Key Points
- « Trouver des solutions à cinq conflits permettrait déjà de trouver des solutions durables pour plus de la moitié des réfugiés dans le monde. »
- « L’enregistrement des demandes d’asile dans le premier pays d’arrivée des demandeurs d’asile n’est pas un système viable en Europe : ce sont les États frontaliers, les États riverains de la Méditerranée qui doivent ainsi assumer une grande partie de la responsabilité, laquelle devrait au contraire être partagée. »
- « Il est fondamental d’inclure les réfugiés à la fois dans les programmes de vaccination et dans les plans de relance économique, en travaillant ensemble pour trouver des solutions. »
Le dimanche 20 juin est la Journée mondiale des réfugiés. À cette occasion, nous avons interrogé Céline Schmitt, porte-parole du Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR). Cet entretien intervient également après la publication par le HCR, le vendredi 18 juin, du dernier rapport Tendances mondiales, qui souligne la hausse du nombre de personnes déplacées à 82,4 millions fin 2020. Parmi ceux-ci, on compte 26,4 millions de réfugiés en 2021 : 1 % de la population mondiale est obligée de fuir les conflits et les persécutions alors que la convention de Genève de 1951 fête ses 70 ans cette année.
Aujourd’hui est la Journée mondiale des réfugiés, qui, en cette deuxième année de pandémie, nous offre l’occasion de ne pas oublier que – même en période de Covid-19 – plus de 80 millions de personnes sont déplacées. La question de l’asile touche à la racine de la question de la souveraineté de l’État, et fait apparaître ses contradictions : pour cette raison, la dimension internationale de la protection est d’autant plus essentielle. Depuis plus de soixante-dix ans, le HCR est le « gardien » de la Convention de 1951 et de son Protocole de 1967. Quels sont les chiffres de la migration forcée et de l’asile aujourd’hui et comment s’articule le travail du HCR ? Que peut faire le HCR pour les réfugiés et les non-réfugiés ?
Commençons par les derniers chiffres collectés par le HCR. Fin 2020, il y avait 82,4 millions de personnes déplacées à cause de violences, de persécutions, de conflits : c’est le chiffre le plus élevé depuis la création du HCR. Il y a eu une augmentation de 3 millions de personnes par rapport à 2019, malgré la pandémie. Sur ces plus de 82 millions de déplacés, 42 % sont des enfants.
Voyons ces informations plus en détail. On observe d’abord une hausse importante des personnes déplacées internes (c’est-à-dire à l’intérieur de leur pays) : elles sont 48 millions en 2020. Notamment en raison de la fermeture des frontières liée à la pandémie, elles n’ont pas traversé une frontière et, contrairement aux réfugiés, elles peuvent du moins en théorie bénéficier de la protection de leur propre pays.
Parmi les 82,4 millions de personnes déplacées, il y a 26,4 millions de réfugiés, soit une hausse de 400 000 par rapport à 2019. Les chiffres de 2020 montrent premièrement une prolongation des situations de déplacement et de conflit. Malgré l’appel du Secrétaire général de l’ONU au début de la pandémie pour un cessez-le-feu mondial, on a en effet vu une continuation des crises et conflits.
Il est important de considérer que deux tiers des réfugiés dans le monde viennent de cinq pays seulement : Syrie, Venezuela, Afghanistan, Soudan du Sud, Birmanie. Cela souligne l’importance de trouver des solutions aux causes profondes des conflits, car trouver des solutions à cinq conflits permettrait déjà de trouver des solutions durables pour plus de la moitié des réfugiés dans le monde. En ce qui concerne les pays d’accueil, la Turquie est le premier depuis des années. Ensuite viennent la Colombie, le Pakistan, l’Ouganda et l’Allemagne.
Les chiffres de 2020 témoignent par ailleurs d’une prolongation de conflits sur des années : les réfugiés syriens fuient une guerre démarrée il y a plus de 10 ans ; on parle de réfugiés afghans depuis 40 ans ; il y a des rohingyas au Bangladesh depuis de nombreuses années, mais plus de 800 000 réfugiés sont arrivés en 2017, depuis plus de 4 ans.
