaines de civils dans les rues de la capitale, dont celui d’Antoinette Duclair et de Diego Charles, lui journaliste, elle membre d’une organisation de l’opposition.

Jean-Marie Théodat

Pour ajouter à la confusion, Jimmy Chérisier, alias Barbecue, le plus connu des chefs de gang, a appelé récemment le « peuple » à se soulever contre le régime de Jovenel Moïse, incitant la population démunie des ghettos de la capitale à s’attaquer aux banques et aux maisons des « riches ». Sa rhétorique pseudo-révolutionnaire invoquait le droit des bandits à retourner leurs armes contre ceux-là mêmes qui les leur avaient fournies, en vue de commettre des actes criminels.

Ces gangsters ont appelé le président à quitter son poste, et ont juré de libérer le pouvoir. Est-ce une raison suffisante pour en déduire qu’ils en sont responsables ? Nous n’en savons encore rien, mais cela semble peu probable. Il ne faut pas éliminer la possibilité qu’il ait été assassiné par des gens introduits dans son entourage. L’actuel Premier ministre n’était en place que depuis trois mois à peine, et il venait d’être destitué par le président. Tous les éléments sont donc là pour créer un imbroglio, et empêcher de savoir à qui profite finalement le crime. C’est cette indécision qui rend problématique l’assassinat du président, car il n’a pas un seul ennemi déclaré, mais plusieurs. Il s’est mis à dos l’opinion publique, et la facilité avec laquelle il a été abattu laisse penser qu’il a été lâché, y compris par des gens de son entourage. 

Nous voudrions revenir sur la mention de la langue des assassins dans le communiqué officiel haïtien : « un groupe d’individus non identifiés, dont certains parlaient en espagnol ». Quelle est l’importance de ce détail dans le contexte intérieur politique du pays ?

Cela peut avoir plusieurs implications. D’après les informations qui nous sont parvenues, ce groupe pourrait être composé de Vénézuéliens et de Colombiens. Or, ces deux pays sont, à couteaux tirés : difficile d’envisager une intervention conjointe en Haïti. Ce sont des étrangers par le passeport, mais ils ne représentent pas, officiellement du moins, pour cet acte barbare, leurs États. S’il s’avérait qu’ils étaient Vénézuéliens ou Colombiens, cela signifierait l’implication des cartels de la drogue qui opèrent dans la région, et qui ont fait de ce pays une véritable plaque tournante du trafic vers les États-Unis. Avant que les autres membres du soi-disant commando, arrêtés vivants, n’aient été interrogés, nous ne pouvons que formuler des conjectures. 

Quelles sont les implications constitutionnelles de la mort du président en exercice ? Est-ce que le Premier ministre Ariel Henry, très récemment nommé à la tête du gouvernement, va prendre le relais ? À quoi est-ce qu’on peut s’attendre avec un changement aussi brutal ?

La situation est très confuse. Le nouveau Premier ministre, nommé lundi 5 juillet, revendique le titre de chef du gouvernement par intérim – car la constitution exige qu’il soit investi de ses pouvoirs par la chambre des députés, or, il n’y a pas de chambre active en ce moment. Ariel Henry est le nouveau Premier ministre en vertu de sa nomination officielle, deux jours avant l’assassinat, mais il n’avait pas encore commencé son mandat. Cela signifie que les mesures relatives à la succession du Président de la République, qui sont du ressort du Premier Ministre, ont été mises en œuvre par l’ancien gouvernement. La constitution de 1987, amendée en 2011, proclame que le Premier ministre assure l’intérim en cas de vacance du pouvoir, au lieu du Président de la cour de cassation, comme le texte le prévoyait auparavant. Lequel des deux Premiers ministres, au regard de la loi, peut assurer l’intérim ? L’ancien premier ministre, Claude Joseph, prend des mesures aujourd’hui et semble vouloir tenir la barre. Nous allons vers une confusion institutionnelle. 

En quatre ans, le Président a déjà changé sept fois de Premier ministre. Nous allons vers une confusion institutionnelle.

