Les vieilles institutions ont souvent la mémoire longue. Si, du fait de la pandémie de coronavirus, la plupart des États comme des organismes internationaux ont été confrontés à une situation absolument inédite, il n’en est pas allé de même avec l’Église catholique, qui garde des traces des temps plus éloignés où les épidémies meurtrières étaient fréquentes.  Les litanies encore chantées aujourd’hui conservent ainsi l’invocation traditionnelle  : «  de la peste, de la famine et de la guerre, délivre, nous, Seigneur  !  », soulignant par-là les trois maux les plus redoutés des sociétés anciennes  ; et les exemples de saints canonisés pour leur dévouement aux malades pendant les pestes ne manquent pas. On aurait donc pu penser que le catholicisme allait être moins affecté par la crise sanitaire, voire que la diffusion des peurs existentielles devait entraîner une grande reviviscence de la pratique religieuse. Cela n’a pas été le cas. 

Là comme ailleurs, l’irruption du Covid a été à la fois le déclencheur de nouvelles dynamiques de crise, et le révélateur implacable de tensions plus anciennes. Il importe alors de retracer comment et dans quel sens, depuis son apparition, le Covid a bouleversé l’Église catholique.

1 – Le Covid a entraîné à la fois des innovations rituelles et la réactivation de pratiques traditionnelles

Dès son irruption dans le monde occidental, le nouveau virus a entraîné diverses adaptations et des réactions par précaution. Dans l’organisation du culte,  quelques semaines après l’apparition du Covid en Europe, ont été prescrits le lavage des mains du célébrant au gel hydro-alcoolique au moment de l’offertoire, et la communion reçue obligatoirement dans la main – et non plus donnée dans la bouche, censée éviter davantage la contagion. Cette dernière mesure a déjà fait l’objet de contestations par plusieurs catholiques traditionalistes, qui y ont vu un manque de respect pour l’Eucharistie.

Dans le même temps, on a vu réapparaître d’anciennes formes de dévotion quelque peu tombées en désuétude, comme des processions faites pour vénérer des saints thaumaturges, «  spécialistes  » de la conjuration d’épidémies. Le pape François a ainsi organisé le 15 mars une procession solennelle d’une icône miraculeuse de la Vierge, Salus populi romani (Salut du peuple romain), censée protéger des épidémies. Puis,  le 27 mars, il a conduit une prière solennelle de vénération de cette même icône place Saint Pierre, ce qui a donné lieu aux images saisissantes et inédites d’un pontife priant devant une place vide. À Paris aussi, la protection sur la France a été solennellement demandée par l’archevêque Michel Aupetit lors d’une cérémonie à la basilique du Sacré Cœur de Montmartre en avril.

2 – Le confinement a suspendu l’assistance publique au culte

En mars 2020, avec l’entrée en vigueur du confinement en Italie, puis en France comme dans la plupart des pays occidentaux, c’est désormais l’assistance publique aux cultes qui a été suspendue. Contrairement à une simplification trop souvent entendue, il n’a jamais été interdit, pour le clergé, de célébrer la messe. Des célébrations ont donc pu avoir lieu durant tout le premier confinement, mais porte close, sans assistance de peuple. Ces messes dites «  privées  », avec seulement un célébrant et en principe un servant d’autel, sont parfaitement licites, mais étaient relativement peu usitées depuis la réforme liturgique qui a suivi le concile Vatican II (1962-1965). 

De manière sous-jacente, s’affrontaient ici deux conceptions théologiques de la messe  : la première met l’accent sur la dimension communautaire de la célébration, l’importance du «  peuple de Dieu  » comme acteur de la liturgie  ; l’autre, plus traditionnelle, fait du prêtre l’unique médiateur à offrir le sacrifice eucharistique au nom de toute l’assemblée. On aurait donc pu s’attendre à ce que la non-assistance aux messes suscite davantage de difficultés chez les tenants de la conception communautaire, souvent assimilés aux catholiques «  progressistes  », et pose au contraire moins de problèmes aux défenseurs de la théologie traditionnelle. Or c’est tout l’inverse qui s’est produit  : à de rares exceptions près, les catholiques qui se sont opposés bruyamment à cette interdiction comptaient parmi les proches des conservateurs ou des traditionalistes, tandis que ceux qui se définissent comme des «  chrétiens d’ouverture  » se sont souvent montrés bien plus compréhensifs envers l’interdiction de l’assistance au culte. 

