Que ce soit dans vos écrits critiques ou dans votre travail artistique, et quoique la frontière soit souvent poreuse, vous semblez toujours vous employer à montrer l’interpénétration profonde entre les arts (musique, théâtre, cinéma, roman). Comment avez-vous conçu cette approche totale ?

Disons que ce n’est pour moi presque pas une démarche réfléchie, ou consciente. Cela vient naturellement, et, instinctivement, je vois assez difficilement comment on peut séparer les choses. Et j’éprouve une certaine réticence — et encore le mot n’est pas assez fort ; disons que je suis parfois effrayé par la technicité et l’hyperspécialisation du savoir contemporain. Selon moi, cela aboutit parfois à isoler des choses qui ne peuvent être isolées. Par exemple, à l’époque où je travaillais sur le théâtre, je me suis tout particulièrement intéressé au théâtre baroque car cela me permettait de proposer un modèle de théâtralité : je trouvais en effet que le drame du théâtre contemporain était de s’éloigner de la théâtralité, de l’essence de ce qui est théâtral. Mais quand j’ai commencé à faire des recherches sur le théâtre baroque, j’ai trouvé qu’il était impossible de  faire une recherche technique uniquement sur la déclamation, sur la prononciation ou encore sur la gestuelle. Tout cela n’avait de sens que dans le contexte de la civilisation baroque, et il fallait donc que je me donne une image globale de cette civilisation, c’est-à-dire qu’il me fallait en comprendre tous les arts, la pensée, les structures politiques. Il me semble que cette approche est valable pour toute recherche intellectuelle.

Entre le Londres élisabéthain, Paris, Lisbonne, Lugano et son lac, Rome, les brumes du Pays-Basque, votre œuvre dessine en quelque sorte une géographie européenne secrète. Pourriez-vous nous la commenter ? Des connexions (visibles ou invisibles) unissent-elles ces lieux dans votre esprit ? 

Tout d’abord, je me sens en effet profondément européen. Je crois que je le sentais même quand j’étais enfant et adolescent en Barbarie1. Pour moi l’Europe, c’était la réalité, et ce qui m’entourait était irréel, cela n’existait pas réellement. Et effectivement, j’ai trouvé une sorte de fil conducteur à travers les civilisations européennes qui passe beaucoup par des lieux – je suis très sensible aux lieux. Pour moi, ce fil conducteur part de la Grèce Antique. Il passe par Rome, qui a surtout été une courroie de transmission :  je ne pense pas que Rome ait apporté grand-chose à la civilisation européenne, mises à part les langues néo-latines, qui sont pour moi l’épicentre de la civilisation européenne.

Et, justement, l’Angleterre de l’époque de Shakespeare était encore rattachée à ce centre. À partir de la fin du XVIIe siècle, elle est complètement devenue un pays du Nord, voire un pays qui s’est isolé de l’Europe ; mais au Moyen-Âge et aux XVIe-XVIIe siècles, au début du XVIIe siècle, c’était encore une terre très liée aux pays latins. L’idiome sonore de ce pays est en fait un patois, un créole qui est un mélange d’une base saxonne avec un superstrat latin très important, par le français. Donc c’est vraiment un patois, au sens littéral de ce terme, qui lui donnait une ouverture sur le monde latin. 

De l’autre côté de la carte, je trouve que les pays de l’Europe Centrale sont aussi intéressants par la manière dont ils ont pu interagir avec cette civilisation qui, originellement, linguistiquement du moins, et même culturellement, était plus loin d’eux. 

Mais, alors que votre Europe semble souvent se confondre avec la latinité, se pose la question de votre fascination pour le Pays basque, qui est un isolat linguistique complet.

Oui, mais c’est un peu l’Europe d’avant, et cette strate-là est aussi très présente en fait. Cela induit un certain rapport à la nature, à la terre. Je crois qu’au Pays Basque est resté vivant un élément païen. Et puis la langue basque est fascinante. Quoique je l’aie étudiée, je n’ai pas réussi à la maîtriser. C’est une façon de voir le monde qui est complètement différente de la nôtre, marquée par la structure des langues indo-européennes. Passer par cette langue complètement différente fait beaucoup réfléchir. Je dis toujours qu’en basque — mais c’est aussi le cas des langues finno-ougriennes — la langue structure la pensée à l’envers. L’ordre des mots est presque contraire à celui qu’on lui donne dans nos phrases : on commence par l’aboutissement, et l’on remonte vers la cause.

Il y a aussi quelque chose que les linguistes appellent l’ergativité. C’est l’existence d’un cas qui s’appelle l’ergatif, mais qui est très signifiant quant à la manière de penser. Dans toutes les langues indo-européennes – et c’est encore plus clair dans celles qui sont déclinées –, le cas qui définit le sujet dans son existence, c’est-à-dire le cas sujet d’un verbe intransitif comme « être », c’est le nominatif. Et pour un verbe transitif, le sujet de l’action reste le nominatif, et l’objet de l’action est l’accusatif. Mais en basque, il y a un cas pour les verbes intransitifs, qui s’appelle l’absolutif, puisqu’il définit l’être, mais quand le verbe est transitif, l’absolutif devient le complément d’objet direct et le sujet devient un cas qui n’existe qu’en basque, l’ergatif.

Je crois que cela pèse sur la manière dont on se représente le monde. Cela signifie que dans la structure indo-européenne, être veut dire agir, puisque c’est le même cas. Mais dans la structure basque, être signifie subir. Je pense que c’est une trace d’un état très ancien de l’humanité, préservé dans cette langue, qui devait exister sous une certaine forme il y a des dizaines de milliers d’années. À ce moment-là l’être humain était l’objet de la nature, des dieux et de toutes sortes de forces. Je crois que cela renvoie une image de soi qui est plus modeste et qui voit l’homme comme une créature jetée dans la nature. C’est un sentiment que nous avons perdu, alors même qu’il est très important, surtout au moment où nous sommes pris dans cette crise sanitaire, qui nous rappelle justement que nous sommes des créatures qui existent dans la nature. Je crois que le basque contient ce sentiment. 

Finalement, il y a quelque chose, au Pays basque, qui me parle. C’est une nature harmonieuse d’où se dégage une grande force. Dans les Alpes, par exemple, je me sens toujours angoissé. Mais au Pays basque ce n’est pas une nature angoissante : elle est puissante et il faut la respecter, mais si on la respecte, on trouve sa place dedans. Et je crois que cela se retrouve dans la langue basque.