Pour les personnes déplacées internes, il y a également des situations prolongées, mais les choses changent parfois plus rapidement et de nouveaux flux naissent : au Sahel, il y a eu en 2020 plus de 700 000 personnes déplacées dans leur propre pays ; au Mozambique, plus de 500 000 déplacés internes dans le nord du pays. De plus, des flux massifs ont concerné l’Éthiopie (dans la région du Tigré), le Soudan, la République démocratique du Congo (5 millions de personnes déplacées fin 2020). On a observé que la majorité des pays qui accueillent généralement des personnes déplacées leur ont permis de venir malgré les restrictions aux frontières : c’est par exemple le cas de l’Ouganda qui a accueilli beaucoup de Congolais de la RDC.
Les autres défis majeurs, outre le conflit et la violence, sont la pandémie et le changement climatique, ce dernier pouvant augmenter la vulnérabilité des personnes déplacées mais aussi pousser directement les personnes à fuir, notamment dans le Sahel. Ces défis concernent tant les pays de départ que les pays d’accueil. Au pic de la crise du Covid-19, ce sont 164 pays qui ont fermé leurs frontières, mais 99 pays qui n’ont pas fait d’exception pour les personnes qui demandaient l’asile. On observe tout de même en 2020 une baisse du nombre de demandes d’asile, mais pas une baisse du nombre de personnes déplacées. Les conflits n’ayant pas cessé, le HCR a rappelé les obligations internationales des États et leur a montré qu’elles n’étaient pas incompatibles avec la protection de la santé des populations. Au fil du temps, des mécanismes se sont développés pour mettre en place des tests et des quarantaines à l’arrivée dans les pays, tout en protégeant le droit à la protection internationale et à la santé.
Le HCR est né de la Seconde Guerre mondiale, sur les décombres d’une Europe détruite et divisée. Comme nous le savons, le mandat du HCR a ensuite été étendu au-delà de cette guerre par le protocole de 1967. Depuis soixante-dix ans, il est indéniable que le besoin de protection a, au moins en partie, évolué et changé : des statuts juridiques autres que l’asile (souvent moins protecteurs) ont pu évoluer, d’autres ont émergé au niveau régional et national. Que peut faire le HCR pour faire face à l’émergence de ces nouveaux besoins de protection ? Que faut-il changer ?
La convention de Genève de 1951 est un document encore crucial aujourd’hui. Il y a aussi le Pacte mondial pour les réfugiés, mais celui-ci n’est pas contraignant, et il s’agit d’un document pratique qui précise comment mettre en œuvre la coopération internationale dans un contexte avec un nombre de personnes déplacées inégalé dans l’Histoire. La convention reste donc le fondement juridique essentiel de la protection des réfugiés : on y trouve la définition des réfugiés, mais aussi les dispositions sur l’accès aux droits des réfugiés (logement, emploi, santé, etc.). Le HCR va célébrer cette année les 70 ans de la convention ; par contre, nous n’avons pas célébré les 70 ans du HCR l’an dernier car celui-ci avait été créé au début pour une mission limitée, afin de trouver une solution pour les personnes déplacées par la Seconde Guerre mondiale. Son mandat a été prolongé de façon illimitée par le protocole de 1967, mais nous ne souhaitions pas célébrer ces 70 ans du HCR car nous aimerions qu’il soit amené à disparaître et que de vraies solutions soient trouvées pour les personnes déplacées.
En tout cas, pendant ces soixante-dix ans, aussi les populations migrantes ont changé, l’exemple le plus frappant étant peut-être celui de la migration climatique. Comme on le sait, la Convention de Genève ne permet pas de parler de réfugiés climatiques et d’autre part, à l’heure actuelle, mettre la main sur les traités semble presque impossible, voire contre-productif. Que fait le HCR et que peut-il faire pour faire face à l’émergence de ces nouveaux besoins de protection ?
Sur la question plus spécifique des “réfugiés climatiques”, il faut savoir que le terme n’existe pas juridiquement. Au HCR, on utilise le terme de “personnes déplacées pour des raisons climatiques”. Dans la majorité des cas, ces personnes sont déplacées au sein de leur propre pays. Notre travail consiste à analyser comment les instruments juridiques qui existent aujourd’hui peuvent être utilisés et apporter nos conseils pour offrir une protection à ces personnes. Il faut prendre en compte les facteurs pluriels qui motivent la fuite ; il est parfois impossible de dire si le dernier élément déclencheur est lié à la violence dans un pays ou si c’est la conséquence d’un conflit lié au changement climatique. La question est donc bien de savoir quelle protection juridique peut s’appliquer selon les cas. Il y a également des instruments régionaux. En Afrique, par exemple, il y a la Convention de l’OUA qui permet d’apporter une protection à des personnes qui fuiraient pour une question de bouleversement généralisé dans l’ordre public dans son pays. Il y a aussi la déclaration de Carthagène sur le continent américain.