Derrière cette opposition se cache aussi une fracture générationnelle  : on sait que les populations âgées, qui sont les plus affectées par le coronavirus, sont de ce fait les plus enclines à accepter les diverses restrictions, alors que les jeunes y sont en moyenne bien plus rétifs. Il faut enfin préciser que dans le droit canonique, le cas d’épidémie est prévu, et fait partie des dispenses légitimes pour ne pas assister à la messe. Selon le consensus des théologiens moralistes, il suffit d’un inconvénient notable ou moyennement grave (notabile vel mediocriter grave incommodum), ou encore une crainte raisonnable, pour lever l’obligation d’assistance dominicale.

Dans le droit canonique, le cas d’épidémie est prévu, et fait partie des dispenses légitimes pour ne pas assister à la messe. Selon le consensus des théologiens moralistes, il suffit d’un inconvénient notable ou moyennement grave (notabile vel mediocriter grave incommodum), ou encore une crainte raisonnable, pour lever l’obligation d’assistance dominicale.

Jean-Benoît Poulle

3 – Le second confinement a généré des tensions entre fidèles, prélats et autorités politiques en Europe

Si l’interdiction du culte a été peu contestée durant le premier confinement, en mars et avril 2020, en France, il n’en a pas été de même dès la sortie de cette période de restrictions maximales, à partir du 11 mai. Les cultes, comme d’autres activités, se sont alors retrouvés exceptés du régime commun, comme l’interdiction d’y assister a été prolongée jusqu’au 2 juin. De nombreux croyants ont ressenti cette continuation des mesures en vigueur comme une vexation symbolique  ; de plus, le dimanche de Pentecôte, troisième fête la plus importante de l’année pour les chrétiens, tombait cette fois juste avant la levée de l’interdiction. Dans un premier temps, la Conférence des évêques de France (CEF) a donc réussi à obtenir que l’assistance au culte puisse reprendre plus tôt dès le 28 mai. Mais entretemps, des associations traditionalistes de prêtres comme de laïcs avaient déjà déposé un recours contre ces mesures devant le Conseil d’Etat  ; et à la surprise générale, elles ont eu gain de cause. L’assistance au culte a donc pu reprendre, sous réserve d’un protocole sanitaire bien plus strict (masques, gel hydroalcoolique), et d’une jauge de 30 %.

Cette situation s’est maintenue, avec de grandes disparités locales, jusqu’au second confinement, fin octobre 2020. Là encore, l’assistance au culte a été suspendue par l’autorité publique. Mais cette fois, les réactions ont été très différentes. On peut d’ailleurs observer que de manière générale, l’acceptation sociale des restrictions induites par le second confinement a été bien moindre. 

En France, plusieurs instances ont saisi le Conseil d’État, et, si la CEF dans son ensemble a été prudente, pour la première fois, certains évêques plutôt vus comme conservateurs ont déposé individuellement un recours, emboîtant le pas aux associations traditionalistes. Une pétition a aussi été lancée par de jeunes catholiques pour le «  maintien de la messe  » (en fait le maintien du droit d’assistance au culte), qui a réuni en quelques jours plus de 100 000 signatures  : elle manifeste la capacité de mobilisation impressionnante des réseaux conservateurs et jeunes de l’Église (bien analysés par Yann Raison du Cleuziou). 

Sentant venir la fronde, le gouvernement a d’abord organisé plusieurs réunions de conciliation. L’annonce de la sortie du second confinement par Emmanuel Macron, début décembre, a cependant réactivé les tensions  : pour les cultes, c’est une jauge limitée à 30 personnes par messe qui a été annoncée. De nombreux prélats, curés et fidèles, jusqu’ici calmes,  se sont alors indignés de cette mesure qu’ils considéraient comme manifestement peu adaptée à la diversité de chaque édifice cultuel, d’une immense cathédrale à une petite église de campagne. En paraissant ne rien céder après avoir fait mine de lâcher du lest, à la suite d’une discussion entre le président, Eric de Moulins Beaufort, de la CEF et le premier ministre, ce dernier a indéniablement aggravé la situation  : certains y ont vu – sans doute à tort –, une volonté d’humilier les cultes. Finalement, par un arrêt qui cassait la jauge des 30 personnes, le Conseil d’État a rappelé le caractère spécialement important de la liberté de culte parmi les autres libertés fondamentales, ce qui a amené le gouvernement à définir désormais la jauge à 30 % de la capacité d’accueil. Lors du troisième confinement, local puis national, au printemps 2021, c’est toujours cette jauge qui s’applique, et les cultes ne sont cette fois plus touchés par des mesures supplémentaires. 