Jean-Marie Théodat

Qu’est-ce que l’on sait d’Ariel Henry, le nouveau Premier ministre qui succède à Claude Joseph ? Est-ce qu’il jouit d’une bonne réputation auprès de la population et de la classe politique ? Quelles ont été, selon vous, les principales raisons qui ont amené le président haïtien à choisir cette personnalité ?

En quatre ans, le Président a déjà changé sept fois de Premier ministre. Monsieur Ariel Henry est un ancien ministre chargé de divers portefeuilles dans les cabinets successifs depuis 2005, ce n’est donc pas un inconnu des allées du pouvoir, mais il a été choisi de façon à ne pas faire ombrage au pouvoir, et pour exécuter une mission impossible. Il ne s’agissait rien de moins que d’organiser de nouvelles consultations dans un délai très court, entre septembre et novembre 2021, en vue du referendum qui était prévu en juin, et qui a été reporté à cause de l’insécurité et de la recrudescence de la Covid-19 ; et en vue du renouvellement de la Chambre et de l’élection d’un nouveau président de la République.

Quel est l’avenir du référendum constitutionnel porté par l’ancien président qui visait à renforcer l’exécutif, dont le vote qui devait se tenir en avril 2021 a finalement été repoussé fin juin, puis au 26 septembre 2021 ?

Jovenel Moïse voulait mettre en place un nouveau régime avec deux changements majeurs, le premier serait de passer à un Parlement monocaméral, pour faire des économies et simplifier les procédures. La deuxième mesure, plus contestée, serait la possibilité pour un président élu de faire deux mandats consécutifs. Ce que ne permet pas la constitution actuelle. C’est une mesure qui avait été prise en 1987 pour éviter un retour de la dictature. Or, en faisant cela, le président a voulu forcer le cours des événements, en insistant sur la nécessité de faire cette réforme tout de suite, avant de nouvelles élections présidentielles auxquelles on ne sait pas s’il aurait été lui-même candidat. Cela lui aurait permis de revenir au pouvoir une fois la nouvelle constitution adoptée. Lorsque le pouvoir a perdu sa légitimité symbolique et son aura sacrée, il est difficile de trouver des gens prêts à sacrifier leur vie pour défendre ceux qui ont reçu l’onction laïque des unes. Le président est une victime de plus de l’insécurité qui a gangréné la société jusque dans les couloirs du pouvoir, mais c’est une victime de taille qui prouve la profondeur de la faillite de l’État.

Est-ce que des nouvelles élections présidentielles et éventuellement législatives seront tenues sous peu ? On sait que l’ONU, certains pays de l’Union européenne ainsi que les États-Unis ont déjà appelé à la tenue d’élections dans le pays afin de favoriser sa stabilité, notamment en février dernier après que trois juges de la Cour suprême aient été limogés suite à un ordre exécutif. Que pensez-vous également des divergences européennes au sujet d’Haïti ?

Pour Haïti, nous avons tellement de mentors que nous ne savons pas à qui faire confiance. La principale puissance, les États-Unis, se sont contentés de quelques propos convenus condamnant l’assassinat du président, mais ce n’est pas cela qui va faire évoluer la situation. Les États-Unis ont favorisé l’accession de Jovenel Moïse au pouvoir et l’ont soutenu jusqu’au bout, même si Joe Biden et Trump n’ont pas la même vision sur le régime haïtien. Sous le président Donald Trump, le régime bénéficia d’un blanc-seing tacite pour réprimer et faire disparaître les opposants. La dérive autoritaire du régime n’aurait pas été possible sans la passivité complice de la puissance régionale. La politique de l’Union européenne ne correspond pas à une vision organique, mais fragmentée, selon les sensibilités de chaque pays. Cela empêche d’avoir une stratégie commune. La France, l’Allemagne, le Royaume-Uni n’ont pas les mêmes préoccupations, ni les mêmes responsabilités dans le monde. Il n’y a donc pas de position européenne pouvant contrebalancer la position américaine. Dans cette dilution des responsabilités hégémoniques, Haïti est devenue un trou noir étatique où prospèrent les gangsters, et où les forces criminelles se sont rendues maîtres de la rue dans la capitale, particulièrement ces dernières semaines.

