Il existe un réel danger que les Européens soient pris au piège de la concurrence sino-américaine, en subissant des dommages collatéraux, voire même des coûts directs dus à une multitude d’instruments de coercition économique que Pékin et Washington utilisent, ou pourraient utiliser. L’Union européenne peut réagir à toute une série de pratiques commerciales déloyales grâce à ses instruments de défense commerciale qui contribuent dans les faits à maintenir l’ouverture des marchés et le respect des règles commerciales.
Mais les Européens risquent d’être de plus en plus confrontés à des sanctions économiques et à du chantage, puisque l’Union n’a aujourd’hui aucune option, ni aucun instrument efficace pour y faire face : en effet, lorsqu’elle est confrontée à l’usage de la coercition économique par les autres acteurs mondiaux, qui entraîne une violation grave de la souveraineté européenne ou nationale, elle ne dispose que d’idées émergentes. C’est le cas des sanctions extraterritoriales, des droits de douane et des restrictions commerciales visant à modifier les politiques de l’Union ou des États membres, des transferts forcés de données sensibles et des contrôles extraterritoriaux des exportations qui faussent le marché européen et la concurrence mondiale. Pour les pays tiers, ces mesures se sont de plus en plus prêtées, au cours des dernières années, à la modification du comportement des acteurs européens, qu’il s’agisse de l’Union, des gouvernements des États membres, des entreprises ou, plus généralement, de la politique étrangère, économique et énergétique européenne. Fréquemment, elles étaient également utilisées pour assurer aux entreprises nationales des avantages par rapport à leurs concurrents européens.
L’élection de Joe Biden crée une nouvelle opportunité pour l’Europe et les États-Unis de coopérer de manière étroite en matière de lutte contre la coercition économique d’autres puissances. L’Europe devrait bien évidemment travailler à construire la relation la plus étroite possible avec Washington, mais cela n’effacera pas la nécessité pour les Européens de se munir d’instruments efficaces pour négocier avec les grandes puissances et pour protéger leurs entreprises quelle que soit la source des menaces géo-économiques. Même l’administration Biden imposera des coûts directs ou indirects aux Européens si cela promet d’être plus bénéfique pour les objectifs stratégiques des États-Unis qu’une approche multilatérale. La Chine surtout démontre une volonté de pression et de chantage économique considérable. Elle a entre autres imposé un boycott sur de nombreux produits australiens pour punir le gouvernement de sa politique étrangère par rapport à la pandémie, notamment sa demande d’une investigation indépendante du début de l’épidémie à Wuhan.
Concrètement, que pourrait-faire l’Europe face aux menaces géo-économiques ?
La première option de l’Europe devrait toujours être de privilégier le multilatéralisme. Mais lorsque le multilatéralisme ne parvient pas empêcher des formes graves de coercition et qu’il ne suffit pas d’augmenter la pression diplomatique, l’Europe a besoin de concevoir d’autres outils pour protéger plus efficacement ses entreprises ainsi que ses relations commerciales et étrangères. S’ils sont utilisés prudemment, ces instruments pourraient aider à maintenir l’ouverture des marchés, qui risquent sinon d’être fermés en raison de la coercition économique exercée par des pays tiers.
Un instrument de défense collective
En matière d’outils, l’Union dispose actuellement d’un éventail d’instruments de défense commerciale pour se protéger de certaines pratiques commerciales inéquitables – du contrôle des investissements afin de pouvoir parer à des prises de contrôle stratégiques au processus de rééquilibrage des marchés qui ont été perturbés par des subventions étrangères lancés par la Commission. Néanmoins, l’Union n’a aucun instrument juridique pour répondre aux violations de la souveraineté nationale et de ses intérêts essentiels en matière de sécurité perpétrées par des pays tiers, au moyen de mesures telles que l’utilisation d’outils commerciaux, l’application de sanctions, l’élargissement démesuré du contrôle des exportations ou des mesures extraterritoriales. Ces violations peuvent être destinées à contraindre les États membres à faire certains choix politiques dans des domaines clés de leur souveraineté (comme la politique fiscale) ou à changer leur politique sur une question donnée, comme cela a été le cas avec l’embargo chinois sur les produits agricoles canadiens en réponse à l’arrestation au Canada de Meng Wanzhou, ancienne directrice financière de Huawei.
