Key Points
- La dernière vague du « Baromètre de la confiance » réalisé par le CEVIPOF montre que l’appartenance exclusive à une communauté nationale n’est clairement plus le modèle dominant.
- La confiance accordée à l’Union européenne dépasse dans la plupart des cas celle des institutions nationales, et égale souvent celle des institutions régionales.
- L’Italie, qui avait été un des pays les plus favorables à la construction européenne, est devenu l’un des pays sondés où l’opinion de l’Europe est la plus négative.
- En période de crise, la confiance envers les institutions publiques non politiques (école, hôpital, police, etc.) se trouve renforcée.
L’étude du sens de la communauté dans les quatre pays de l’échantillon (Allemagne, France, Italie, Royaume-Uni) est un élément important de votre diagnostic global. Or quand on interroge les répondants sur la communauté dont ils se sentent faire partie, on s’aperçoit que la communauté nationale est finalement très peu citée. Faut-il en conclure que l’idée nationale est épuisée ?
La question telle que nous l’avons posée comportait plusieurs modalités de réponse. Ainsi on pouvait déclarer son sentiment d’appartenance à la communauté nationale, à une communauté de personnes parlant la même langue, ou encore n’appartenir à aucune communauté. De fait, en ouvrant un large répertoire de propositions et une seule réponse possible, il était assez attendu que la communauté nationale ne remporte qu’une partie des réponses. Nous avons tout de même été surpris de voir que le sentiment d’appartenance à la communauté nationale était au fond beaucoup moins important que nous ne le supposions a priori.
Ce résultat est d’autant plus surprenant que toutes les études sociologiques montrent que le sentiment de fierté nationale est très présent dans les quatre pays européens que nous avons étudiés, où se déclarer fier d’être Français, Italien, Allemand ou Anglais est évidemment très important. Au sujet de la question du sentiment d’appartenance à une communauté nationale, la littérature sociologique montre que de plus en plus de citoyens européens ont des appartenances qui sont croisées, emboîtées, multiples. Ils peuvent déclarer avoir le sentiment d’appartenir à la communauté nationale tout en exprimant un sentiment européen très fort. Incontestablement, il faudra creuser cette question dans nos analyses ultérieures, car dans nos données, on peut croiser simultanément plusieurs réponses de manière à mieux comprendre les choses.
Les différentes réponses proposées aux répondants leur permettaient de mettre en avant soit leur appartenance linguistique et géographique, soit leur appartenance à une communauté de valeurs, soit leur appartenance à la « communauté nationale ». Or ces différentes options correspondent à des définitions concurrentes de la communauté nationale : nation culturelle (Kulturnation) contre nation civique. Comment interpréter le score particulièrement haut de l’Italie et de l’Allemagne sur la composante culturelle et géographique ? Peut-on lire les résultats de ces trois questions comme le signe d’une appartenance nationale s’exprimant selon différentes modalités ?
La mesure que nous avons proposée repose sur des réponses exclusives, les appartenances multiples, croisées ou cumulatives sont donc difficilement mesurables, alors que leur prévalence en Europe est de plus en plus forte. Les répondants allemands et italiens se tournent plus souvent vers les réponses témoignant d’une appartenance à une communauté « culturelle » (valeurs et langue). Il s’agit peut-être de cas difficiles à comparer. L’Allemagne est un État fédéral, l’Italie est très fortement régionalisée. Ce sont des pays avec une organisation territoriale et un emboîtement des niveaux locaux et régionaux assez différents de la France et du Royaume-Uni. De ce point de vue, il faut être prudent sur l’interprétation qui peut en être faite. Dans l’ensemble des pays, sauf l’Italie, la réponse « je n’ai pas le sentiment d’appartenir à une communauté » est souvent assez élevé. Nous avons interprété ce résultat comme témoignant que l’appartenance exclusive à la communauté nationale n’est plus nécessairement le modèle dominant. Ceci nécessite certainement une recherche approfondie, que nous poursuivrons au printemps prochain. Il est cependant trop tôt pour affirmer que l’appartenance aux communautés est en déclin et que la communauté nationale n’a plus de sens aux yeux des citoyens. Ce que l’on observe, toutefois, c’est que cette vision ne s’impose plus de manière écrasante et immédiate quand on propose aux personnes plusieurs modalités de réponse.