Le seul pays européen véritablement impliqué dans la gestion de la crise est bien entendu la France, pour des raisons d’affinités culturelles évidentes. Nous avons une histoire commune. Tout ce qui touche Haïti touche également la France. Les Haïtiens sont toujours très attentifs à la position française sur leurs affaires nationales. Cependant, Haïti ne fait pas partie des pays du « champ », comme on dit vulgairement pour désigner les pays d’Afrique francophone. La France n’a donc pas vocation à intercéder sur la scène politique haïtienne. Le soutien qu’apporte la société civile à certains milieux démocratiques ne peut être que moral, intellectuel ou politique, mais cela ne peut aller plus loin car Haïti se trouve dans le pré carré de la puissance américaine. Nous sommes dans les Caraïbes, non loin de Cuba, et les États-Unis veulent garder la maîtrise de cette zone. C’est là justement que se trouve le danger. N’ayant pas de puissance pour contrebalancer la position américaine, c’est à Washington que se prennent les grandes décisions qui s’appliquent à Haïti. L’Allemagne et le Royaume-Uni n’ont pas suffisamment d’intérêts dans cet échiquier pour y agir efficacement. L’autre acteur qui aurait pu y jouer un rôle important est le Canada, qui a fait d’Haïti un exemple de son implication dans l’aide au développement à travers l’ACDI, le pendant canadien de l’USAID. La politique étrangère canadienne est toutefois tellement arrimée aux États-Unis que nous ne pouvons pas en attendre d’avancées majeures. Quant à la République dominicaine voisine, elle est sensible à l’évolution de la situation à la frontière, et essaie d’éviter une situation chaotique qui pourrait conduire à un exode massif de la population à travers la frontière.

Sous le président Donald Trump le régime bénéficia d’un blanc-seing tacite pour réprimer et faire disparaître les opposants. La dérive autoritaire du régime n’aurait pas été possible sans la passivité complice de la puissance régionale.

Jean-Marie THéodat

En raison de la grande instabilité qui règne dans le pays, la reconstruction de l’armée nationale, démantelée en 1996, a été l’un des fers de lance du mandat du prédécesseur de Jovenel Moïse, Michel Martelly. Quelle est la place de l’armée dans le paysage politique haïtien ? Est-ce qu’elle va être amenée, selon vous, à jouer un plus grand rôle dans l’avenir du pays ?

L’armée d’Haïti actuelle est en fait un Ersatz, car les FAD’H (Forces Armées d’Haïti) ont été dissoutes au retour de la démocratie en 1995. La volonté du président Aristide était d’abolir l’armée qui était source de violence et d’instabilité, mais Jovenel Moïse l’a ressuscitée en 2017. Cependant, mal organisée, mal équipée, et mal entraînée, elle n’avait pas les moyens d’empêcher l’assassinat du président. C’est en fait un corps d’officier spécialisés dans le génie civil qui a été formé pour intervenir en appui de la population en cas de catastrophe naturelle. Les FAD’H reconstituées n’ont pas vocation à agir sur l’équilibre du pouvoir, mais comme une brigade de sûreté civique. La seule question que l’on peut se poser est celle du destin de cette armée lorsqu’un nouveau régime va arriver, puisqu’elle semble totalement liée à la figure du président.

Quelles ont été les grandes lignes et le bilan du mandat de Jovenel Moïse ? On sait qu’il a été largement critiqué pour avoir voulu réécrire la Constitution, tentative à laquelle les États-Unis se sont opposés, et a également gouverné par décrets après dissous le Parlement en janvier 2020. Son élection en 2016 a toujours été contestée puisqu’il a été élu avec 54 % des votes, est-ce que sa crédibilité s’est affaissée avec le temps ?