L’Europe pourrait envisager un instrument de protection collective face à la coercition économique pour combler cette lacune. Un tel instrument permettrait à la Commission européenne et aux États membres de protéger directement le continent de la coercition économique. La Commission européenne et son vice-président, Valdis Dombrovskis, ont déjà annoncé travailler sur « un instrument visant à décourager et à contrer les mesures coercitives de pays tiers » dans le cadre du réexamen de la politique commerciale de l’Union.
Les États membres pourraient voter un règlement-cadre qui offrirait un instrument juridique supplémentaire à la Commission européenne. Le recours à cet instrument serait strictement limité aux cas d’actions graves et illicites enfreignant la souveraineté d’un État membre, ou la capacité d’agir de l’Europe. L’Union devrait déclarer sans équivoque que de telles mesures portent atteinte à des intérêts essentiels européens et établir une définition claire d’un acte grave de coercition économique à l’encontre l’UE.
Pour rendre son nouvel instrument aussi efficace que possible, l’Europe devrait principalement examiner des domaines où la Commission européenne bénéficie d’un large éventail de compétences selon les traités. Voici quelques mesures potentielles que les Européens pourraient envisager au titre de cet instrument :
- Imposer des taxes sur la fourniture transfrontalière de services ou bloquer les échanges de services ;
- Renforcer les restrictions sur les transferts de données ;
- Inquiéter les services d’investissements (certains iraient même jusqu’à suggérer de limiter la réaffectation des profits à leur pays d’origine) ;
- Imposer des restrictions sur les marchés publics européens (certaines restrictions pourraient être possibles en s’en tenant aux obligations européennes) ;
- Prélever des taxes de compensation aux entités qui bénéficient de la situation de coercition économique, afin d’équilibrer le marché
L’Europe pourrait également examiner la possibilité de suspendre certaines protections qui relèvent des ADPIC (propriété intellectuelle). Par exemple, l’Union pourrait interrompre l’application des textes relatifs au piratage pour certains produits, imposer ou menacer d’imposer des droits de douane (temporaires), et imposer ou menacer d’imposer des restrictions quantitatives (temporaires) sur les importations de certains pays. Si elle décidait de mettre en place un instrument similaire à celui proposé dans cet article, l’Union devrait choisir soigneusement les mesures à mettre en œuvre.
Le droit international public et les règles de l’OMC pourraient fournir aux Européens une base juridique pour ces mesures.
Une violation du droit international public pourrait advenir dans le cas, par exemple, où une autre puissance contraindrait un État à adopter une certaine politique fiscale interne, où elle interfèrerait avec ses principales politiques de sécurité énergétique, ou bien où elle tenterait de l’obliger à adopter une certaine politique étrangère (comme la Chine a tenté de le faire lorsqu’elle a diminué ses importations de nombreux produits australiens, en réponse à l’appel de Canberra à une enquête indépendante sur les origines du Covid-19). Dans des situations de grave coercition économique à l’encontre des Européens, l’Union pourrait défendre la souveraineté nationale d’un État membre ou la souveraineté européenne au moyen de contre-mesures fermes, qui viseraient à faire cesser la violation en question et à protéger ses intérêts essentiels (en matière de sécurité). Elle pourrait également invoquer la nécessité d’avoir un moyen de dissuasion dans les domaines où le système de l’OMC n’est pas en mesure de la protéger efficacement de la coercition économique. Elle pourrait mettre en avant ses intérêts essentiels en matière de sécurité pour se protéger de violations de principes clés tels que la souveraineté nationale, dans le contexte d’une guerre économique que les Européens n’ont ni lancée, ni alimentée.