Si l’on observe une déclaration d’appartenance de moins en moins marquée aux communautés, et particulièrement à la communauté nationale, est-il encore possible de dire, comme cela est courant dans l’analyse de ce type d’études, que « les Allemands, les Français, les Italiens » pensent ou veulent telle chose ou telle autre ? Cette approche ne pose-t-elle pas déjà problème du point de vue de l’analyse ? Si la communauté de référence n’est plus la communauté nationale, est-il encore pertinent de parler de l’opinion d’une communauté nationale donnée ?
Les commentaires des données d’enquêtes créent souvent un personnage de fiction : les Français, les Allemands, les Italiens… Habituellement, le commentaire méthodologique sur ces énoncés consiste à dire qu’il ne s’agit pas « des Français », « des Italiens », « des Allemands », mais qu’il s’agit des personnes sondées qui ont la nationalité française, italienne ou allemande. Mais vous introduisez dans votre question quelque chose d’original : si, dans chacun des pays étudiés, l’appartenance à un bloc homogène et national n’est plus quelque chose qui va de soi, cela pourrait traduire le fait que les personnes que nous avons interrogées se vivent subjectivement comme étant membre d’autres communautés, par exemple une génération, une classe sociale, une idéologie… De manière transnationale, une sociologie de l’appartenance à certaines catégories pourrait concurrencer voire supplanter la référence naturelle à la communauté nationale.
Du point de vue des dynamiques transnationales, c’est une question qui se pose, qui ressort par exemple des données de l’Eurobaromètre ou de l’Enquête sociale européenne. Il y a dans ces enquêtes un paradoxe : elles ont vocation transnationale, voulant saisir des régularités entre les pays, mais l’analyse qui en est faite passe par la juxtaposition d’échantillons nationaux. On pourrait au lieu de cela échantillonner les individus selon d’autres critères et ne poser la question de la nationalité que parmi d’autres questions. Ce type d’échantillonnage peut créer structurellement des différences nationales amplifiées par la pratique d’interroger séparément les répondants des différents pays. Mais l’on pourrait effectivement envisager les données d’une autre manière, en se demandant s’il se peut que des dimensions transnationales soient suffisamment fortes à travers les quatre pays pour pouvoir dire qu’Anglais, Allemands, Italiens et Français se ressemblent sur certains points, peut-être jusqu’à ne plus exprimer de manière majoritaire que c’est l’appartenance nationale qui les définit. C’est une belle question de recherche ! Il faudrait, pour y répondre complètement, retracer et identifier les régularités – la sociologie des sociétés européennes est suffisamment puissante pour que des dynamiques de génération, de mécanismes d’inégalités sociales ou d’identification politique qui existent à travers ces différents pays viennent faire concurrence au sentiment et à l’identité nationaux. Évidemment, la réponse obtenue à cette question pose en creux la question de savoir à quoi appartiennent les 8000 personnes que nous avons interrogées à travers les quatre pays si l’identité ou si l’appartenance à la communauté nationale n’est plus leur principale référence.
Les sociologues qui travaillent sur ces questions ont montré que les dimensions transnationales existent. C’est un peu comme une partition qui serait la même pour tous et qui serait interprétée par différents orchestres. Les pays européens donnent souvent ce sentiment d’une très grande osmose sociologique : les grands traits qui caractérisent les sociétés européennes et la production des opinions publiques dans ces pays sont très similaires. On va trouver dans tous les pays européens qu’une même matrice du modèle démocratique, du système des inégalités sociales va créer les mêmes clivages, va créer des diversités d’opinions ça on va le trouver de manière régulières et chaque pays va interpréter cela à sa manière c’est vrai qu’il nous reste comme objectif l’analyse comparative et c’est pour cela que nous avons mis plusieurs pays dans notre protocole de recherche, notre objectif est d’aller dans ce sens-là et de voir si de nouvelles formes d’appartenance viennent bousculer l’appartenance primaires nationale, je n’ai pas toutes les réponses mais j’apprécie la question.
Dans cette dernière vague du baromètre du CEVIPOF, on note un contraste entre les niveaux de confiance dans les institutions et les niveaux de confiance dans les représentants de ces institutions. Quels sont selon vous les relations entre ces deux dimensions ? Voyez-vous dans la situation actuelle une crise de l’une ou de l’autre forme de confiance ?