Il y a quelque chose, au Pays basque, qui me parle. C’est une nature harmonieuse d’où se dégage une grande force. Dans les Alpes, par exemple, je me sens toujours angoissé. Mais au Pays basque ce n’est pas une nature angoissante : elle est puissante et il faut la respecter, mais si on la respecte, on trouve sa place dedans. Et je crois que cela se retrouve dans la langue basque.

Eugène Green

Vous vous décrivez parfois comme un « artiste européen d’expression française ». Qu’entendez-vous par cette formule ? Qu’est-ce qu’un artiste européen pour vous ? Y aurait-il une forme de sentiment d’exil dans cette manière de se sentir européen ?

Oui je pense qu’il y a quelque chose de cela. Je me sens par exemple très proche de Rilke que j’ai en partie relu récemment. D’abord, il est né à Prague, qui est aussi une ville qui me parle beaucoup : elle est au centre de l’Europe et de nombreuses influences européennes se croisent dans cette ville et dans la culture de la Bohême. À sa naissance, Prague faisait partie d’un ensemble, l’Empire austro-hongrois, qui a disparu. En même temps, il était parfaitement francophone et il écrivait parfois en français. Paradoxalement, à une époque marquée par le nationalisme et le chauvinisme les plus exacerbés, il faisait partie, avec d’autres, de ces esprits qui ont compris ce que c’était que d’être européen.

J’ai lu cet été ses Lettres à une amie vénitienne, dans laquelle on sent qu’ils sont tous les deux Européens. Ils sont attachés à une tradition, qui vient de leurs langues respectives, et, en même temps, on perçoit que, par ces identités, ils appartiennent à quelque chose de plus large, qui est l’Europe. Oui, je ressens une affinité avec eux, et en ce moment je me sens de plus en plus déboussolé, et un peu isolé, parce que ce sentiment européen disparaît complètement, et j’ai même l’impression que la civilisation européenne disparaît. 

Quand je suis arrivé en Europe à la fin des années 1960, la France comme l’Europe existaient très pleinement. Bien évidemment, c’était à situer dans un contexte historique précis, les années 1960, mais cela existait vraiment. Et j’ai vu arriver à partir des années 1980 une déculturalisation de l’Europe qui est venue de la Barbarie et qui était d’autant plus violente qu’elle était sournoise et invisible. Quand on est occupé par une armée, il y a quelque chose de très net, on voit les soldats, on voit les armes, et donc il faut choisir : soit on accepte l’occupation ; soit on est contre mais on ne résiste pas ; soit on est contre et on résiste. Mais l’occupation barbare que l’on appelle la mondialisation – et qui est en fait une barbarisation universelle – s’est faite sans violence apparente.

Lorsque je suis arrivé à Paris à la fin des années 1960, la population était encore très consciente des différences entre l’Europe et la Barbarie. Et puis, à partir de la génération des années 1980, quelque chose s’est lissé. Nous en sommes arrivés au point où nous cherchons de plus en plus à émuler et à imiter les barbares, en nous imaginant que la modernité et le sens de l’histoire se trouvent là.

Votre discours sur les États-Unis est extrêmement violent. Vous ne sauvez rien de l’énorme production culturelle de ce pays ?

Non. Bien sûr, il y a des gens qui sont un peu plus évolués, un peu plus sensibles et qui voudraient résister, mais ils n’ont pas de base pour résister parce qu’ils sont immergés dans un monde profondément barbare. Donc ils veulent résister, ils sont conscients à un certain niveau de l’atrocité de la Barbarie, mais en même temps, elle est complètement infusée en eux, et du coup je ne vois pas de produit culturel barbare qui me parle. J’ai vu pour la première fois, récemment Citoyen Kane. Je trouve ce film complètement creux : Puits2 s’est contenté de copier des plans qu’il a vus dans les films européens des années 1920 et 1930. Cela en fait un ramassis de plans, très jolis d’ailleurs, mais cela n’a aucun sens profond, et le scénario est très profondément barbare.

Je crois que je le mettrais dans la triade des trois pires films que j’aie jamais vus — je ne compte pas les navets ou les séries B bien sûr mais des films qui ont un immense écho en Europe, et surtout en France : Citoyen Kane, Vertigo, et Mulholland Drive.

Revenons à la France. Vous avez déjà dit que, lorsque vous êtes arrivé ici, vous vous êtes rendu compte que le français vous appartenait et que vous apparteniez au français. Pourriez-vous tenter de mettre des mots sur le sentiment que vous avez éprouvé ? Comment sent-on qu’une langue ne nous appartient pas ? 

Ce sont des choses tellement profondes et tellement instinctives que c’est difficile à exprimer. J’utilise toujours la métaphore platonicienne, c’est-à-dire que quand j’ai appris le français, je n’avais pas l’impression d’apprendre quelque chose d’inconnu mais de me souvenir de quelque chose qui était enfoui en moi. Je trouve ce même sentiment avec le portugais, que je peux parler et lire, mais que je ne maîtrise pas complètement. Et ce sont des choses qui ne s’expliquent pas vraiment. Pourquoi ces deux langues en particulier ?

J’utilise toujours la métaphore platonicienne, c’est-à-dire que quand j’ai appris le français, je n’avais pas l’impression d’apprendre quelque chose d’inconnu mais de me souvenir de quelque chose qui était enfoui en moi. Je trouve ce même sentiment avec le portugais, que je peux parler et lire, mais que je ne maîtrise pas complètement. Et ce sont des choses qui ne s’expliquent pas vraiment.

Eugène Green

Lorsque j’étais enfant et adolescent en Barbarie, la seule langue que je pouvais bien lire c’était l’anglais, donc la culture me venait en grande partie à travers la langue anglaise. Et je construisais un peu dans ma tête une Grande-Bretagne mythique puisque j’étais malheureux là où j’étais. Mais dès que j’ai mis les pieds sur le sol de la Grande-Bretagne, j’ai compris que cette langue n’était pas moi. Aujourd’hui encore, si je peux trouver du plaisir à lire Shakespeare ou John Donne, ou même quelques auteurs du XXe siècle, l’anglais reste très loin de moi : cela ne résonne pas. C’est une langue qu’on m’a imposée, mais qui n’était pas là à l’origine. 

Dans ses notes sur le cinématographe, Bresson écrit cette sentence : « Intonations de voix, mimiques, gestes que conçoit l’acteur avant et pendant. » Alors que, de votre propre aveu, Bresson est le cinéaste qui a eu le plus d’influence sur vous, comment comprenez-vous cette maxime ?