Enfin, nous essayons aussi de trouver des solutions pour limiter les effets que les mouvements de population pourraient avoir sur le changement climatique. Nous nous sommes par exemple engagés d’ici 2030 pour que les camps de réfugiés aient accès à une énergie propre, pour éviter de dégrader l’environnement.
Le HCR remplit une mission humanitaire majeure au niveau international. Cependant, on parle souvent d’un rétrécissement substantiel de la place de l’humanitaire pour de nombreuses raisons, notamment une mise à l’écart inquiétante du droit humanitaire international, des problèmes croissants liés à l’accès aux populations ayant besoin d’aide et des problèmes de financement. En théorie, les Etats sont obligés de coopérer avec le HCR : d’une part, ce n’est pas toujours le cas, d’autre part, la question largement débattue est de savoir si l’intervention humanitaire ne permet pas de “s’arranger” sur des situations de violence extrême parfois imputables aux États eux-mêmes, finissant paradoxalement par légitimer cette violence. La question centrale est de savoir ce qu’est réellement l’humanitaire, et à qui il s’adresse. Le HCR a-t-il une vision purement humanitaire des migrations et de l’asile ?
Le travail du HCR est un travail humanitaire : il s’agit de trouver des solutions durables aux 82 millions de personnes déplacées et de leur apporter une assistance humanitaire. Mais les solutions pour traiter les causes profondes des déplacements sont évidemment politiques. Le HCR intervient auprès de nombreuses instances, dans les pays où il travaille, dans les capitales européennes, dans les instances européennes, au Conseil de Sécurité. Nous répétons dans ces instances le besoin de s’attaquer aux causes des conflits, de trouver des solutions pour construire et stabiliser la paix. Ce besoin de trouver des solutions politiques est d’autant plus urgent que les chiffres sur les personnes déplacées n’ont pas une seule fois cessé d’augmenter depuis dix ans.
Nous devons effectuer notre travail humanitaire ; c’est une obligation que nous avons auprès des personnes déplacées. Cela implique de faire des choix, de travailler parfois dans des États qui ne sont pas des États de droit. Le HCR doit-il rester ? Comment travailler dans de telles situations ?
Ces questions se sont posées de façon vive au sujet de la Libye. Le HCR est resté et intervient à différents moments par une activité humanitaire, lorsqu’il a accès aux centres de détention officiels des personnes déplacées en Libye. Il collabore aussi avec les centres de santé. Depuis quelques années, il a mis en place un programme d’évacuation humanitaire des personnes les plus vulnérables, appelé « Emergency Transit Mechanism » (ETM). Il est clair que ce n’est pas une solution pour tout le monde : nous avons négocié avec d’autres États – notamment le Niger et le Rwanda – la possibilité d’ouvrir des centres de transit pour les personnes ainsi évacuées de Libye, avant qu’elles ne soient réinstallées vers d’autres pays. Ce sont des solutions qui sauvent des vies.
L’ETM représente un nouveau mécanisme de réinstallation, qui a également fait l’objet de vives critiques pour des questions d’inefficacité et le nombre limité de personnes qui ont pu en bénéficier. Cependant, pour ceux qui ont effectivement été réinstallés, ce mécanisme a sans aucun doute été un soutien essentiel. Quel est le bilan de ce système selon le HCR ? Est-il envisagé de l’utiliser dans d’autres contextes que la Libye ?
Ce sont des mécanismes d’évacuation qui peuvent être mis en place dans des situations de crise particulièrement graves : c’est la solution pour sauver des vies, lorsque la réinstallation directe n’est pas possible, au moins pour les personnes les plus vulnérables – identifiées par le HCR. En Libye, il est difficile de faire une réinstallation directe ; l’Italie est un des seuls pays à l’avoir fait. Une fois les réfugiés ou demandeurs d’asile évacués vers le Rwanda ou le Niger, des pays de réinstallation vont y envoyer des missions pour déterminer les besoins de protection des personnes, pour entendre leurs besoins sur place. Ils auraient beaucoup plus de difficultés à le faire directement en Libye… À partir de là, une réinstallation est alors organisée, avec la participation de nombreux pays dont la France.