Lorsqu’elle a été créée il y a 12 ans, une des épines dorsales conceptuelles de notre enquête, était ce que nous appelions les « cercles de la confiance ». Nous avions l’idée qu’il nous fallait mesurer les différents cercles concentriques de la confiance, de la confiance à son niveau le plus interpersonnel – la confiance en soi même, sa famille et ses proches – à la confiance dans la société et dans les institutions locales et nationales. Cette idée de cercles concentriques apparait bien dans nos données, et la proximité joue un rôle important dans la construction de la confiance. Nous ne disons pas qu’il suffit de connaitre ses élus ou ses voisins pour avoir confiance en eux : ce n’est ni suffisant ni nécessaire, et il n’y a pas de lien de causalité systématique entre les deux. Mais il est clair, et les données de notre enquête sur les quatre pays le montrent, que dès lors qu’une institution incarne davantage la protection et la proximité ou que les personnes impliquées nous sont connues, la confiance est plus importante.
Cette dimension est une dimension de proximité plutôt que de connaissance interpersonnelle. Par exemple, si j’habite dans une petite ville allemande, française ou italienne, la probabilité que je connaisse personnellement le maire de la ville est assez faible. Mais le fait que le périmètre de l’action publique soit un périmètre restreint situé autour de moi établit naturellement une relation de confiance dans l’institution. Tout se passe donc comme si la confiance dans les institutions était d’autant plus grande que la probabilité que l’on observe le résultat concret de l’action publique est importante. Si le maire de ma ville a promis lors de la campagne électorale qu’il ouvrirait pendant son mandat une salle des sports, des places de parking, une médiathèque ou un nouveau service public, ou bien qu’il piétonniserait les rues du centre-ville, la probabilité que je sois témoin de cette action publique est importante. En ce qui concerne les échelons les plus élevés de l’action publique, si le gouvernement me promet que pendant son mandat le chiffre du chômage va baisser, que la criminalité diminuera et que le pouvoir d’achat augmentera, le résultat est quelque chose de plus abstrait, de plus diffus, de plus difficile à percevoir.
Ce n’est pas tant la connaissance directe qui compte, mais plutôt la capacité des individus à mesurer concrètement l’effet de la relation de confiance. (J’investis ma confiance dans une autorité, une institution. Est-ce que je suis payé en retour ?) Cette dimension de réciprocité dans la confiance est très importante, car la confiance est un mécanisme qui repose précisément sur la loyauté et la réciprocité. Je mets ma confiance dans quelqu’un ou dans une institution, et en échange j’attends que le service promis soit rendu. C’est là un mécanisme très important, qui fait écho à des schémas similaires dans les relations interpersonnelles. Par exemple, la confiance dans la famille est liée à la socialisation de longue durée, d’échange, de loyauté, de services rendus, de confiance dans une certaine dimension morale, qui est beaucoup plus facile à percevoir et à mettre en œuvre que vis-à-vis de personnes que l’on rencontre pour la première fois ou de simples voisins.
Dans le même temps, les résultats de votre enquête indiquent que la confiance accordée à l’Union européenne dépasse dans la plupart des cas celle des institutions nationales, et égale souvent celle des institutions régionales. Par exemple la confiance accordée à l’Union européenne en Italie est de 49 %, contre 37 % pour les conseils régionaux ; en France, 42 % des répondants ont confiance dans l’Union européenne et les conseils régionaux, contre 35 % pour le gouvernement et 38 % pour l’Assemblée nationale. Or cette plus grande confiance accordée à l’UE peut difficilement s’expliquer par une plus grande proximité…
Je ferai d’abord une observation, c’est qu’il y a une dimension de contexte très importante en ce qui concerne l’Europe. Certes, si la crise sanitaire, notamment du fait des plans de relance, a beaucoup attiré l’attention sur l’Europe, je serais cependant très prudent quant à une possible interprétation de ces résultats dans le sens d’une confiance plus importante des citoyens dans le système politique de l’Union européenne. J’y vois bien davantage une confiance dans les mécanismes de protection que fournit l’Europe en cette période de crise majeure : les vaccins, le plan de relance, le soutien aux économies nationales au niveau européen. Je serais prudent car je sais que l’on dispose de beaucoup d’indicateurs qui montrent que les européens ressentent avant tout l’Europe comme lointaine, distante. Il peut y avoir des exceptions à l’explication que je vous ai proposée, mais elle a beaucoup de régularité dans les données de l’enquête.