«  Acteur » avait une connotation péjorative pour lui : quand on joue à la façon de ce qu’il appelait un acteur, on a fait un gros travail intellectuel avant d’arriver devant la caméra, et donc ce que la caméra capte est quelque chose de purement intellectuel et d’extérieur. Maintenant qu’existent des robots performants, on pourrait leur apprendre à faire exactement la même chose.

Ceci dit, à la différence de Bresson, je ne crois pas qu’un acteur professionnel soit incapable de faire ce qu’il voulait. Ce qu’il faisait avec des amateurs, je cherche à le faire avec des acteurs. Mais, souvent, mes personnages sont très jeunes, donc la ligne entre professionnalisme et amateurisme est ténue, parce que ce sont des gens qui ont parfois suivi des cours de théâtre mais ne sont pas encore des acteurs confirmés. Quand je travaille avec des acteurs confirmés, il est effectivement nécessaire qu’ils se défassent de certaines choses. Mais de bons acteurs — enfin, disons les acteurs avec lesquels je m’entends, et que je considère donc comme de bons acteurs — sont capables de faire cela. Mais il faut une certaine volonté de leur part. 

Ce que je cherche, et ce que cherchait Bresson, c’est quelque chose qui est très profondément en eux, et qui ressort au moment de la prise. Je fais très peu de préparation avec eux et je refuse de leur donner des explications psychologiques sur leurs personnages comme ils le demandent souvent. Je l’ai fait sur mon dernier film que j’ai tourné il y a presque deux ans, mais qui n’est pas encore sorti à cause de la pandémie. Mais c’était avec de jeunes acteurs basques, qui étaient vraiment des non-acteurs. Exceptionnellement je leur ai donc donné quelques explications psychologiques, mais c’était surtout dans le but de les empêcher de se perdre dans une tentative personnelle d’explicitation psychologique. 

Par ailleurs on fait très peu de travail sur le texte, et ce qu’on fait est purement technique, c’est-à-dire qu’on ne fait qu’une lecture du scénario avec tout le monde. Je n’interviens que s’ils commencent à prendre des intonations caractéristiques du «  jeu psychologique », c’est-à-dire ce moment où les acteurs prennent des intonations qu’on ne prendrait pas en parlant naaturellement, et qu’ils adoptent dans le but de masquer le scénario, de faire semblant qu’ils sont en train d’inventer le texte. C’est parfaitement antinaturel. 

L’une des caractéristiques de vos films dérive du soin particulier que vous apportez à la diction de vos acteurs, si châtiée qu’elle provoque un effet d’étrangeté, une forme de mise à distance. Cette attention portée à la langue dérive-t-elle de votre travail sur la « parole baroque » ? Trouvez-vous qu’autrement on n’entendrait plus les mots, ou bien est-ce lié à la très faible accentuation du français ?

Avant toute chose, la diction que j’utilise au cinéma n’a rien à voir avec le théâtre baroque. Je lis souvent que je fais jouer les acteurs de cinéma avec la diction baroque ; c’est tout à fait faux. C’est une diction qui est pour moi propre au cinéma, qui est très différente de la diction théâtrale en général, et, en particulier, de la diction baroque. 

Mais il y a une sorte de matérialité de la parole, et je veux que l’acteur en soit conscient pour entrer dans cette matière. Pour moi, il y a là quelque chose de physique. Dans le cinéma contemporain, et notamment dans le cinéma français, il y a une tendance bizarre dans la diction : pour faire naturel on ouvre à peine la bouche. Je veux au contraire que mes acteurs articulent, pas avec emphase, mais simplement que chaque syllabe soit là pour que l’acteur rentre dans la parole et qu’à son tour la parole rentre dans l’acteur.

Dans le cinéma contemporain, et notamment dans le cinéma français, il y a une tendance bizarre dans la diction : pour faire naturel on ouvre à peine la bouche. Je veux au contraire que mes acteurs articulent, pas avec emphase, mais simplement que chaque syllabe soit là pour que l’acteur rentre dans la parole et qu’à son tour la parole rentre dans l’acteur.

Eugène Green

Ensuite, ce qu’on appelle une diction châtiée, c’est simplement que mes acteurs font des liaisons. C’est apparemment si surprenant qu’à chaque fois que je présente un de mes films, on me pose une question. Si elle est posée aimablement, je réponds. Ce n’est pas quelque chose d’absolument essentiel et cela ne vient pas du théâtre baroque. Mon premier film, Toutes les nuits, fut une aventure assez démente. Je n’avais jamais fait d’école de cinéma, je n’avais jamais travaillé sur un tournage, je n’avais jamais fait de court-métrage, et je l’ai tourné à 50 ans. La principale conséquence de tout cela était que je demandais aux acteurs et aux techniciens de faire des choses qu’on ne fait normalement pas. 

Il fallait donc que je trouve vite des astuces pour aider tout le monde à entrer dans mon projet et pour montrer que ce n’étaient pas des lubies ou des caprices. Autrement dit, je voulais montrer que je savais ce que je voulais. Au début, les acteurs tombaient spontanément dans le jeu psychologique. Je leur ai donc demandé de rendre la langue un peu moins « naturelle ». Le scénario facilitait quelque peu le travail car j’avais recours à des formes grammaticales peu usuelles, ce qui créait un décalage. Mais pour créer un décalage supplémentaire, phonétique cette fois, je leur ai demandé de faire certaines liaisons qu’ils n’auraient pas faites naturellement. C’était des liaisons que l’on peut faire, que certaines personnes font encore, et que beaucoup de gens faisaient encore quand je suis arrivé en France. Au début, c’était un peu déconcertant — c’était ce que je voulais —, et puis les acteurs y ont pris goût, et ils ont commencé à faire des liaisons que je ne leur avait pas données. Comme j’ai le vice de la cohérence, je me suis dit que si l’on faisait quelques-unes des liaisons possibles, il valait mieux les faire toutes. Donc quand ils oubliaient d’en faire une je leur demandais de le faire, et cela marchait très bien. Cela n’avait rien d’appuyé, justement, ou d’intellectuel : cela semblait être une façon naturelle de parler. Et donc j’ai continué à le faire sur mes films suivants. 

C’était la première partie de votre question, la deuxième partie était sur le français. Le français est effectivement la seule des langues européennes, en fait, qui n’a pas d’accent fixe sur les syllabes, à part l’accent que l’on pose avant l’arrêt de la voix. C ’est donc un accent par groupe de syllabes. Il y a un accent, mais qui arrive, si l’on dit un mot isolé, sur la dernière syllabe, et si l’on dit un groupe de mots, sur la dernière syllabe prononcée. Disons donc que le français est déjà une langue plus neutre, mais je demande aux acteurs de le retenir, d’atténuer l’accentuation, pour qu’ils n’essaient pas de mettre des accents d’affects, qui viennent toujours d’une pensée intellectuelle. 