Si, en France, le conflit a été exacerbé par une certaine défiance entre les jeunes générations du catholicisme conservateur et les autorités publiques, d’autres pays ont connu des restrictions parfois plus sévères  : en Italie comme au Royaume-Uni ou en Irlande, l’assistance au culte a également été suspendue  ; elle vient d’être rétablie par décision judiciaire en Écosse. En Belgique, la jauge a été particulièrement sévère, à 6 personnes par office, et n’a souffert aucune tolérance pour les fêtes de Noël. 

4 – Le complotisme sanitaire s’est hybridé avec certains milieux catholiques

À côté des catholiques qui s’indignent des restrictions sanitaires en les trouvant vexatoires ou inutiles, on trouve aussi une frange du catholicisme qui fait montre d’une opposition bien plus virulente et fondamentale aux gouvernements  : ce sont les complotistes catholiques, qui recrutent beaucoup, mais pas exclusivement, dans la sphère traditionaliste.  

Ceux-là ont sans doute trouvé un maître à penser en la personne de Mgr Vigano, archevêque italien, ancien nonce apostolique aux États-Unis, qui dénonce désormais de manière quasi-hebdomadaire le great reset et le supposé projet d’asservissement des peuples révélé à l’occasion de l’épidémie. Une question a beaucoup agité ces milieux, celle de la légitimité des vaccins contre le Covid-19, alors que certaines lignées de cellules seraient issues de recherches sur des embryons avortés. Dans une note doctrinale, la Congrégation pour la doctrine de la foi a rappelé la licéité de la vaccination. 

On peut aussi remarquer que les responsables officiels du clergé traditionaliste ont été bien plus prudents qu’une part de leurs ouailles séduites par ces thèses, sans doute du fait de leur meilleure connaissance du droit canon  et du magistère en vigueur. 

5 – Les bouleversements dans les voyages du pape et l’agenda diplomatique du Saint-Siège

Pour la première fois depuis plus de 50 ans, le pape n’a effectué aucun voyage hors d’Italie au cours de l’année 2020. 

Il devait se rendre à Malte en mai, puis en Indonésie, Timor et Papouasie en septembre. Or l’agenda des voyages pontificaux est resté vide jusqu’au récent séjour de François en Irak, prévu de longue date, et qui a été d’autant plus médiatisé qu’il intervenait dans une pénurie de rencontres internationales. Si ce dernier voyage apostolique a représenté incontestablement un succès, le ralentissement des activités du pape a aussi alimenté des spéculations sur sa possible renonciation après 2021. Une telle hypothèse n’est pas nouvelle, mais la crise sanitaire lui a redonné de la vigueur. Le pape est en effet âgé de 84 ans, et est apparu récemment affaibli après une opération à la hanche.

Pour la première fois depuis plus de 50 ans, le pape n’a effectué aucun voyage hors d’Italie au cours de l’année 2020.

Jean-Benoît Poulle

6 – Deux questions sensibles : l’assistance à la messe depuis le confinement, et la baisse des recettes de l’Église. Vers une digitalisation de l’Église ?

Des conséquences de plus long terme commencent déjà à apparaître, et à inquiéter  : partout, la fréquentation des offices religieux a baissé, même après la levée des restrictions. En Italie, on estime qu’environ 30 % fidèles ne sont pas retournés à la messe après le premier confinement. 

C’est que le confinement a aussi entraîné un développement exponentiel des messes en ligne. Le Jour du Seigneur, l’émission de France 2 qui retransmet les célébrations du dimanche sur le service public, jusqu’ici plutôt associé à un public vieillissant, a ainsi battu des records d’audience pour les célébrations de Pâques. Mais de nombreuses paroisses ordinaires se sont aussi mises à retransmettre en visio les messes et offices, spécialement ceux de la Semaine Sainte, souvent via des chaînes Youtube créées pour l’occasion. 

Ces messes en ligne ont certes été d’abord un réconfort pour bien des croyants, néanmoins il a fallu rappeler ensuite que leur visionnage ne remplaçait pas le devoir d’assistance dominicale. C’est manifestement une grande crainte des épiscopats que de voir l’habitude de la messe en ligne s’installer durablement, et l’on peut interpréter en ce sens les paroles sévères du pape François le 12 mars 2020 contre la retransmission de sa messe matinale à la maison Sainte-Marthe. 

La baisse de la fréquentation des offices a aussi entraîné des répercussions financières, et une diminution notable des recettes de l’Église. En France, la campagne du denier du culte, à la fin de l’année 2020, a particulièrement insisté sur ce point avec un ton assez alarmiste. Au Vatican, François a récemment pris des mesures inédites d’austérité budgétaire, et a réduit de 10 % le salaire des cardinaux. 