L’élection de Jovenel en 2016 a été contestée en raison d’une faible participation (à peine 12 % des électeurs), mais aussi d’accusations de fraudes. Les élections de 2015 ont donc été reportées d’une année. Dans l’intervalle c’est un président intérimaire qui a occupé le poste, Monsieur Jocelerme Privert. Aux élections de 2016, Jovenel Moïse a été élu, sans que les doutes qui entachent les élections précédentes n’aient été levés. C’est donc un président très vite contesté. Son programme d’électricité 24/24 est un lamentable échec. La monnaie nationale est en chute libre et les investissements directs de l’étranger choisissent plutôt la République Dominicaine, laissant Haïti à la merci des ONG et de l’aide publique au développement des principaux pays occidentaux. Pour finir, son mandat s’est empêtré dans un train de réformes qui prévoyaient la refonte de la constitution de 1987, sans garantie sur la transparence de la procédure. Ce n’est pas la première fois que la constitution de 1987 est critiquée. Beaucoup veulent la changer car elle accorde la primauté du pouvoir au législatif au détriment de l’exécutif. Cela a abouti à la dilution du pouvoir entre les mains de sénateurs et de députés mal préparés pour la fonction, et qui se sont corrompus dans la proximité du pouvoir sans défendre l’intérêt commun. Or, les conditions dans lesquelles la réforme a été menée et le Conseil Électoral mis en place étaient vivement décriées et contestées dans la rue par des manifestations violemment réprimées par la police. Difficile, dans ces conditions, d’avoir des élections honnêtes et transparentes en vue d’une installation du président en février 2022. C’est tout un processus électoral déjà mal engagé qui semble aujourd’hui totalement hors de course. La question à l’heure actuelle est de savoir comment, avec les moyens matériels limités qui sont les nôtres, dans cette confusion institutionnelle, nous allons trouver le calme nécessaire pour trouver des institutions plus démocratiques, plus stables. Il nous faut des dirigeants qui représentent la volonté profonde de la population. Nous sommes dans une situation de transition, laquelle ne peut pas s’engager sans le soutien de toute la communauté internationale. Or, nous ne savons pas à quelle main demander secours pour l’avoir déjà fait si souvent, sans résultat. La dernière mission de l’ONU, la MINUSTAH (2004-2017), a laissé le désagréable souvenir d’une épidémie de choléra et d’une insécurité repartie aussitôt les casques bleus rentrés dans leurs pays. Signe que les treize ans d’occupation n’étaient pas la solution idéale pour régler le problème de faillite de l’État.

La dernière mission de l’ONU, la MINUSTAH a laissé le désagréable souvenir d’une épidémie de choléra et d’une insécurité repartie aussitôt les casques bleus rentrés dans leurs pays. Signe que les treize ans d’occupation n’étaient pas la solution idéale pour régler le problème de faillite de l’État.

Jean-Marie THéodat

À quel point est-ce que le pays repose sur l’aide humanitaire internationale ? Un rapport du mois dernier du Bureau de la coordination des affaires humanitaires de l’ONU fait état notamment de 260 000 haïtiens qui ont rejoint Port-au-Prince après avoir fui leurs foyers. Est-ce que le régime accepte l’aide de l’ONU, ou est-ce qu’il existe des blocages en amont ? 

Ce pays est souvent considéré comme la république des ONG tant leur action y est importante et utile, mais on n’a jamais construit une nation prospère avec seulement des ONG. Leur action est et doit rester limitée dans le temps et en moyen. Leur nombre excessif contribue à discréditer l’État lorsqu’elles remplissent des fonctions qui relèvent de la responsabilité publique. Par ailleurs, considérant la contribution à l’aide publique des États-Unis, du Canada ou de la France, on voit que Haïti vit sous perfusion. Ces aides représentent 60 % du budget du pays, et on estime que 80 % des Haïtiens vivent avec moins de 2 dollars par jour, tandis que les ONG distribuent environ 500 000 repas quotidiens gratuits, rien que dans la capitale. C’est un pays qui vit de l’aide internationale, mais cette aide ressemble plus à de l’aumône. Cela ne nous permet pas de reconstituer nos forces, ni de reconstruire l’avenir. C’est le maintien en vie d’un corps moribond, qui, si la perfusion s’arrête, meurt. Comment faire en sorte que cette aide soit mieux proportionnée, qu’elle soit plus utile, qu’elle soit plus rationnelle ? C’est ça le véritable défi.