La question de la réinstallation occupe une place centrale au cœur du mandat du HCR en ce qui concerne l’identification des solutions durables.
Les plus importantes solutions durables sont au nombre de trois. La première est le retour volontaire des réfugiés chez eux, souvent préféré par ceux-ci, lorsque les conditions le permettent. Malheureusement, l’an dernier, le retour volontaire a été au plus bas, avec seulement 250 000 réfugiés qui ont pu rentrer dans leur pays. La deuxième solution est l’intégration locale des réfugiés dans le pays. À terme, il est possible d’envisager leur naturalisation dans le pays d’accueil, comme cela a été le cas de 33 000 réfugiés en 2020. La troisième solution est la réinstallation, qui s’adresse en particulier aux réfugiés vulnérables, encore en danger ou qui ont des besoins spécifiques comme les femmes à risques de violence, les survivants de torture. Dans le monde, on estime à 1,4 million le nombre de réfugiés qui ont besoin de réinstallation. Mais, en 2020, seulement 34 000 réfugiés ont pu être réinstallés. C’est le chiffre le plus bas – en proportion – ces dernières années. Les places de réinstallation ont en effet baissé – même si, après le changement de présidence, les États-Unis ont augmenté le nombre de places – et la situation pandémique a sévèrement affecté les voyages d’évacuation humanitaire et de réinstallation.
Revenons un instant sur la question des retours volontaires. Il s’agit d’instruments qui peuvent fournir une aide importante, mais qui risquent de favoriser des politiques de confinement fondées sur des conditions où il est vraiment difficile d’exprimer le caractère volontaire du retour d’une manière non faussée. Quelles sont les forces et les faiblesses de ces mécanismes ? Comment s’intègrent-ils dans une stratégie globale de gouvernance des migrations et comment parviennent-ils à accorder la bonne attention à la situation individuelle ?
Le retour est une décision individuelle et il doit être volontaire, à la suite d’une décision qui doit être bien informée. Lorsque le HCR facilite ou encourage des retours dans le pays, il y a un enregistrement individuel de la volonté des personnes de rentrer chez elles et une information fiable donnée en amont. En outre, il y a aussi un droit au retour.
Dans les situations idéales, le HCR est en mesure de transmettre la bonne information, d’effectuer des vérifications et un suivi après le retour des réfugiés, d’investir aussi pour que les réfugiés puissent refonder leur vie en arrivant. Dans ce cas, il y a normalement un accord tripartite entre l’État d’origine, l’État d’accueil et le HCR.
Cependant, il est vrai que dans le contexte actuel certaines personnes ont été poussées à rentrer chez elles, parce qu’elles n’arrivaient plus à subvenir à leurs besoins dans leur pays d’accueil. Pour éviter ces situations, le HCR demande aux États de continuer à soutenir les pays hôtes des réfugiés. Si le temps du retour n’est pas encore arrivé, les personnes déplacées auront ainsi accès à une assistance, à un travail et aux soins dans le pays où ils se trouvent. Le HCR a souligné par exemple l’engagement de certains pays qui ont accordé la protection temporaire aux personnes vénézuéliennes déplacées, si celles-ci ne pouvaient pas encore rentrer au Venezuela malgré leur volonté.
Le HCR apporte une contribution essentielle à l’élaboration de nouveaux principes directeurs sur la question de la vulnérabilité, avec une référence particulière à la perspective de genre dans la reconnaissance de la protection internationale et la protection des personnes LGBTIQ+, qui, dans de nombreux pays (aussi en Europe), sont encore soumises à des traitements traumatisants et humiliants pour prouver leur orientation sexuelle ou leur identité de genre afin d’obtenir l’asile. Quelle nouvelle approche le HCR propose-t-il pour articuler et rendre opérationnelle la vulnérabilité, afin de relever plus systématiquement les défis de la persécution en ce siècle ?