La confiance dans l’Union européenne a beaucoup augmenté au cours de la dernière vague. Toutefois, si on la regarde sur l’ensemble des vagues du baromètre, la confiance dans l’UE est souvent inférieure à la confiance dans les gouvernements. N’oublions pas non plus qu’en tant qu’indicateur, la confiance dans les gouvernements nationaux est caractérisée par un fort filtre partisan. Il peut y avoir des exceptions, que vous relevez à juste titre, par exemple les Conseils régionaux en Italie. Mais je dirais que la régularité est plutôt que ce sont les institutions qui incarnent à la fois la proximité et la protection qui sont le plus investies de confiance. Si l’Union européenne a gagné des galons pendant la crise, c’est sans aucun doute bien davantage sur la dimension de protection que sur la dimension de proximité. Toutes les enquêtes de l’eurobaromètre le montrent, l’UE souffre d’un déficit de notoriété à propos de ce qu’elle fait réellement, de connaissance de ce qu’elle est ; le sentiment le plus répandu parmi les Européens est qu’il s’agit certes d’une idée formidable, mais qu’on n’en voit pas beaucoup les bénéfices.
Vous l’avez dit, c’est en Italie que l’écart entre la confiance accordée à l’UE et celle accordée aux institutions régionales et nationales est la plus importante. Peut-on y lire la conséquence de ce que, comme c’est le cas dans beaucoup de pays d’Europe du Sud et de l’Est, l’Europe y est certes perçue comme lointaine, mais aussi comme moins touchée par la corruption et mieux organisée que les institutions nationales et régionales ?
Ce n’est pas impossible. Mais encore une fois, je serais très prudent, pour au moins deux raisons. D’abord, on sait que pour comprendre le rapport des citoyens à l’Europe, il faut une pluralité d’indicateurs. L’indicateur de confiance auquel vous faites référence est un indicateur intéressant, mais il quantifie un type de soutien que les spécialistes qualifient de diffus, c’est-à-dire qu’il s’agit d’un indicateur de confiance très général. Dans la littérature académique qui étudie le rapport entre les Européens et l’Europe, on note un soutien très large au principe d’intégration européenne d’une part, et d’autre part ce qu’on appelle le soutien spécifique, qui est beaucoup plus conditionné au résultat et à la qualité du fonctionnement démocratique des institutions européennes. Pour percevoir ces différents aspects, il faut une pluralité d’indicateurs. Celui que nous évoquions à l’instant est un indicateur relativement large et diffus.
Mon deuxième point de prudence, c’est que même sans disposer de tous ces indicateurs, on sait par les données de l’Eurobaromètre qu’au cours des cinq dernières années, l’Italie qui avait toujours été extrêmement favorable à la construction européenne est devenu d’un des pays où l’opinion sur l’Europe est la plus négative. C’est notamment une conséquence de la crise des migrants et du sentiment d’une large partie de l’opinion publique italienne qu’à Lampedusa, l’Italie a été laissé seule face à cette question. Comme l’Italie a beaucoup évolué dans un sens négatif sur l’Europe, je ne conclurais pas de ces données que les Italiens préfèrent aujourd’hui l’Europe à leur gouvernement régionaux. L’hypothèse que vous émettiez me semble cependant plausible. On retrouve en outre pour les gouvernement locaux et régionaux la même problématique que pour les gouvernements nationaux, c’est-à-dire celle du filtre partisan. Ce filtre partisan est moins important en ce qui concerne l’Europe, car l’immense majorité des formations parties prenantes du gouvernement italien ont une position qui est une position plutôt favorable à l’intégration européenne.
Depuis 2020, on observe une augmentation de la confiance à tous les niveaux et dans toutes les institutions, y compris celles qui ne sont pas de l’ordre du politique (police, justice, hôpitaux etc.). Comment expliquer cette évolution ? Si le niveau de confiance général déclaré par les répondants a augmenté, faisant l’objet d’une forme d’« inflation », n’y a-t-il pas matière à relativiser la hausse de la confiance dans les institutions politiques ?