La compétition stratégique montante entre la Chine et les États-Unis laisse imaginer qu’une sorte de « nouvelle guerre froide » se profile. La proximité géographique d’Haïti avec Cuba facilite l’analogie avec la guerre froide qui a opposé les États-Unis à l’URSS. Quelle relation Haïti entretient avec ces deux acteurs, et, plus globalement, pensez-vous que le pays jouera un rôle dans cet affrontement ?

C’est une symétrie séduisante, mais malheureusement, elle manque d’éléments pour permettre de véritablement l’asseoir. Haïti n’a pas de relations officielles avec la Chine populaire, mais avec Taïwan. C’est donc Taïwan qui est la Chine officielle pour Haïti. Certes, la République Populaire de Chine est présente en République dominicaine, qui partage l’île avec Haïti. Je vois difficilement la Chine venir défier les États-Unis sur un terrain aussi sensible qu’Haïti, alors que les intérêts chinois y sont très limités. C’est une vue de l’esprit qui pourrait être séduisante et avoir du sens à l’avenir, mais pour l’instant, la Chine est absente de la scène haïtienne. Ses intérêts sont limités à la République dominicaine voisine qui lui sert de tremplin pour inonder le marché haïtien de produits bon marché. Pour le moment, les Dominicains ont plutôt intérêt à verrouiller la frontière avec Haïti, et à ne pas laisser transpirer une quelconque influence qui pourrait avoir des répercussions sur leur propre économie, ou sur leur politique. Si nouvelle guerre froide sino-américaine il y a, elle est plutôt à chercher du côté de La Havane. La Chine essaye de trouver sa place à Cuba à la faveur de la distance qu’il y a entre La Havane et Washington. Mais, entre Port-au-Prince et Washington, la laisse est trop courte pour laisser une marge de manœuvre à la Chine. Il se peut que je me trompe, mais, a priori, la Chine n’a aucun intérêt à provoquer une déstabilisation du pouvoir en Haïti. Cela mettrait en difficulté son allié dominicain qui ne peut que souffrir du chaos. On voit plutôt se dessiner la main de groupes mafieux étrangers qui sévissent dans les Caraïbes, faisant de la région, et d’Haïti en particulier, une véritable plaque tournante du trafic de drogue entre l’Amérique du Sud et la Floride. C’est de ce côté-là que je porterais mes investigations.

Y a-t-il des signes qui laissent présager une amélioration de la situation sécuritaire et humanitaire du pays ? Est-ce que la tenue de nouvelles élections permettrait aux citoyens haïtiens de se sentir mieux représentés et considérés ?

Je pense qu’il n’y a aucun signe d’amélioration ou d’accalmie, aucun signe qui permette d’envisager un rebond d’Haïti. Le pays est véritablement moribond – excusez-moi du jeu de mot. C’est une opinion personnelle, mais je ne pense pas que la solution soit dans l’organisation d’élections tout de suite après un tel assassinat. Nous avons besoin de mettre à plat le système. Après la dérive autoritaire du pouvoir (ce que la constitution de 1987 n’a pas su empêcher) nous avons besoin de plus de temps pour y voir plus clair. Il faut une enquête pour établir les conditions de l’assassinat du président. Nous avons besoin que ceux qui ont géré les affaires publiques ces dix dernières années nous rendent des comptes sur l’utilisation de l’argent, et sur les fonds alloués pour reconstruire la capitale. Voilà des éléments sur lesquels nous avons besoin d’une analyse claire et transparente, avant de passer à une autre étape, qui serait celle des élections.

Nous ne pouvons pas faire l’économie de ce que le philosophe allemand Peter Sloterdijk appelle la métanoïa, pour parler de l’Allemagne au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. C’est-à-dire une radioscopie, une sorte de psychanalyse collective pour comprendre ce qui nous a conduit au chaos. Une analyse dans laquelle le pays avoue ses faiblesses, l’élite reconnaisse là où elle a failli, que chacun balaie devant sa porte avant des décisions irréversibles, comme de confier les rênes du pouvoir à des mains indignes, une fois de plus…