Le travail du HCR est central sur ces questions et, aussi dans ce cas, la participation des réfugiés est essentielle pour identifier des solutions qui les concernent. L’approche est triple : âge, genre et diversité. En 2018, nous avons mis à jour les principes du HCR en ce sens et ils sont à la base de notre travail avec de nombreux partenaires (étatiques ou ONG). Déterminer la vulnérabilité dès les premiers instants des déplacements est important pour apporter une bonne réponse aux besoins des personnes.
En ce qui concerne la perspective de genre, de nombreuses femmes et filles déplacées ont fui à cause de violences, notamment sexuelles ou sexistes, qui sont exacerbées par les conflits. Ces femmes risquent d’y être confrontées encore davantage sur la route. En particulier, les femmes âgées ou handicapées sont particulièrement vulnérables : c’est une dimension intersectionnelle essentielle à prendre en compte.
Dans son travail, le HCR accompagne des politiques de prévention des violences liées aux genre, mais aussi pour promouvoir l’égalité des genres. Nous avons récemment publié deux tribunes collectives en France sur l’accès à l’enseignement des jeunes filles réfugiées – notamment en temps de pandémie – et sur le rôle essentiel des femmes pour lutter contre la pandémie au sein de leur famille, de leur communauté d’origine ou de leur communauté d’accueil. Il est nécessaire de les inclure et de leur permettre d’avoir accès à tous les postes, pour qu’elles puissent prendre part aux décisions qui les concernent.
Au sujet des personnes LGBTIQ+ aussi, le HCR est très mobilisé. Ces personnes peuvent être confrontées à la stigmatisation à l’arrivée dans le pays d’accueil, voire à des violences sexuelles, et elles se voient parfois refuser l’accès à des services essentiels. Il faut aussi bien les protéger et les inclure. Dans ce but, le HCR a réuni à Genève jusqu’au 29 juin la première table ronde mondiale sur les besoins de protection des personnes LGBTIQ+ qui sont déracinées. L’objectif est de savoir quels sont les défis auxquels font face les personnes et quelles solutions on peut trouver pour les aider. Aujourd’hui, près de 70 pays criminalisent les relations entre personnes de même sexe, y compris des pays où il y a un risque de peine de mort. Il faut une action plus concertée pour mieux protéger les personnes, quelle que soit leur orientation sexuelle ou leur identité de genre.
Une partie importante du travail du HCR repose sur le plaidoyer. Le récit sur les migrations semble écartelé entre deux pôles opposés : d’une part, une voix humanitaire qui risque de se focaliser excessivement sur la victimisation des réfugiés, et d’autre part, la perspective sécuritaire qui les présente de diverses manières comme une menace existentielle pour l’État d’accueil. Selon vous, qu’est-ce qui est essentiel pour promouvoir une stratégie de plaidoyer positive et comment le HCR avance-t-il dans cette direction ?
Là aussi, il faut voir l’importance de travailler ensemble, avec les réfugiés, pour construire les stratégies de plaidoyer. Parfois, la communication des acteurs humanitaires peut être compliquée et teintée de jargon. Il y a un besoin d’expliquer la situation avec pédagogie. Les réfugiés eux-mêmes nous disent qu’ils ont besoin d’expliquer à leurs communautés d’accueil pourquoi ils ont dû fuir leur pays d’origine et qu’ils n’avaient pas le choix : construire ensemble des messages et répondre à la peur c’est donc un point essentiel.
A cette fin, le HCR promeut de nombreux projets pour tenter de construire un dialogue avec les réfugiés et la société civile, y compris sur les raisons qui poussent les réfugiés à fuir. En France, nous avons notamment développé le projet INTER’ACT dans les collèges, d’abord dans le Calvados et bientôt dans d’autres régions. Le principe du programme est de créer une rencontre dans les collèges entre les jeunes et les réfugiés. La journée est dédiée à la rencontre et aux échanges : le matin, il y a des témoignages dans les classes ; à midi, un chef cuisinier réfugié prépare le menu du déjeuner. L’après-midi, des ateliers ont lieu : avec notre soutien, les étudiants sont confrontés aux réfugiés dans différentes expériences telles que du rap, du sport, des caricatures, de l’écriture journalistique. L’étude d’impact que nous avons faite a montré les bénéfices de l’initiative.
En plus de ces projets qui favorisent la solidarité, pendant la crise du Covid-19, nous avons voulu montrer la contribution des réfugiés pour répondre à la pandémie : nous avons raconté des histoires de personnes qui, dans l’urgence, ont immédiatement essayé d’apporter leur contribution au pays qui les accueille. Surtout en temps de pandémie, la solidarité est essentielle.