Un bureau de l’Union européenne pour la résilience
L’Union européenne ne dispose pas d’un équivalent des agences des pays tiers qui tempèrent les mesures de coercition économique prises contre elle ou les mettent en œuvre. Cela signifie qu’il n’existe aucun organe central qui représente les intérêts européens lors du dialogue et de la négociation avec des entités comme le Département de contrôle des exportations de l’État chinois (SECAD), l’Office américain de contrôle des avoirs étrangers (OFAC) ou d’autres structures. Un pays tiers peut facilement exploiter ou semer la division au sein de l’Union. Et les entreprises européennes se retrouvent souvent livrées à elles-mêmes lorsqu’elles sont confrontées à des problèmes avec des pays tiers.
La mise en place d’un bureau de l’Union européenne pour la résilience permettrait de créer davantage de symétrie avec les autres acteurs et d’offrir un meilleur soutien aux entreprises européennes. Les experts de ce bureau serviraient d’interlocuteur permanent avec les entités correspondantes des pays tiers, compileraient les expériences, coordonneraient les efforts européens de résilience, préviendraient en amont les gouvernements et entreprises des risques de coercition, et aideraient les entreprises européennes. Ce bureau procèderait systématiquement à une analyse des exemples de coercition, identifierait les modèles à l’œuvre et offrirait un aperçu stratégique de la manière dont la coercition économique influence la politique et les entreprises européennes. La mise en place d’un bureau de l’Union européenne ne nécessiterait ni modification des traités ni transfert supplémentaire de compétences vers le niveau européen. Il ne constituerait pas une nouvelle institution ; mais plutôt une nouvelle entité au sein des institutions européennes, comme l’est le nouveau Responsable européen du respect des règles du commerce. Il rassemblerait une équipe permanente d’experts des institutions européennes, par exemple originaires des directions générales couvrant les questions commerciales, financières et économiques mais aussi du Service européen d’action extérieure. Il pourrait être dirigé par un Représentant spécial pour la coercition économique chargé de mener le dialogue avec les autorités des pays tiers et de l’ancrer à haut niveau au sein de la Commission européenne.
Une nouvelle Banque européenne d’exportation
Les Européens ne disposent pas de canaux de paiement qui leur permettraient de continuer à effectuer des transactions lorsqu’une tierce partie leur impose une certaine forme de coercition économique : les sanctions financières. Le rôle central du dollar et du système financier des États-Unis, au cœur du financement du commerce extérieur et des projets, signifie que les acteurs économiques européens sont vulnérables même dans les cas où ils n’échangent pas avec les États-Unis.
Une nouvelle Banque européenne d’exportation (BEE), qui ne serait pas exposée au système financier des États-Unis ou au dollar américain, pourrait proposer des canaux de paiement qui prendraient en charge les transferts de fonds comme les lettres de crédit. Elle pourrait également proposer des services similaires à ceux des OCE actuels, y compris les prêts directs, les assurances-crédits et les garanties à l’exportation. La banque pourrait agir dans un écosystème financier qui serait moins vulnérable aux sanctions américaines. Elle devrait probablement disposer de filiales dans les pays pertinents, afin de pouvoir réaliser des transferts directs. Les possibilités et les obstacles spécifiques dépendraient de la conception exacte de la BEE, mais les avantages principaux pourraient être les suivants :
- Un statut d’institution publique : La BEE relèverait du droit public. Pour éviter de devoir modifier les traités de l’Union, la BEE pourrait entrer dans la catégorie des agences intergouvernementales et avoir un statut similaire à celui du Mécanisme européen de stabilité, avec un personnel composé de hauts responsables de l’Union et des États membres. Les pays tiers hésiteront bien davantage à sanctionner une institution interétatique et des responsables de haut niveau, notamment si un grand nombre des 27 participent ensemble à sa création.
- Un signalement sans confrontation : Dès les premières mesures visant à créer la BEE, les États-Unis seront avertis que l’utilisation de sanctions à mauvais escient pourrait avoir des répercussions négatives sur la suprématie du dollar à moyen et long terme. Lorsque la BEE sera mise en place et qu’elle fonctionnera correctement, sa seule existence suffira à diminuer les risques de représailles ou de confrontations politiques à la suite de certaines sanctions. Les États-Unis éprouveraient des difficultés à sanctionner des entités dont les opérations sont indépendantes d’eux.