C’est un point assez capital de cette vague du baromètre de la confiance. Quand on voit les courbes d’évolution et les indicateurs, on voit qu’en ce qui concerne la France, tout le monde y a bénéficié d’un surcroît de confiance. Plutôt que de parler d’une remontée, je préfère parler d’un rattrapage. En effet, si vous regardez les courbes attentivement, vous verrez qu’en 2021, nous retournons au niveau de confiance qu’avait la plupart des institutions en 2016 ou 2017. La vague d’automne – hiver 2018 correspondait aux gilets jaunes et à l’effondrement de tous les niveaux de confiance dans tous les acteurs politiques et toutes les institutions publiques : c‘était la vague de toutes les défiances. Le rattrapage a déjà commencé l’an dernier durant la vague 11 et s’est prolongé cette année dans la vague 12. Peut-on y voir pour autant un rétablissement de la confiance des Français dans les institutions publiques et politiques ou arrivons-nous plutôt à une sorte de plateau, dans l’attente de la prochaine crise du système démocratique ?
Par ailleurs, ce rattrapage concerne les institutions publiques beaucoup plus que les institutions politiques. Les hôpitaux, l’école, la police, la justice, c’est-à-dire les institutions qui vont incarner la protection en période de crise majeure. L’État protecteur, régalien, en cette période de crise profonde est fortement réinvesti de confiance. Non seulement parce qu’il incarne symboliquement la protection, mais aussi parce que la crise a donné à ces institutions l’occasion de beaucoup agir. Par conséquent, parmi les institutions publiques, ce sont parmi celles qui incarnent le mieux le soin, la proximité et la protection qui sont les plus investies de confiance.
Dans le même temps, les institutions politiques, c’est à dire le gouvernement, le président de la République, l’Assemblée nationale, enregistrent certes toutes un regain de confiance. Mais ce regain de confiance est beaucoup moins important, et surtout ces institutions politiques restent en dessous, voire très en dessous du seuil majoritaire de 50 %. Malgré un bond de 7 points, l’institution présidentielle est à 37 % de confiance cette année.
Enfin, ce gain de confiance ne concerne presque pas les acteurs du jeu politique et de l’espace public, c’est-à-dire les hommes et les femmes politiques, les partis, les syndicats, les médias, les réseaux sociaux. Tous ces acteurs continuent d’être investis d’un niveau de confiance très faible en France par rapport aux autres pays. La confiance dans les syndicats, par exemple, n’est pas qu’un point fort allemand ; elle est aussi très forte au Royaume Uni. On continue de retrouver cette année cette particularité française de la défiance. L’an dernier, en étudiant uniquement le cas de la France, on ne pouvait pas déterminer s’il s’agissait d’une particularité française ou bien d’une difficulté partagée par la démocratie représentative en Europe. On voit bien, au-delà du lien transnational, qu’il y a bel et bien une particularité française extrêmement forte. Une très bonne preuve de tout ceci nous est donnée lorsqu’on pose la question de l’action menée par les gouvernements pendant la crise. L’exécutif français continue d’être très négativement évalué dans sa gestion de la crise, sans commune mesure avec les autres exécutifs. Même si on observe que la gestion de crise par la chancelière allemande est jugée beaucoup plus sévèrement par les répondants allemands aujourd’hui qu’au printemps dernier, les répondants français ne sont que 37 % à dire que l’exécutif gère bien la crise, soit dix à vingt points de moins que dans les trois autres pays.
Tout se passe comme si, dans les autres pays, la crise était bien avant tout d’ordre sanitaire, alors qu’en France elle n’était qu’une autre facette de la crise politique. On le voit très bien dans la partie de l’enquête dédiée à l’attitude des citoyens vis-à-vis de la vaccination. C’est un des résultats les plus spectaculaires de cette dernière vague : 49 % des Français déclarent vouloir se faire vacciner, ce qui est beaucoup plus faible que dans les autres pays, notamment le Royaume-Uni. Or, la sociologie de ceux qui, en France, refusent le vaccin, est une sociologie de la défiance démocratique. Ce sont des personnes qui sont caractérisés par un fort niveau de défiance dans les institutions. Ma collègue du CEVIPOF Virginie Tournay a réalisé sur cette question une note d’analyse dans laquelle elle nous propose de voir cette attitude négative vis-à-vis de la vaccination en France comme étant de l’ordre d’une rupture du pacte civique. La corrélation entre l’attitude vis-à-vis de la vaccination et l’absence de sentiment d’appartenance à une communauté est très forte. Tout se passe comme si dans le pays de Pasteur, dans un pays dont le modèle de santé publique a longtemps reposé sur la vaccination, où il y avait une culture de la vaccination extrêmement forte qui était une culture civique, la crise de cette culture sanitaire faisait écho à une crise plus générale de la communauté.