Revenons maintenant à l’Europe, et aux politiques migratoires et d’asile mises en œuvre par les États européens. Comme on le sait, surtout depuis 2015, les États membres de l’Union ont promu une externalisation croissante des politiques migratoires et d’asile, rendant leurs frontières de plus en plus inaccessibles. La récente position danoise sur l’externalisation des demandes d’asile dans les pays tiers a fait couler beaucoup d’encre. Que peut faire le HCR pour aider l’Europe à remettre les droits de l’homme et des réfugiés au centre ?
Il y a plusieurs éléments fondamentaux par rapport à notre position et à la situation en Europe, surtout en matière de pushbacks, de risque d’externalisation et sur les solutions à trouver, notamment à la lumière du nouveau Pacte sur les migrations et l’asile de la Commission. Depuis longtemps, nous avons alerté sur les pushbacks qui se passent aux frontières européennes et sur la nécessité de mettre en place des mécanismes de monitoring et d’investigation indépendante pour voir ce qu’est la situation. Aux frontières extérieures de l’Union, ces pushbacks sont extrêmement inquiétants : ils sont en effet contraires au principe fondamental de la protection des réfugiés, le principe de non-refoulement.
Dernièrement, nous avons aussi réaffirmé que l’HCR est fermement opposé aux efforts qui visent à externaliser ou délocaliser les obligations en matière d’asile et de protection internationale vers d’autres pays. Cette délocalisation va à l’encontre même de l’esprit de la convention de Genève, et du Pacte mondial pour les réfugiés, qui vise à un partage et pas à un transfert des responsabilités vers les pays qui accueillent déjà la majorité des réfugiés dans le monde. 86 % des réfugiés sont en effet accueillis par les pays en développement. Nous avons mis en garde sur les risques de l’externalisation et fermement condamné les politiques qui vont dans cette direction.
Le jour même de l’adoption de la loi sur l’externalisation de l’asile par le Parlement danois, Filippo Grandi a fait une déclaration mettant en garde sur les risques de l’externalisation.
Quelles sont maintenant les solutions ? Nous l’avons largement souligné, le Pacte européen est extrêmement important : il insiste sur la nécessité de coordonner la responsabilité partagée et la solidarité entre les États. Le Pacte reconnaît un principe humanitaire fondamental du droit international aux frontières extérieures et dans les mers qui entourent l’Europe : celui de sauver des vies. Nous devons trouver des moyens communs pour sauver des vies en Méditerranée et, surtout, ne pas criminaliser les ONG qui le font. Nous ne devons pas pousser ou retarder les débarquements dans des pays qui ne sont pas sûrs : notre position à cet égard est claire, il est essentiel que les personnes secourues en Méditerranée soient débarquées de manière rapide et prévisible dans des ports sûrs, et les ports libyens ne sont pas sûrs. Pour ce faire, nous avons besoin d’un mécanisme clair pour les débarquements, mais aussi d’un mécanisme pour partager la responsabilité entre les États européens. Nous avons déployé beaucoup d’efforts pour encourager un tel système durable. Mais n’oublions pas que 90 000 personnes sont arrivées en Europe l’année dernière par la mer : même si le nombre de personnes a diminué au cours des dernières années, la situation en Méditerranée est dramatique et nous devons trouver des solutions urgentes pour sauver des vies. Mais il faut tout remettre dans le contexte mondial, dans le contexte des chiffres de déplacement dont nous avons parlé.
Pensez-vous que le Pacte parviendra réellement à résoudre ces problèmes et les énormes difficultés liées au règlement de Dublin ?
Oui, le Pacte peut en effet être une solution. Considérez que maintenant, il doit encore être développé, il y a beaucoup de travail à faire. Nous avons travaillé avec les institutions européennes pour apporter notre soutien et notre expertise à la recherche de solutions durables, à une réforme du système d’asile européen. Le règlement de Dublin a en effet été adopté dans une situation différente et il est resté, malgré le fait que le contexte en Europe ait changé. L’enregistrement des demandes d’asile dans le premier pays d’arrivée des demandeurs d’asile n’est pas un système viable en Europe : ce sont les États frontaliers, les États riverains de la Méditerranée qui doivent ainsi assumer une grande partie de la responsabilité, laquelle devrait au contraire être partagée. N’oublions pas, cependant, que le règlement de Dublin contient également des dispositions très importantes, telles que celles relatives à la réunification familiale. Il s’agit d’une question essentielle, surtout lorsqu’il s’agit de mineurs non accompagnés.