- Un refinancement européen : Le refinancement de la BEE serait uniquement en euros ou dans d’autres monnaies des États membres de l’Union européenne, et les investisseurs devraient être établis sur le territoire de l’Union.
- Accès aux banques commerciales : L’Office américain de contrôle des avoirs étrangers (OFAC) et d’autres entités pourraient considérer que les banques commerciales ont un « comportement passible de sanctions » si elles acceptent de recevoir ou d’émettre des paiements depuis ou vers la BEE (même dans le cas où la BEE aurait accès aux systèmes SWIFT, TARGET2 ou SEPA). Deux solutions se présenteraient alors aux Européens :
- Ils pourraient mettre en place un pacte public-privé entre les gouvernements et les banques commerciales selon lequel les gouvernements garantiraient une protection politique aux banques, qui accepteraient en retour les échanges financiers avec la BEE. Ce pacte devrait être conclu aux plus hauts niveaux de responsabilités et dans plusieurs États européens.
- Les Européens pourraient mettre en place un système de compensation automatique avec les banques commerciales qui comprendrait des mesures techniques compliquant la tâche de pays tiers qui chercheraient à retracer les transactions. Ils pourraient imposer juridiquement aux banques commerciales d’accepter au moins indirectement ces paiements. Néanmoins, cela placerait tout de même les banques entre le marteau (les sanctions) et l’enclume (le droit communautaire). Contrairement au règlement européen de blocage, cependant, l’obligation juridique serait très spécifique et ne concernerait pas directement le respect des sanctions. En règle générale, l’OFAC pousse les banques à remettre ces obligations en question devant les tribunaux, mais ces derniers pourraient soit considérer que l’affaire n’est pas recevable, soit confirmer l’obligation juridique (il s’agit de l’avis prédominant dans le milieu judiciaire).
- Les Européens pourraient imposer à toutes les entreprises et à toutes les institutions nationales d’avoir un compte à la BEE. Ainsi, elle serait en mesure de proposer des canaux de paiement parallèles, et elle pourrait enregistrer des transactions hors de portée des sanctions prises par des pays tiers.
En fin de compte, le succès ou l’échec de la BEE se résumera à la question du risque. Les acteurs du secteur privé devront accepter un certain degré de risque dans l’utilisation de la BEE. Mais les Européens devront probablement avoir la volonté et la capacité de protéger la BEE et les entreprises qui s’en servent. La protection, cela signifierait probablement que l’État devrait être prêt à compenser un degré suffisant de dommages, rapidement et sans procédures compliquées. Le personnel de la BEE devrait être européen, ne pas avoir d’actifs en dehors de l’Union et avoir la possibilité d’obtenir des prêts par l’intermédiaire de la BEE, comme ceux que les banques centrales accordent déjà à leurs employés. Tout cela pourrait se résumer à une question fondamentale : l’Europe fera-t-elle tout ce qu’il faut pour protéger la BEE ?
Une BEE pourrait être un outil utile dans la boîte à outils européenne. Le risque existe qu’il ne soit utile qu’à ceux qui ne sont pas exposés aux États-Unis, et surtout s’ils ne s’engagent que dans des transactions non sanctionnées (où les banques commerciales « surcomportent »). Mais si elle reçoit un soutien politique fort, son pouvoir de renforcer la résilience européenne pourrait être important.
Suite à l’investiture du nouveau président américain l’Europe doit maintenant tisser un lien aussi proche que possible avec les États-Unis. Nous ne disposerons peut-être que d’une fenêtre de quatre ans, voire de deux ans seulement, pour reconstruire une relation transatlantique forte et le commerce multilatéral solide. Il ne faut pas rater cette opportunité. Mais l’Europe devra renforcer ses capacités pour faire face à la coercition économique. La politique de la Chine nous en montre l’importance dans tous les cas.