Par contre je leur demande de suivre l’intonation naturelle, c’est-à-dire qu’il y a aussi en français un accent musical, sur certaines syllabes. C’est très fort sur la syllabe qui reçoit l’accent d’intensité, mais cela peut arriver sur d’autres syllabes, surtout si l’on dit des vers. Même en parlant, il y a un accent musical, comme en grec ancien, où l’on monte puis on descend. Et la valeur de la syllabe dans l’énoncé détermine l’intervalle, qui peut être plus ou moins important : c’est par exemple plus petit devant une virgule et plus grand devant un point. Je leur demande donc de vraiment exprimer cet accent musical, même s’il est un peu atténué. Mais s’ils commencent à prendre des intonations psychologiques — monter ou rester en suspens là où il y aurait normalement une descente —, je le corrige toujours. 

Mais ce n’est pas limité au français. Lorsque j’ai fait jouer des acteurs en portugais ou en italien, je leur ai demandé de travailler la diction de la même manière. 

Dans Faire la parole, l’écrivain basque Joseba Sarrionandia dit que « la langue et la politique [sont] la même chose » : considérez-vous qu’il y a une dimension politique dans votre propre travail sur la langue et sur la parole ?

Oui ! Dans le contexte actuel c’est certain. Mais dans tout contexte, il y a un rapport entre la langue et la politique. Au Pays basque c’est très clair, puisque c’est une langue qui n’a pas d’existence normale, ni d’un côté ni de l’autre des Pyrénées : aujourd’hui c’est peut-être un peu plus officiel du côté sud, mais c’est loin d’être normalisé, et du côté nord, l’approche française reste encore marquée par l’héritage de l’abbé Grégoire, de la Révolution, et d’une approche dite «  jacobine »… C’est également vrai dans le cas d’une langue comme le catalan, pour laquelle j’ai aussi beaucoup d’intérêt. Grâce au confinement, j’ai pu finir un long roman qui se passe en Catalogne, et j’ai écrit un scénario qui, s’il est jamais réalisé, le sera en catalan. Si l’on revient vers le centre de la question, il est clair qu’une langue comme le français, par le rôle qu’on lui a conféré, est éminemment politique.

Le français a d’abord été un instrument de domination. Après tout, le but avoué de l’abbé Grégoire était «  d’exterminer  » ce qu’il appelait les patois, c’est-à-dire en plus des dialectes régionaux du français, les sept langues autres que le français qui étaient parlées sur le territoire français à son époque. Dans un rapport adressé à la Convention, il écrivait ainsi : «  Le fédéralisme et la superstition parlent bas-breton ; l’émigration et haine de la République parlent allemand [c’est-à-dire l’alsacien-mosellan] . […] La Contre-révolution parle l’italien [c’est-à-dire le corse] et le fanatisme parle basque. Cassons ces instruments de dommage et d’erreurs. » Et je dois dire que cette politique a fini par aboutir dans le cas de l’occitan, ou du breton. Le basque résiste maintenant un peu mieux, mais c’est grâce à la présence de tous les Basques du côté sud qui ont une existence plus officielle en tant que Basques. C’est la part obscure de la langue française. Bien évidemment, ce n’est pas la langue en elle-même qui est coupable, mais la manière dont elle a été utilisée par le clergé de la Saintissime République classique, laïque et parisienne.

Mais en même temps, je défends la langue française puisqu’elle est elle-même très menacée maintenant par une sorte de délitement. On la transforme de plus en plus en un instrument de communication et d’échange économique, afin qu’elle joue le même rôle que le patois saxo-normand en Barbarie. Cela devient quelque chose de très politique. En France, je trouve que l’on demande trop aux artistes et aux intellectuels de signer des pétitions. Mais j’étais parmi les premiers à signer celle qui s’opposait au décret pris sous François Hollande qui autorisait l’utilisation des langues «  étrangères  » à l’Université. C’était d’une folle hypocrisie car « langues étrangères », cela signifiait l’anglais. C’est d’autant plus absurde que l’usage du basque est toujours interdit dans les universités du Pays basque à part dans les cours de langues et de culture parce que le basque n’est pas une langue «  étrangère  » mais une langue «  régionale  ». 

Dans votre cinéma, vous avez utilisé le français, le  basque, l’italien, le portugais et bientôt le catalan. Selon vous, ce qui unit ces langues, c’est qu’elles sont menacées ? 

Il y a une attache affective qui fait que je veux utiliser ces langues, mais en même temps il est vrai que je le vois comme une manière de les défendre. Le film que j’ai tourné en basque est seulement le deuxième film en langue basque qui aura une sortie nationale en France. Le réaliser, c’est aussi une manière de faire exister cette langue : cela rappelle aux Français que le basque existe, que c’est une culture propre, qui a son cinéma aussi. 

Encore aujourd’hui, la défense des langues régionales est souvent moquée ou regardée avec suspicion en France — souvent associée à un maurrassisme qui ne dirait pas son nom ou comme un complot européen contre l’intégrité nationale — tandis qu’un pays comme l’Espagne n’a toujours pas trouvé la paix sur sa diversité linguistique. Comment expliquer que l’on puisse considérer une langue comme une menace ? Est-ce une réaction devant la « menace », souvent discutée, que représenterait l’anglais global ? 

Je pense que c’est le résultat de la bascule de l’Europe au XVIIIe siècle, lorsqu’est née une civilisation non spirituelle, matérialiste et scientiste. Comme les humains ne peuvent pas vivre sans spiritualité – il y a une part de l’Homme, un creux en quelque sorte, qui attend la spiritualité –, quand la civilisation non seulement ne la donne pas mais la nie, quelque chose d’autre doit prendre cette place. On a donc créé une religion positiviste, matérialiste, qui était la religion des États. Les États sont quelque chose de complètement intellectuel, d’irréel en fait, fondés simplement sur des structures de pouvoir. Un peuple, c’est quelque chose de réel. Mais un peuple se constitue généralement par une identité linguistique qui forme toute une vision du monde et donc une culture. Un État, au contraire, c’est simplement une structure de pouvoir qui s’est imposée par la violence. Dans ce cadre-là, les langues minoritaires, qui rappelaient l’artificialité de la construction étatique, représentaient un danger. On trouve une réaction similaire dans les religions qui aspirent à une forme d’universalité et qui, du reste, se dotent de structures de pouvoir pour s’imposer. 