7 – Le coronavirus comme bouleversement du rapport à la mort

Enfin, et plus fondamentalement, la crise du Covid a modifié le rapport à la mort des sociétés occidentales, en la rendant brutalement présente dans les statistiques et les discours médiatiques. Alors que cette réalité est très souvent occultée du monde des médias, les discours religieux eux-mêmes semblent l’avoir délaissée depuis un demi-siècle.

La prédication sur les fins dernières et la nécessaire préparation à la mort, autrefois passage obligé de nombre de sermons, a été éclipsée dans le catholicisme. Il en résulte que la mort est presque un impensé de bien des discours du catholicisme contemporain, alors même que les messes d’enterrements sont le dernier point de contact avec le rituel catholique pour des pans entiers de la population. Durant le premier confinement, certains prêtres, surtout en Italie, ont protesté très vivement contre les précautions sanitaires qui leur barraient l’accès aux hôpitaux et aux maisons de soin, donc les empêchaient d’être présents pour assister les mourants. Ils n’ont que partiellement obtenu gain de cause. S’il est encore trop tôt pour prendre la pleine mesure des changements que la crise sanitaire a apportés à cet égard, nul doute que ce brusque retour du refoulé sera lourd de conséquences.

8 – La réaction de l’Église par rapport aux décisions des pouvoirs publics 

Dans l’ensemble, la hiérarchie de l’Église a plutôt accepté les décisions prises tout au long de la crise sanitaire par les pouvoirs publics. 

Si cette acceptation n’a pas eu lieu sans certaines frictions, elle a été globalement meilleure que dans d’autres confessions chrétiennes (à l’exception des Églises réformées institutionnelles, rompues à une logique de dialogue avec les autorités séculières) : l’on songe ici particulièrement aux Églises évangéliques – on sait que le rassemblement des évangéliques de Mulhouse a été accusé d’avoir disséminé le Covid partout en France, au début de la pandémie – ; mais aussi aux Églises orthodoxes, qui ont eu dans l’ensemble une approche assez quiétiste de la crise mondiale, en appelant à redoubler de prière contre la pandémie mais très peu au respect de la distanciation et des gestes barrières, notamment en Grèce, en Ukraine et en Russie.

Cette crise pourrait fournir l’occasion d’un sursaut salvateur, notamment du fait de la prise de conscience de l’assise très précaire des sociétés développées : cela pourrait laisser une marge pour le souci spirituel – mais pas forcément sous la forme d’une reviviscence des grandes religions établies.

Jean-Benoît Poulle

9 – Pâques et pandémie dans l’histoire de l’Église

Ce n’est pas la première pandémie que l’Église catholique a affrontée durant ses 2000 ans d’existence. Les « pestes », au sens générique, ont souvent été considérées comme des châtiments divins, mais aussi comme des avertissements, donc des occasions de retour à la piété. Parmi les saints invoqués contre la peste, notons surtout saint Roch, pèlerin occitan du XIVe siècle victime de la maladie, ou le martyr saint Sébastien, mort criblé de flèche, dont l’invocation montre bien que le sens très générique que revêt à l’origine ce terme. Plus récemment, Charles Borromée, archevêque de Milan, organise les secours et visite les malades lors de l’épidémie qui ravage – déjà – la capitale de la Lombardie en 1576. Son dévouement sera souvent montré en exemple par la suite. Enfin, il y a cent ans, lors de la grippe espagnole, remarquons que l’Église avait déjà mis en place des restrictions, voire des interdictions locales d’assistance au culte.

10 – Le Covid-19 sera-t-il une expérience transformative pour le pontificat de François et pour l’Église en général ?

Il est trop tôt pour tirer des leçons générales de la crise du Covid dans le domaine religieux comme dans d’autres. Beaucoup d’efforts de longue haleine ont certes été remis en cause, en ce qui concerne les grands pèlerinages, les rassemblements… dans ce domaine, beaucoup est à reconstruire. Néanmoins, par certains aspects, cette crise pourrait fournir l’occasion d’un sursaut salvateur, notamment du fait de la prise de conscience de l’assise très précaire des sociétés développées : cela pourrait laisser une marge pour le souci spirituel – mais pas forcément sous la forme d’une reviviscence des grandes religions établies. 

Pour ce qui concerne l’image du pape François, elle ne semble pas spécialement écornée par sa gestion de la crise : au contraire, des critiques jusqu’ici virulentes se sont faites plus silencieuses, sans doute parce que tout le monde s’est retrouvé assez désemparé par la pandémie, du moins le premier mois. Par la suite, il semble s’être produit une sorte de fusion entre les discours des opposants les plus véhéments au pape François, et le complotisme sanitaire : parmi les « griefs » que l’on fait au pape, il y a aussi celui de prôner la vaccination.