Cependant, il reste difficile de voir comment un système d’asile européen véritablement nouveau peut être réalisé à la lumière des développements politiques nationaux en matière de migration. Par exemple, dans beaucoup d’États d’Europe, des partis républicains, nullement extrêmes, proposent des moratoires sur l’immigration – comme plusieurs membres des Républicains en France ainsi que le négociateur du Brexit Michel Barnier. En Italie, sous le gouvernement Draghi, les saisies et les détentions administratives à l’encontre des navires des ONG étaient nettement plus élevées que lorsque Matteo Salvini était ministre de l’Intérieur. Comment le HCR se positionne-t-il par rapport à ce débat ?
Tout d’abord, nous devons nous rappeler les obligations internationales. Lorsque nous parlons de migration, nous parlons de flux mixtes : il y a des personnes qui viennent en Europe pour des raisons économiques et familiales, et il y a des personnes qui fuient les persécutions et la guerre. C’est pourquoi nous insistons tant sur l’importance du terme “réfugié”, et sur l’importance de garantir l’accès à l’asile et à la protection conformément aux obligations pertinentes. Nous ne devons pas oublier la raison pour laquelle ces personnes viennent, et qu’elles doivent être protégées. Aux partis qui pensent pouvoir ignorer les obligations internationales, il est important de rappeler ces éléments.
Revenons un instant sur la manière dont le travail du HCR a changé à l’époque du Covid-19. Comment les migrants et les réfugiés ont-ils été particulièrement touchés ? Quelles sont les perspectives pour les vaccins ?
Le mot-clé, encore une fois, est l’inclusion. Nous ne visons pas un programme de vaccination spécifique pour les réfugiés, mais l’inclusion de tous – y compris les réfugiés – dans les politiques nationales de réponse à la crise du Covid-19. Il est fondamental d’inclure les réfugiés dans les programmes de vaccination, mais aussi dans les plans de relance économique en travaillant ensemble pour trouver des solutions.
Quand on pense à la pandémie, on pense d’abord aux conséquences sanitaires : en tant qu’acteurs humanitaires, nous avons fait un travail important pour aider les États à inclure les réfugiés dans les plans de santé. Nous nous sommes également efforcés de garantir l’accès à des produits de base tels que l’eau, le savon et une bonne information afin de prévenir la propagation du virus. Nous ne savons toujours pas quel sera l’avenir de la pandémie : il y a encore des régions où de nouvelles vagues se produisent, et le travail humanitaire restera central. Cependant, outre ces problèmes de santé, nous avons également constaté des conséquences très graves d’un point de vue socio-économique, qui ont un impact très fort sur le bien-être des réfugiés.
De nombreux réfugiés travaillent dans le secteur informel, et c’est là que les emplois ont été perdus en premier : beaucoup se sont donc retrouvés sans travail et sans ressources pour satisfaire tous leurs besoins quotidiens. Dans certaines régions, des familles nous ont dit qu’elles avaient adopté des stratégies de survie drastiques, réduisant le nombre de repas par jour, et que les parents renonçaient à la nourriture pour permettre à leurs enfants de manger. Ces conséquences sont vraiment terribles sur le bien-être des personnes, avec des impacts à long terme liés à la fois à la nutrition et à la santé mentale. Nous avons réagi en renforçant nos programmes d’aide aux réfugiés les plus vulnérables, en leur donnant aussi un petit soutien économique dans différentes parties du monde.
La perte de revenus des parents, ainsi que la fermeture des écoles, ont eu aussi une conséquence sur l’accès des enfants à l’éducation. Nous craignons de voir un renversement des progrès réalisés ces dernières années pour augmenter le taux de scolarisation des enfants réfugiés. C’est particulièrement vrai pour les filles : lorsque les familles n’ont plus les moyens de subvenir à leurs besoins et de payer les frais de scolarité ou les uniformes, les enfants peuvent être poussés à travailler. Cela signifie une perte de protection pour les enfants et surtout pour les filles : nous constatons en effet une augmentation des mariages et des grossesses précoces. Il est essentiel de soutenir les familles et de continuer à investir dans l’éducation, mais aussi dans le plaidoyer pour promouvoir la scolarisation des filles. Il s’agit d’un effort collectif, impliquant le gouvernement, les enseignants, les acteurs locaux, les ONG.