Dans un État moderne, une langue minoritaire est en quelque sorte une hérésie, et de la même manière que l’Église a poursuivi l’ensemble des hérésies dites cathares ou les pratiques païennes qui étaient associées à la sorcellerie, les États modernes ont combattu les langues. C’est pour cela que j’utilise d’une manière ironique cette expression, qui correspond à la réalité de « la saintissime République classique, laïque et parisienne ». Cela détourne la dénomination officielle de l’Église catholique, la « santissima Chiesa cattolica apostolica e romana ». On a créé en France – je prends l’exemple de la France mais il y aurait des choses similaires à dire pour l’Espagne – un État unitaire ou tous les citoyens devaient être pareils. Pour cela, il fallait une langue, une patrie, qui était la France, et comme  lieu qui déterminait ce qui était français et ce qui n’était pas français, Paris, la capitale. De la même manière que Rome détermine la doctrine de l’Église catholique, c’est depuis Paris que l’abbé Grégoire, un ecclésiastique et un révolutionnaire, a pu déterminer quelles langues étaient des hérésies. Au fond, il a appliqué à cette nouvelle religion qu’était la République, toutes les méthodes utilisées par l’Église comme structure de pouvoir.

De la même manière que Rome détermine la doctrine de l’Église catholique, c’est depuis Paris que l’abbé Grégoire, un ecclésiastique et un révolutionnaire, a pu déterminer quelles langues étaient des hérésies. Au fond, il a appliqué à cette nouvelle religion qu’était la République, toutes les méthodes utilisées par l’Église comme structure de pouvoir.

Eugène Green

Dans une conférence de 1894 restée longtemps inédite et récemment publiée3, Paul Verlaine défendait, contre « l’unité factice » du « préjugé jacobin et monarchique », la lecture de poètes patoisants du Nord de la France, voyant dans ce décentrement du regard poétique l’occasion d’y trouver « la saine gaieté et l’ironie qu’il faut » à la littérature. Vous retrouvez-vous dans cet écho verlainien du gai savoir ? 

Oui, je crois que toute langue qui existe encore dans une vraie culture, ce que l’on pourrait appeler une «  culture naturelle », a une poésie spontanée qui peut être partagée par toutes les couches de la société. Je me suis longtemps intéressé au fado, au Portugal, et c’est un peu toujours la même chose : jusqu’à il y a moins de dix ans, le Portugal était encore un pays entier, au sens où il y avait vraiment eu une culture naturelle qui existait, comme elle existait encore un peu en France dans les années 60, comme elle existait aussi en Italie à cette époque-là. 

Donc le Portugal a récemment trouvé – mais cela a été interrompu par le COVID – les ressources du tourisme et de la modernité, qui ont cassé beaucoup de choses. Mais disons que le fado – qui est menacé aussi, comme les langues régionales, mais il est encore vivant – est une forme de poésie populaire chantée qui en même temps pouvait devenir savante, par exemple à la grande époque, l’époque classique du fado, où il y avait Amália Rodrigues et  Maria Teresa de Noronha. Certes, c’était surtout sous l’influence d’Alain Oulman, qui était un compositeur d’une famille française installée au Portugal : il a commencé à écrire des musiques de fado, dans la tradition quand même mais en prenant des textes de grands poètes, ou en commandant des textes à des poètes contemporains. Amália chantait donc des textes de Camões ou de poètes du XXe siècle. Et c’était la même chanteuse qui chantait des poèmes populaires.

Il y a eu une sorte de petite renaissance du fado les années où j’étais souvent au Portugal, autour de la Religieuse portugaise. Le public qui venait au fado était un public jeune et portugais, et c’était en général des gens plutôt cultivés, mais il y avait aussi des gens du quartier. Il y avait une maison de fado dans l’Alfama, Mesa de Frades où venaient les plus grands chanteurs du fado, mais il y avait aussi des gens du quartier qui venaient pour chanter parce que n’importe qui peut se lever dans une maison de fado et chanter.

Là il y avait vraiment quelque chose qui me faisait rêver, qui était perdu en France, dans la culture française, mais que Verlaine pouvait effectivement trouver dans la culture populaire, dite « patoisante » de son époque. Et lui aussi vivait – dans Paris à l’époque il y avait dans les cabarets ou les cafés l’équivalent du fado, à Paris – et sa poésie relève de cela aussi : c’est à la fois quelqu’un qui était très cultivé, mais qui écrivait de la poésie sur des rythmes proches de ceux de la chanson populaire.

Un motif récurrent de vos films est la rencontre de personnes d’âges différents — de très jeunes gens et des personnes d’âge plus mûr — en pleine errance et qui semblent retrouver une raison d’être à cette occasion. En quoi ces situations vous touchent-elles ? Selon vous, la sagesse provient-elle toujours de cette rencontre ?

Disons que cette idée était illustrée de façon évidente dans La Sapienza. Je crois que je suis resté bloqué dans l’adolescence, mais que je ne pouvais pas exprimer ce qu’il y a de meilleur dans cet âge sans avoir atteint la maturité. C’est pour cela que j’ai commencé à faire ce que j’estime être mon travail le plus important après mes cinquante ans, ce qui est très angoissant lorsque l’on considère la lenteur à laquelle les choses se font en France.  

Quand on vieillit, on accumule du savoir, un certain recul par rapport aux passions. Mais si ce savoir reste purement intellectuel, ce n’est pas très intéressant à mon avis. Justement, la sapienza, c’est autre chose que le savoir : c’est le savoir qui mène à la sagesse, et je crois que, instinctivement, la jeunesse touche à cette sapienza. C’est très platonicien en somme : plus on est proche de sa naissance, même si l’on ne sait rien, on est plus près de la source des Idées que lorsqu’on touche à la maturité.

Dans les histoires que je raconte au cinéma, ces rencontres permettent aux personnes qui ont une certaine maturité d’éveiller chez les personnages qui ont la jeunesse cette sagesse instinctive, et, par la réminiscence, de se rapprocher eux-mêmes de ce qu’ils portaient en eux en naissant. Je pense donc que cette rencontre est effectivement très importante, qu’elle se passe entre deux personnages ou qu’elle relève d’un cheminement intérieur à l’adulte, chez qui l’élément jeune reste vif. Et puis cette rencontre porte aussi en elle l’idée de l’importance de la transmission entre les générations — qui va dans les deux sens. Je crois que c’est quelque chose que nous avons perdu, alors même que la civilisation européenne s’est construite sur cette idée de transmission. Il faut reconstituer ces liens.

