Michel Barnier, la froide raison européenne
Sans doute à cause d’une plume trop austère, Michel Barnier peine à faire vivre dans son journal l'enthousiasme pour le projet européen qu'il appelle de ses vœux, et à insuffler de la vie à son évocation des arcanes de la bureaucratie de l’Union.
Ceux qui se plongent dans La grande illusion, journal secret du Brexit (2016-2020) de Michel Barnier pour y trouver des confessions, des portraits décapants, ou encore des conseils pour bien réussir une négociation seront déçus. Celui qui a dédié quatre ans de sa vie à organiser la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne n’est manifestement pas un héritier du duc de Saint-Simon : Michel Barnier n’a ni de comptes à régler avec ses contemporains, ni de passion pour les portraits littéraires. Ursula von der Leyen est ainsi sobrement décrite, en quelques mots lapidaires qui donne une idée du style du journal : « C’est une femme expérimentée et déterminée. » (p. 334). Et ce sera tout ce que le lecteur obtiendra. Il se montre plus lyrique sur Theresa May, martyre du Brexit, qui l’a visiblement attendri dans sa lutte désespérée pour faire voter l’accord qu’elle avait négocié. Les quelques phrases qu’il lui consacre à l’occasion de leur première rencontre font partie de ce que l’on trouve de plus poussé en termes d’affects et de révélations dans cette imposante somme de cinq cent pages (si l’on excepte les piques récurrentes contre les Brexiters honnis, Nigel Farage en tête) :
Cette femme très directe, convaincue de ce qu’elle dit, veut imposer son autorité, comme elle vient de le démontrer en provoquant des élections anticipées. (…) Pour tout dire, elle me marque d’emblée par sa force, son élégance, mais aussi une certaine rigidité dans la silhouette et dans les attitudes. En la saluant, je ne peux pas m’empêcher de regarder ses chaussures. Cela fait maintenant des semaines que les femmes de mon équipe me parlent de ses escarpins aux motifs zèbre ou léopard. (p. 71)
Hormis de petits écarts romanesques comme celui-ci, ce journal « secret » du Brexit est avant tout un compte-rendu méticuleux et souvent aride du quotidien d’un bureaucrate européen devant faire face au plus grand champ de bataille diplomatique de ces dernières décennies. Pour accomplir la lourde tâche que lui a confiée Jean-Claude Juncker, Barnier parcourt les capitales européennes (et s’autorise d’ailleurs des commentaires touristiques : « cette belle ville de Rome » p. 128, « Stockholm, belle ville froide et ensoleillée », p. 398). Il écume les conférences de presse, les sommets européens, les réunions d’équipe. C’est à une véritable odyssée administrative qu’il nous convie. Tout au long de cette éreintante lecture, dont on sait gré à l’auteur de nous remercier (« à vous qui avez eu la persévérance de lire ce long Journal jusqu’au bout », p. 530), on trouve évidemment quelques beaux passages d’autoglorification. On apprend ainsi que Michel Barnier avait anticipé la démission du pape Benoît XVI (« J’ai trouvé le pape réellement fatigué. Est-il imaginable qu’un pape démissionne ? » p. 187) et qu’il a été à l’initiative du Green deal européen (« Je crois que je suis le premier ce jour-là à importer l’idée du Green New Deal, défendu aux États-Unis par Alexandria Ocasio-Cortez, dans le grand débat européen. » p. 264).
Plus sérieusement, la lecture de ce journal nous renseigne évidemment sur la manière dont Barnier a pensé son action, sur les difficultés qu’il a rencontrées, et sur sa conception de l’Union européenne. Pour ce qui est des difficultés, Barnier porte un regard particulièrement sévère sur la classe politique britannique. De David Cameron à Boris Johnson, les hommes politiques du Royaume-Uni se sont selon lui montrés irresponsables et inconséquents, mus par leur intérêt personnel davantage que par le bien commun. Alors qu’en novembre 2018 les équipes britanniques et européennes s’approchent d’un accord (qui sera par la suite rejeté par le Parlement britannique), il livre ce constat cinglant :
Il y a décidément quelque chose de détraqué dans le système britannique. Voilà maintenant près de deux ans et demi qu’une majorité de Britanniques ont voté le Brexit sous l’impulsion d’hommes politiques comme Dominic Raab, et tous les jours qui passent démontrent qu’ils n’en ont pas mesuré les conséquences ni les enjeux. (…) Je trouve toujours insensé qu’un grand pays comme le Royaume-Uni mène une telle négociation et prenne une telle décision, aussi grave pour son destin, sans avoir une vision claire et une majorité pour la soutenir, ni au sein du gouvernement, ni au sein du Parlement. (p. 266).
Enfin, dans leur hypocrisie, les hommes politiques britanniques ont imposé au Royaume-Uni un Brexit contraire aux aspirations premières des partisans du « Leave ». Ces derniers, globalement hostiles à la mondialisation incarnée selon eux par l’Union européenne, ont finalement écopé du projet de « Global Britain », le Brexit internationaliste et libéral porté par Theresa May puis par Boris Johnson. Ce tour de passe-passe est qualifié par Barnier de « grand malentendu », malentendu qui finira par avoir des conséquences politiques au Royaume-Uni.
Le négociateur européen ouvre son livre sur cette citation du Roi Lear de Shakespeare : « Faites entrer la Folie, bannissez la Raison ! ». Le Brexit est pour lui un choix irrationnel, et les Britanniques ont agi contre leur intérêt en le poussant jusqu’à son terme. La raison, « bannie » du Royaume-Uni, est selon lui du côté de l’Union européenne. Face aux innombrables défis du XXIème siècle (et notamment « le changement climatique et les pandémies, les mutations industrielles et technologiques, les défis de la migration, de la puissance invisible des marchés financiers ou du terrorisme » p. 21), l’Union européenne est une échelle nécessaire et inévitable pour toute action politique d’envergure : « la grande illusion est de penser que l’on peut s’en sortir seuls face aux transformations du monde, souvent brutales » (p. 17).
Cependant, en dénonçant cette irrationalité supposée des Britanniques, Barnier risque de passer pour l’incarnation d’une froide raison européenne, insensible aux sentiments politiques et aux aspirations des peuples. Aussi, Barnier appelle, de manière attendue, à la lucidité sur les limites de l’Union européenne, dénonçant « une Europe qui a trop longtemps prôné la dérégulation et l’ultralibéralisme, sans se préoccuper suffisamment des conséquences sociales et environnementales » (p. 19). Il souligne également que le projet européen doit être un projet de passion autant que de raison, notamment à l’aide d’une référence appuyée au général De Gaulle, mentionné pas moins de trente et une fois dans le journal. Il ose même en introduction la phrase « toute ma vie, je me suis fait une certaine idée de l’Europe ». Du Général, Barnier tire l’idée que l’Union européenne, pour être forte, doit être grande. « Nous devons retrouver l’ambition qui a porté la construction européenne et bâtir de nouveaux biens communs, à 27 » (p. 22), déclare t-il, tout en restant relativement flou sur la nature de cette ambition nouvelle.
Cependant, sans doute à cause d’une plume trop austère, Barnier peine à faire vivre dans son journal cet enthousiasme souhaitable pour le projet européen, et à insuffler de la vie à son évocation des arcanes de la bureaucratie de l’Union. Et le lecteur se plaît à imaginer le journal que Boris Johnson, qualifié de « personnage baroque » par Barnier, et son opposé en tout point, fera peut-être des mêmes événements.