En ce qui concerne le travail du HCR, nous avons l’habitude de répondre aux crises humanitaires dont la Covid-19 est un exemple flagrant. Cependant, la situation pandémique était sans précédent : nous avons dû répondre à des urgences dans tous les pays en même temps. Même là où l’urgence n’avait pas encore éclaté, nous avons dû mettre en place des plans spécifiques car il était clair qu’il s’agissait d’une crise mondiale. Cela a impliqué une énorme mobilisation de ressources financières et humaines. Les conséquences ont également été importantes pour le personnel du HCR, qui a très souvent été séparé de ses familles et est resté sur place jusqu’à un an. Il y a eu un énorme investissement aussi en ces termes, mais dans tous les pays du monde, nous avons essayé de promouvoir des solutions à la pandémie. Même en France, nous nous sommes mobilisés avec un partenaire gouvernemental – la délégation interministérielle à l’accueil et à l’intégration des réfugiés – et avons mis en place une plateforme de coordination avec les ONG pour évaluer comment adapter la réponse humanitaire à la pandémie, partager les bonnes informations, essayer de comprendre comment ne pas suspendre l’éducation et l’enseignement du français, maintenir une condition sociale satisfaisante, prendre soin de la santé mentale. Ce qui est fondamental, c’est que nous travaillions ensemble et que tous les acteurs de la société puissent s’engager : c’est exactement ce que prévoit le Pacte mondial sur les réfugiés, qui devient encore plus crucial.
Outre la situation de pandémie, quelles sont les crises les plus graves et inquiétantes qui doivent faire l’objet d’une attention accrue aujourd’hui ? Comment le HCR s’efforce-t-il d’y répondre en centrant les réfugiés de manière intégrée ?
Parmi les situations qui nous préoccupent le plus – qu’elles soient nouvelles ou qu’elles perdurent – et pour lesquelles nous demandons des solutions, il y a sans aucun doute la situation au Sahel, avec d’énormes besoins humanitaires en matière d’aide d’urgence, d’accès à la nourriture et à l’eau, mais aussi de soutien à la scolarisation et en matière de prévention des violences sexuelles. Les chiffres sont difficiles à établir, mais il y a eu récemment une augmentation du nombre de femmes victimes de violences sexuelles : il est urgent de trouver des solutions.
Il existe également des situations de déplacement qui nous préoccupent particulièrement : au Mozambique, au Tigré, en République démocratique du Congo et en RCA. Il est aussi important de rechercher des solutions pour les situations de déplacement prolongé ; pensons, par exemple, aux réfugiés afghans, dont la situation nationale est très préoccupante. Il est essentiel que la communauté internationale n’oublie pas les Afghans en ce moment crucial, car les conséquences pourraient être terribles en cas d’échec des négociations de paix. Mais aussi la Syrie : après dix ans de conflit, il y a toujours un besoin énorme de soutenir les réfugiés syriens dans les pays tiers. Nous nous engageons également à faire appel aux gouvernements du monde entier pour trouver des solutions à ces situations : l’inclusion des réfugiés dans les programmes nationaux de santé et d’économie, la protection des femmes réfugiées en travaillant sur l’accès à l’économie et à l’éducation, mais aussi sur la prévention de la violence et des inégalités de genre auxquelles elles sont plus vulnérables en raison du déplacement et des traumatismes qu’elles ont subis. Et enfin, il ne faut pas oublier les enfants : comme je le disais, 42 % des déplacés sont des enfants, qui risquent de passer de longues années en exil car les crises, comme nous l’avons vu, ont tendance à se prolonger. Il y a tant d’enfants qui grandissent en exil et qui deviennent adultes en étant déracinés. Nous avons besoin de plans pour les protéger, pour leur garantir l’accès à l’éducation et pour leur permettre de mettre leurs talents au service du bien-être du pays où ils se trouvent et, si jamais ils peuvent et souhaitent rentrer chez eux, de celui de leur propre pays.