Vous avez le goût de la sentence, du mot qui fait mouche et conclut le dialogue. Est-ce un écho des moralistes ? La maxime est-elle compatible avec le cinéma ? 

Oui, parce que dans un film il peut y avoir une série de maximes. Elles ne sont pas seulement verbales, d’ailleurs. Elles peuvent aussi être visuelles. Je pense que cela me vient naturellement comme forme d’écriture. Et j’apprécie effectivement cela chez des écrivains du XVIIe siècle, que ce soit chez Pascal ou chez la Rochefoucauld, mais aussi chez Racine, Corneille ou Molière. Ces derniers sont la preuve que la maxime peut être une caractéristique de l’écriture dramatique. 

Dans mes films, j’utilise parfois un type de séquence qui s’apparente à la maxime : deux personnages se rencontrent à l’écran, puis l’un des deux — ou les deux — quittent l’écran et le plan continue de tourner ; je ne coupe pas. Je sais que cela choque parfois les spectateurs habitués aux films barbares, qui y voient une faute de montage. Pour eux, il faut que cela bouge : du reste, ils appellent les films « movies », c’est-à-dire littéralement les « bougeants ». Au contraire, pour moi, ce plan vide est une forme de maxime : le lieu est encore chargé de ce qu’il vient de se passer et il résume l’action qui s’y est écoulée. C’est une forme courte qui dit beaucoup.

Dans Présence, vous arguez que le cinéma permet de redonner une existence aux « présences cachées dans le monde » — par exemple les fantômes — que le rationalisme s’est employé à exclure. Le cinéma est-il toujours une quête de l’apparition ?

J’aime bien l’idée de quête inachevée. C’est pour cela que j’aime à me dire que Le Conte du Graal de Chrétien de Troyes est resté inachevé : parce qu’il le fallait, et non parce que Chrétien de Troyes est mort. Mieux, peut-être que Chrétien est mort parce qu’il fallait que ce texte reste inachevé, parce qu’une quête est toujours inachevée. Quel que soit le côté par lequel j’envisage ce problème, par rapport à moi-même, c’est angoissant : bien sûr, je suis angoissé par le passage du temps parce que je sais que je sais que je m’approche de la mort, qui ne m’angoisse pas en elle-même mais parce que cela signifierait que je n’aurais pas terminé mon travail ; et, en même temps, si j’arrive au bout, il y aura l’angoisse d’avoir épuisé la quête, de ne plus être à la recherche de quoi que ce soit.

Pour moi, ce plan vide est une forme de maxime : le lieu est encore chargé de ce qu’il vient de se passer et il résume l’action qui s’y est écoulée. C’est une forme courte qui dit beaucoup.

Eugène Green

Quant aux apparitions, je pense que justement le cinéma est un cheval de Troie idéal pour faire survivre les apparitions dans la modernité. Je m’explique. Quand la photographie, cette première étape vers le cinéma, a été inventée, certains savants qui n’aimaient pas l’art, comme Humboldt, se réjouissaient parce que la photographie devait marquer la fin de l’art. Les bourgeois de l’époque étaient convaincus que la photographie était l’art rationnel et moderne qui mettrait fin aux caprices de l’art.

Et pourtant, cet espoir a toujours été vain. Regardez les portraits de Félix Nadar, l’un des premiers grands photographes :  il a réussi à capter quelque chose qui va au-delà du sensible. En regardant ses photos, on voit des choses que l’on ne verrait pas si l’on avait la personne en face de soi. Le plus impressionnant de ce point de vue est le portrait qu’il a fait de Victor Hugo sur son lit de mort, dans lequel il y a une sorte d’auréole autour de sa tête, exactement comme ces ectoplasmes auxquels il croyait.

Pour moi, le cinéma, c’est exactement cela : un pur matérialiste ne peut pas le critiquer comme il critique l’art abstrait — en disant que c’est n’importe quoi, qu’un enfant «  pourrait faire la même chose » — parce que c’est une évidente captation de la réalité. Mais, dans cette réalité qu’ils captent, les grands cinéastes arrivent à rendre apparentes des choses que l’on n’aurait pas vues sans la caméra. C’est un miracle de la pellicule qui est perdu, à mon avis, avec les nouvelles méthodes numériques.

Vous avez été un pionnier dans la redécouverte du baroque, notamment par un travail exhaustif de restitution de la parole baroque. Comment avez-vous rencontré le baroque ? Est-ce à travers la constellation culturelle du baroque que vous avez rencontré l’Europe ou, au contraire, est-ce l’Europe qui vous a amené au baroque ?

J’ai trouvé dans la civilisation baroque une époque qui répondait à certains de mes questionnements ou inquiétudes métaphysiques en tant qu’Homme du XXe et XXIe siècle. Mais le baroque m’a toujours parlé, même quand je ne savais pas que c’était le baroque. J’ai découvert la musique en Barbarie par Mozart, où il reste encore des liens avec l’époque baroque. Ensuite, j’ai découvert ce qu’on appelle la musique baroque, la musique du début du XVIIIe et surtout du XVIIe siècle.

Mais quand j’étais en Barbarie, l’auteur qui me parlait le plus était Shakespeare. En Barbarie, on me disait que c’était un auteur de la Renaissance et je prenais cela pour argent comptant, mais en fait, ce n’est pas un auteur de la Renaissance, c’est le meilleur exemple du théâtre baroque anglais. Je crois que les Anglais utilisent le mot Renaissance comme les Français utilisent le mot classique, et dans les deux cas cela ne veut rien dire, cela ne correspond pas à grand-chose, mais on l’applique à tout ce que l’on trouve bien. Cela ne veut pas dire que je n’aimais pas la Renaissance, au contraire ! La première Renaissance, celle du XVe siècle, me parle très directement. Pour moi c’est l’adolescence de l’Occident : un moment de sagesse spontanée, marqué par une sorte d’innocence où le désir peut devenir une énergie spirituelle. Le baroque, c’est l’angoisse de la maturité. 

Ma rencontre professionnelle avec le baroque vient de mon désir adolescent de faire du théâtre et du cinéma. En arrivant en France, je ne voyais pas trop comment arriver au cinéma, qui me semblait un monde très éloigné. Le théâtre aussi était lointain, mais je suis parvenu à en faire. Je voulais retourner vers des formes de théâtre vraiment théâtrales. Je pensais au baroque anglais par exemple et, par la suite, j’ai découvert le théâtre baroque français, que les Français appellent « classique ». Cela me parlait beaucoup, mais quand je le voyais sur scène, je trouvais que cela ne fonctionnait pas du tout. 

