Key Points
- Le blocage du canal de Suez a des implications majeures pour la sécurité maritime de l’Union : cet événement souligne l’importance et la vulnérabilité des routes maritimes globales dans la mesure où 10 à 12 % du commerce mondial dépend du libre passage par le canal de Suez et l’Union gère de plus en plus de grands conteneurs de marchandises en provenance de Chine et d’Asie.
- L’affaire Ever Given soulève des questions environnementales et économiques mais aussi stratégiques, notamment la nécessité d’une présence navale plus permanente au-delà de Suez. Cet épisode renforce l’importance du développement des routes maritimes arctiques par rapport aux autoroutes maritimes ou aux chemins de fer transcontinentaux de l’Indo-Pacifique.
- Les routes maritimes sont des lieux propices aux menaces maritimes hybrides et ces risques sont de plus en plus problématiques compte tenu de la digitalisation rapide de la chaîne logistique maritime et des infrastructures portuaires. La sécurité maritime devrait s’imposer comme un élément central de la stratégie de défense de l’Union après 2022.
Le blocage du canal de Suez, vieux de plus de 150 ans, par le super porte-conteneurs Ever Given est un avertissement pour la sécurité maritime de l’Union européenne. Cet incident maritime a des implications pluridimensionnelles qui donnent à réfléchir sur toute une série de questions allant de la protection du milieu marin à la définition d’une stratégie navale à l’échelle continentale. À bien des égards, il s’agit d’une occasion qui permet à l’Union de réfléchir aux défis et aux risques posés aux lignes d’approvisionnement commerciales, en particulier alors que l’Union élabore une stratégie pour la région indo-pacifique et mène une réflexion sur la manière de renforcer sa sécurité et sa défense maritimes globales. Cet incident, qui s’ajoute aux expériences inédites liées à la pandémie, est un exemple de plus qui met en évidence la fragilité du commerce international et de l’approvisionnement critique.
Nous savons qu’environ 10 à 12 % du commerce mondial dépend du libre passage par le canal de Suez. Pour l’Europe, il s’agit même du seul passage maritime permettant de relier efficacement l’Indo-Pacifique. Eurostat estime que, si la plupart des échanges maritimes de marchandises se font entre les ports européens, l’Union gère de plus en plus de grands conteneurs de marchandises en provenance de Chine et d’Asie, malgré le ralentissement des échanges dû à la pandémie. Approximativement 75 % des marchandises entrant en Europe en provenance de partenaires extérieurs le font par voie maritime et environ 30 % de ce volume est lié au commerce avec l’Afrique du Nord, le Moyen-Orient et l’Asie. L’Océan indien est également un point névralgique pour 75 % des exportations de l’Union.
Le récent blocage du canal de Suez a d’ores et déjà eu des effets tangibles sur les marchés des matières premières et sur les prix de l’énergie. On estime qu’il faudra des semaines pour libérer l’Ever Given des sables qui bordent le canal. Même si les autorités égyptiennes ont déjà dû faire face à des blocages du canal par le passé et que le navire finira tôt ou tard par être libéré, il est plus que probable qu’une série de questions seront soulevées à l’issue de cet épisode.
Par exemple, toute discussion ultérieure sur l’extension ou l’élargissement du canal soulèvera des préoccupations environnementales, d’autant plus qu’il existe déjà des preuves tangibles que le canal de Suez a une incidence majeure sur l’écosystème marin de la Méditerranée. Il y aura sûrement aussi un débat à avoir sur la taille sans cesse plus démesurée des porte-conteneurs qui traversent les océans et les mers du monde. Enfin, la gestion de la décongestion maritime qui suivra progressivement la libération de l’Ever Given sera un défi logistique pour les ports de l’Union.
Pourtant, l’affaire Ever Given n’entre pas simplement dans la catégorie des préoccupations économiques ou environnementales. En effet, elle comporte également une dimension stratégique importante. Par exemple, dix-sept jours seulement avant le blocage, il a été signalé que le porte-avions français Charles de Gaulle et des navires de soutien avaient transité par le canal en direction de l’Océan indien. Le groupe d’attaque aéronaval français a entamé sa mission Clémenceau 21 afin de garantir la liberté de navigation dans la région. L’opération navale européenne Atalanta opère également au-delà du canal de Suez.