En ce qui concerne le regard que les citoyens portent sur la communauté, les résultats de votre enquête concernant les dynamiques d’ouverture et de fermeture sont également riches d’enseignements. On remarque dans tous les pays enquêtés une volonté de limiter les migrations, qui s’accompagne cependant d’une forte demande d’ouverture économique. Par ailleurs, environ un quart des répondants de chacun des quatre pays verrait bien un « homme fort » dégagé des contraintes électorales diriger le pays, et environ la même proportion approuverait l’idée d’un gouvernement militaire. Ne faut-il pas voir dans ces deux aspects un réservoir considérable de vote populiste ou extrémiste ?
Ce qui est certain, c’est que plusieurs indicateurs de notre enquête montrent en particulier dans le cas de la France une demande de fermeture, une demande de protectionnisme sur les plans culturel et migratoire. L’inquiétude quant à l’interdépendance économique est par ailleurs très importante. La crise épidémique a souligné notre dépendance vis-à-vis du commerce mondial pour l’approvisionnement en biens fondamentaux. Notre baromètre enregistre cette inquiétude, qui s’accompagne d’une demande de retour vers l’espace national, l’espace européen ou bien les deux à la fois. Il traduit en tous cas une forte inquiétude vis-à-vis de l’état de l’économie mondiale. Par ailleurs, l’enquête montre que l’adhésion à des théories du complot, à des visions autoritaires ou populistes de la politique atteint des niveaux élevés.
J’y vois la crainte face à un monde qui est en train de bouger. Le discours politique s’est longtemps concentré sur la globalisation, sur l’interdépendance économique : il fallait que les frontières s’ouvrent, il fallait améliorer la compétitivité de nos économies dans un monde concurrentiel et accepter pour cela des remises en cause. Puis est venu le contexte épidémique, et les frontières ont été fermées presque totalement. Il n’est pas très étonnant de voir des opinions qui enregistrent tout ceci et qui traduisent nos inquiétudes. Est-ce un réservoir de vote populiste ? Le populisme, pour autant qu’il y ait un moyen de le définir, était déjà là avant la crise. La vie politique européenne a vu l’émergence de forces politiques qui viennent contester fortement, depuis plus de dix ans, l’idée d’un monde ouvert et interdépendant, et qui mettent à l’agenda politique la question du contrôle des frontières. Cela date de bien avant la crise épidémique.
Votre étude montre aussi que la prévalence de ces représentations dépasse largement l’électorat traditionnel de ces forces politiques. Les scores obtenus sont très largement supérieurs aux résultats électoraux des partis nationalistes ou de ce qu’on identifie généralement comme l’extrême-droite.
Tout à fait.
Pour terminer sur une note plus méthodologique, pourquoi avoir choisi le Royaume Uni, l’Allemagne et l’Italie pour faire partie de votre échantillon ? Comptez-vous développer la perspective européenne de ce baromètre en y intégrant d’autres pays, notamment afin d‘éviter un biais ouest-européen ?
Oui, bien sûr. D’abord, étendre une enquête est quelque chose difficile à faire à la fois techniquement et budgétairement. Le choix des pays répond à des critères motivés par la méthode comparative ainsi qu’à des contraintes budgétaires. Nous avons bien évidemment l’ambition d’étendre notre étude à un pays d’Europe centrale ou orientale – peut-être la Pologne ou la Hongrie – ainsi qu’à un pays d’Europe du Nord. Méthodologiquement, il y a deux approches possibles. On peut d’une part procéder à une comparaison transnationale entre de très nombreux États, qui sont vus comme les points d’une série de données. On peut aussi suivre une autre logique, que nous avons suivie jusque-là, et qui consiste à travailler avec un nombre de pays plus réduit, en étudiant plus en détail les mécanismes de production de la confiance et les vecteurs sociologiques au sein de chacun d’entre eux. Allons-nous progressivement intégrer de plus en plus de pays pour y observer les régularités macroscopiques, en étudiant le taux de confiance comme une caractéristique nationale de même manière que le PIB ou l’IDH ? En tous cas, plus nous intégrerons de pays, plus la logique de comparaison macroscopique où chaque pays deviendra un point l’emportera sur l’étude de ce qui se passe à l’intérieur de ce point. Mais cela prend dix ans de développer une enquête d’une telle ampleur, et je laisserai cette tâche à mes successeurs !