Par ailleurs, sans être musicien, j’ai toujours été passionné par la musique et j’ai eu la chance d’être un témoin de la genèse du mouvement dit de la musique ancienne. L’idée était que cette musique ne fonctionnait que si l’on cherchait à lui redonner sa sonorité d’origine, mais aussi, ses pratiques d’interprétation d’origine, ce qui supposait de comprendre l’époque dans laquelle cette musique était contemporaine. Pour les musiciens engagés dans ce mouvement, il s’agissait de savoir s’ils retrouvaient en eux-mêmes ce qui était dormant de cette époque-là et, par un travail intellectuel, de parvenir à faire ressortir cette intériorité ancienne.

Ma rencontre professionnelle avec le baroque vient de mon désir adolescent de faire du théâtre et du cinéma.

Eugène Green

J’ai rêvé de faire ça pour le théâtre et je pensais que ce serait très acceptable, puisque je voyais que la musique ancienne trouvait des bases institutionnelles et qu’elle devenait même un peu à la mode. Mais je ne me rendais pas compte que, contrairement à la musique, le théâtre faisait partie des dogmes de la Saintissime République, classique, laïque et parisienne ! Pour le clergé de la République, ce que je proposais était quelque chose de très néfaste, une hérésie, en somme, ce qui justifiait une réaction très violente pour protéger l’orthodoxie. Et si cette expérience du théâtre baroque est quelque chose qui m’a beaucoup apporté personnellement, cela a aussi été une expérience d’une grande violence.

Votre travail manifeste une forme d’inquiétude devant notre modernité que vous associez souvent au rationalisme. En cela vous êtes l’héritier d’une tradition intellectuelle aussi riche que diverse. Pourriez-vous reconstruire vos filiations intellectuelles ?

J’ai été très marqué par une tradition philosophique, mais qui va de l’Antiquité jusqu’au XVIIe siècle : de Platon et Saint-Augustin, en passant par Maître Eckhart, jusqu’à Pascal. Depuis le XVIIIe siècle, je pense malheureusement que la pensée majoritaire est rationaliste et anti-spiritualiste. C’est pour cela qu’au XVIIIe siècle, je ne trouve pas vraiment d’auteurs dans lesquels je me reconnais, alors que nombreux sont les musiciens de cette époque qui m’ont marqué. Je crois que cela tient au fait que la musique est plus abstraite, qu’elle échappe à la pensée rationnelle. 

Bien que je n’aime pas beaucoup le XIXe siècle, Flaubert est mon grand phare. Il a une mystique du langage  : dans Madame Bovary et dans l’Éducation sentimentale, il s’attache à décrire le monde moderne dans ce qu’il a de plus banal et matériel. Si l’on reste à la surface on peut passer à côté de ce qu’il y a derrière, parce qu’évidemment, il y a quelque chose derrière. Dans un de mes livres, Présences je crois, je prends un extrait de Madame Bovary pour montrer tout ce que la vision de Flaubert a de cinématographique : comme dans un plan, il a une incroyable capacité à montrer les choses qui sont cachées. Après Flaubert, Baudelaire et Mallarmé ont eu beaucoup d’influence sur moi. Mallarmé, notamment, est sublime par son ratage, son incapacité à faire ce qu’il voulait faire.

Au XXe siècle, je trouve plus de résonance dans la littérature germanique. Quand j’étais en Barbarie, je lisais beaucoup de littérature allemande et cela résonnait avec ma situation. Comme moi, les Allemands les plus sensibles étaient des Européens, mais ils se trouvaient hors du centre de la culture européenne et devaient s’accrocher à la culture européenne par un détour. Et donc il y a quelque chose, surtout chez les écrivains autrichiens, peut-être justement parce qu’ils sont nés dans un pays qui a cessé d’exister – et qui, déjà, n’existait pas quand il existait. Je crois que cela correspondait bien à ma notion de la réalité, qui est profondément baroque : la vie est un songe et la réalité est cachée, ailleurs. 

Chez les Allemands, je retrouvais ce sentiment que l’on avait transformé le langage à partir du XVIIIe siècle, et qu’il n’était donc plus possible, sauf par des détours, d’exprimer la réalité à travers le langage, puisque les mots étaient vidés d’une partie de leur pouvoir d’évocation. On trouve cela dans le premier roman de Musil, Le Désarroi de l’élève Törless, qui est mon préféré de lui. Cette impuissance de l’écrivain est aussi très justement exprimée par Hofmannsthal dans la Lettre à lord Chandos. Et par Rilke aussi, je pense qu’à force de se battre avec le langage, il a réussi à exprimer quelque chose de ce mystère. Même chez des romanciers plus traditionnels, comme Joseph Roth, on a ce sentiment que la réalité n’est pas là où on la voit.  

Remontons un peu dans le temps. Dans votre biographie de Shakespeare, vous faites le portrait d’un homme et d’une œuvre entre deux âges, incarnation d’une transition vers la modernité qui passe par l’occultation progressive de Dieu — signe d’un abandon progressif de la hiérarchie sacrée du monde médiéval. Comment vous est venue cette intuition ? 

C’est un peu diffus, disons que les deux œuvres de Shakespeare qui m’ont touché le plus quand j’étais adolescent, étaient le Roi Lear et Mesure pour Mesure. C’est drôle parce que la première était déjà considérée comme un chef d’œuvre absolu alors que l’autre était considérée comme très mineure. Je crois qu’elles incarnent deux catégories différentes de l’œuvre de Shakespeare. 

Le Roi Lear est une tragédie. C’est sans doute la plus tragique et l’une des plus emblématiques, même si elle est un peu à part, à mon avis, car je la vois comme une tragédie chrétienne. Avant même de la lire je l’ai vu jouée dans une mise en scène de Peter Brooke qui m’avait beaucoup impressionné à l’époque. C’était une mise en scène vraiment dépouillée, presque abstraite. Il n’y avait presque pas de décor et un immense acteur, Paul Scofield, qui jouait le roi Lear.

Mesure pour Mesure, que j’ai aussi découvert au théâtre, est une vraie tragi-comédie, c’est-à-dire une pièce qui exprime cette ambiguïté baroque d’un monde dans lequel le sacré est caché. Cela raconte un monde dont les structures sont ambiguës, illisibles même : aucun personnage n’est vraiment bon. Et le plus méchant est l’hypocrite, celui qui vit uniquement par rapport à l’apparence du monde : sa vie n’est que la représentation de sa perfection morale. 