Si le groupe d’attaque aéronaval français n’avait pas été en mesure de franchir le canal, surtout lors d’une éventuelle crise militaire, cela aurait nécessité le déploiement d’une puissance navale rapide. À ce titre, il ne s’agit pas seulement de la libre circulation des navires de guerre, mais aussi des lignes d’approvisionnement logistique qui sont utilisées pour soutenir de tels déploiements – n’oublions pas que le canal de Suez relie la Méditerranée aux bases navales de Djibouti. Pour l’Europe, cela soulève la question de la nécessité d’une présence navale plus permanente au-delà de Suez, au cas où de tels incidents se produiraient à l’avenir.
Suez n’est évidemment pas le seul goulot d’étranglement maritime qui existe dans le monde, et les navires en provenance d’Asie doivent affronter d’autres passages risqués comme le détroit de Malacca, la baie de Malay ou le golfe d’Aden avant de se diriger vers le canal de Suez. Nous ne parlons pas ici uniquement des porte-conteneurs qui bloquent les artères maritimes, mais des risques tels que la piraterie et les accidents de navigation qui se produisent sur les voies de circulation maritime denses. C’est pour ces raisons, auxquelles s’ajoute la réduction des temps de transit entre la Chine et l’Europe du Nord, que les spécialistes ont souligné l’importance des routes maritimes arctiques par rapport aux autoroutes maritimes ou aux chemins de fer transcontinentaux de l’Indo-Pacifique. L’expérience d’Ever Given pourrait donner du poids aux arguments de Pékin en faveur d’une plus grande présence chinoise dans l’Arctique.
Il ne faut pas non plus perdre de vue que les goulots d’étranglement et les routes maritimes en général sont des lieux propices aux menaces maritimes hybrides. En particulier, la navigation commerciale peut être affectée par des cyber-attaques sur les systèmes de navigation, mais aussi l’usurpation et le brouillage des satellites qui peuvent fortement perturber la géolocalisation et la navigation. Ces risques sont de plus en plus problématiques compte tenu de la digitalisation rapide de la chaîne logistique maritime et des infrastructures portuaires. Les acteurs malveillants peuvent avoir de nombreuses raisons de créer délibérément des blocages à proximité des goulets d’étranglement maritimes, surtout si l’on considère que les frontières entre le commerce mondial et la géopolitique sont de plus en plus floues.
C’est pour ces raisons que la sécurité maritime devrait s’imposer comme un élément central de la stratégie de défense de l’Union après 2022, en particulier une fois que la Boussole stratégique aura été achevée. Investir dans des capacités de surveillance maritime est essentiel, mais les risques maritimes montrent l’importance d’initiatives telles que l’opération Agénor ou le projet de Présences maritimes coordonnées de l’Union dans le golfe de Guinée. Ces risques justifient également les investissements que l’Union consacre aux capacités maritimes par le biais du fonds de défense et de la coopération structurée permanente.
Bien sûr, beaucoup diront qu’il ne faut pas accorder trop d’importance à ce qui reste essentiellement un accident. C’est vrai. Cependant, le blocage d’Ever Given montre bien comment des incidents maritimes de faible ampleur peuvent avoir des effets potentiellement dramatiques sur le commerce et l’approvisionnement. Il s’agit certainement d’un scénario parmi d’autres qui peut aider l’Union à améliorer sa capacité d’anticipation des crises maritimes. Nous pourrions imaginer d’autres scénarios concernant la protection des câbles sous-marins, ainsi que la sécurité des plateformes offshore et des pipelines destinés au transport d’énergie. Quoi qu’il en soit, ces exemples contribuent à souligner l’importance et la vulnérabilité des routes maritimes qui soutiennent la prospérité et la vitalité économiques de l’Union.