Je pense donc que c’est à partir de ces pièces que j’ai intuitivement pris conscience de l’essence de cet oxymore baroque. 

Dans ce même livre, vous l’avez vous même dit au début de l’entretien, vous soulignez que l’anglais comme langue à part, autonome, n’a acquis ses lettres de noblesse que tard, à peu près au moment où commence à se fixer la civilisation matérialiste et rationnelle. En ce sens, est-ce que cette langue serait l’idiome de la modernité par excellence ?

C’est-à-dire que c’est une langue ambiguë à cause de sa double origine, qui reste présente dans la langue. Bizarrement, sa double identité germanique et latine fait qu’elle n’appartient à aucun des deux mondes. Mais cela lui a quand même permis d’entrer, à la fin du XIVe siècle, dans la sphère des pays latins. Entre Chaucer et Shakespeare, ou peut-être Donne qui est un peu plus tardif, la Grande-Bretagne appartient au centre, à l’épicentre de la civilisation européenne. Et puis, elle a commencé à se détacher. Le signe extérieur de ce détachement, c’est la révolution puritaine de 1642, qui s’est conclue par l’exécution de Charles Ier. Par rapport à la sacralité royale, c’était un geste d’une violence beaucoup plus grande que la décapitation de Louis XVI.

Pendant la Restauration des Stuarts, Charles II et Jacques II, qui avaient grandi en France, ont cherché à ramener quelque chose de la civilisation européenne : il y a eu une tentative d’imitation du baroque français. Tout cela disparaît avec la révolution de 1688. Il n’y a plus aucune volonté de rester arrimé à la civilisation européenne. À partir de ce moment-là, la Grande-Bretagne s’est considérée comme un monde à part, prêt à conquérir un empire universel. Et je trouve effectivement qu’il y a un changement dans la langue à partir du XVIIIe siècle qui s’accélère avec la création de la Barbarie, qui est une zone privilégiée de la modernisation de l’anglais. 

Aujourd’hui, l’anglais est la langue de la modernité telle que nous la concevons. C’est une langue qui n’a presque pas de racines dans une tradition passée. Elle est complètement éphémère dans le sens où elle se crée et elle meurt au jour le jour. Il y a une forme d’obsolescence programmée de la langue, qui est saturée de concepts qui sont nés hier et qui mourront demain. L’omniprésence de cet idiome est très violente et très nuisible. C’est pour cela que je résiste, et que je n’utilise des termes anglais que quand c’est absolument nécessaire et que cela correspond à quelque chose que le français est incapable d’exprimer.

Dans le monde actuel, il n’y a ni passé ni avenir, il n’y a qu’un faux présent.

Eugène Green

Dans votre travail, à la fois de critique et d’artiste, quel est votre rapport au divin, au sacré ?

Sans que ce soit une question religieuse, c’est quelque chose que j’ai toujours senti. À l’âge de deux ans, c’est mon premier souvenir, j’ai eu une expérience mystique qui était en dehors de tout contexte religieux, et qui a dû avoir une influence sur moi. Quand j’étais petit, ma famille était très modeste, et on habitait dans des sortes d’HLM. C’étaient d’anciennes casernes militaires, je pense, mais c’était vraiment un lieu privilégié parce que cela donnait directement sur une plage sur l’océan Atlantique. Et j’étais donc dans la chambre où je dormais avec mes parents, et mon petit frère qui était bébé. Nous dormions dans la même pièce puisqu’il n’y en avait que deux. C’est très difficile à décrire car cela dépasse les choses matérielles, mais à un certain moment, la lumière est devenue une substance qui ressemblait à la neige, et je suis devenu cette substance et il n’y avait plus aucune distinction entre la lumière devenue substance et mon être. Cela a duré un certain temps, en produisant un genre de plaisir que les psychanalystes rapprocheraient du plaisir sexuel mais que je qualifierais d’extase. Par moments, notamment dans mes rêves, je pouvais atteindre cet état. J’en ai trouvé un écho distant lorsque j’ai découvert la tradition spirituelle occidentale, que ce soit par la découverte des images ou par la lecture de la Bible et des mystiques.  

Ma relation au divin est donc plutôt quelque chose de personnel même si elle s’approche de l’expérience des mystiques. Mais je trouve que quand on s’approche de ces expériences-là, ou de ces vérités-là, ce sont des choses qui n’ont ni nom, ni forme. On a donc besoin d’images et de métaphores pour s’en approcher. C’est la fonction des religions. 

Ce rapport au divin, et à la spiritualité, trouve naturellement sa place dans mon travail, et je l’exprime comme je peux. Mais comme moi pour m’exprimer j’ai besoin d’images et de métaphores, je fais souvent appel aux traditions spirituelles occidentales. Je remarque du reste que cela suscite de plus en plus d’incompréhension — sans doute parce qu’il y a de moins en moins de gens pour ce système d’images et de métaphores est familier. 

Votre œuvre — et notamment votre cinéma — semble toujours s’employer dans sa mise en scène d’une certaine inactualité à faire émerger le contemporain — comme si votre pas de côté vous permettait de mieux voir notre époque. Que recherchez-vous ?

Je pense que le temps n’existe pas et que nous sommes toujours dans le présent. Mais dans le présent il y a toujours la présence du passé et de l’avenir.  Dans le monde actuel, il n’y a ni passé ni avenir, il n’y a qu’un faux présent ; c’est comme la langue barbare : c’est un présent sur lequel il faut se greffer en attendant de le jeter dans un passé qu’on écarte complètement, pour passer dans un avenir dont le présent ne tient pas compte. Donc ce mélange des temps que je cherche à mettre en scène est une manière d’exprimer la réalité du présent dans sa plénitude. Et sans que cela soit toujours conscient, c’est un moyen de critiquer des éléments d’un présent qui n’aura pas de futur, en les mettant en rapport avec un passé qui, implicitement, les juge4.

Sources
  1. Eugène Green a quitté les États-Unis, où il est né, à l’âge de 20 ans. Très hostile à la culture de son pays de naissance, il n’y fait référence, de manière violente, que sous le nom de « Barbarie ».
  2. Eugène Green traduit systématiquement les noms américains.
  3. Paul Verlaine, Les poètes du Nord, Paris, Gallimard, 2019.
  4. Entretien transcrit par Maxime Cauté.