La vente à découvert, par laquelle un investisseur emprunte les actions d’un émetteur et les cède immédiatement sur le marché dans l’espoir de les racheter ultérieurement à un prix moindre en amont du remboursement, est une technique pour le moins controversée. Parce que les vendeurs à découvert réalisent un profit d’autant plus grand que le cours de la société cible chute, le grand public tend à percevoir ces investisseurs comme des spéculateurs impitoyables, prêts à tout pour mettre à terre les entreprises qui contribuent à la bonne marche de l’économie réelle.

Un petit bataillon d’investisseurs participant au groupe Reddit WallStreetBets s’est rapidement mué en une armée de petits porteurs procédant à des achats massifs d’actions et d’options « out of the money » (options d’achat d’actions à un prix bien plus élevé que le cours de l’action au jour de leur acquisition) sur les titres de plusieurs sociétés, les deux plus emblématiques étant GameStop et AMC, dans le but de provoquer une hausse significative du cours des actions de ces sociétés sans lien avec leur valeur fondamentale. Cette campagne avait pour objectif de provoquer un « short squeeze » des vendeurs à découvert, c’est-à-dire les forcer à couvrir leurs positions courtes lorsque le cours de l’action sous-jacente devient trop important. Suivant les recommandations d’investisseurs sophistiqués (décris par la presse comme les « gourous » du mouvement), ces achats massifs d’actions et d’options « out of the money » ont eu pour effet de pousser artificiellement les cours des actions des sociétés visées à la hausse, provoquant le short squeeze escompté.

Cette idée partagée par beaucoup d’investisseurs de détail, et plus généralement le grand public que les vendeurs à découvert sont des investisseurs nuisibles à la fois pour les marchés financiers et pour l’économie réelle relève cependant bien plus du mythe que de la réalité économique. S’ils sont bel et bien motivés par la perspective du gain, les vendeurs à découvert, au premier rang desquels les vendeurs à découvert activistes, jouent un rôle essentiel pour le bon fonctionnement des marchés financiers. Ces investisseurs permettent en effet d’identifier non seulement les sociétés surévaluées bénéficiant d’une mauvaise allocation des capitaux, mais aussi les instances de fraude et de manipulation comptable les plus alarmantes. Sans vendeurs à découvert, les fraudes mises en œuvre au sein de Wirecard auraient pu se poursuivre pendant plusieurs années, causant un préjudice bien plus important encore à la société dans son ensemble. La recherche académique1 a quant à elle démontré que les vendeurs à découvert ont, parmi d’autres bienfaits, contribué de manière non négligeable à limiter les effets dévastateurs de la crise financière de 20082. Bien qu’un certain nombre de pratiques indésirables, telles que les ventes à découvert non couvertes (naked shorts) en violation des règles applicables, méritent d’être poursuivies et sanctionnées, les vendeurs à découvert jouent, dans leur ensemble, un rôle clé pour le bon fonctionnement des marchés financiers. Les véritables bénéficiaires d’une diminution des activités de vente à découvert3 sont donc non les investisseurs de détail et le grand public, mais les dirigeants d’entreprises malhonnêtes et incompétents dont les méfaits mettent plus de temps à être démasqués.

Une question posée par les récents évènements est celle de savoir si les investisseurs ayant provoqué l’envolée du cours des actions de GameStop, AMC et des autres sociétés ciblées peuvent être considérés comme ayant contribué à une manipulation de marché. Si l’on se place du point de vue des objectifs poursuivis par la réglementation, cette qualification doit probablement être retenue, compte tenu de l’impact potentiellement dommageable de leur action pour les marchés financiers. À suivre en revanche une interprétation stricte des textes, la réponse est plus nuancée. Du point de vue du droit américain4, la caractérisation d’une manipulation de marché est en effet souvent subordonnée à la démonstration de la mise en œuvre de pratiques trompeuses ou mensongères. En droit européen5, la question consiste essentiellement à vérifier la satisfaction éventuelle de l’une des définitions prévues par le règlement Abus de marché, la plus pertinente en l’espèce étant la réalisation de transactions fixant le cours des actions à un niveau anormal ou artificiel.

Au-delà du débat juridique technique, l’affaire GameStop revêt un enjeu politique essentiel. 

Cette affaire a révélé, s’il en était encore besoin, qu’une frange importante du grand public considère que les investisseurs professionnels bénéficient, sur les marchés financiers, de nombreux privilèges techniques et réglementaires, une impression qui serait nécessairement accentuée (et à juste titre) si les investisseurs de détail devaient être poursuivis au titre de pratiques que les investisseurs professionnels mettent eux-mêmes régulièrement en œuvre. Investisseurs comme sociétés cotées ont en effet employé la technique du short squeeze pour se débarrasser de vendeurs à découvert encombrants pendant des décennies6 sans jamais être poursuivis pour manipulation de marché, à quelques maigres exceptions près (voir en particulier Volkswagen/Porsche7 en 2008 et MAAX Holdings8 en 2012). Les autorités de marchés – à commencer par la SEC américaine, qui a récemment annoncé qu’elle examinerait les évènements en lien avec l’affaire GameStop –doivent éviter de donner au grand public l’impression de favoriser les investisseurs institutionnels par rapport aux investisseurs de détail. En tout état de cause, les ressources limitées dont disposent les autorités de marché rendraient extrêmement difficile, voire impossible, la mise en œuvre de poursuites à l’encontre des myriades d’investisseurs qui ont participé à ces campagnes.

Un bon compromis consisterait à focaliser les poursuites sur les « gourous » qui ont mené le mouvement en invitant leurs adeptes à prendre un certain nombre de positions sur les actions des sociétés visées tout en suggérant que ces investisseurs seraient en position de liquider leur position avant de subir l’effondrement consécutif du cours des actions. Parce qu’ils ont à la fois appelé à la mise en œuvre de short squeezes et trompé les investisseurs de détail, ces gourous sont des cibles toutes désignées. À supposer en particulier que l’utilisation de dispositifs trompeurs ou mensongers soit rendue nécessaire par le droit américain pour établir la manipulation, les leaders du mouvement GameStop9, pour la plupart des investisseurs expérimentés, pourraient difficilement convaincre la SEC qu’ils croyaient vraiment à une augmentation constante du cours de bourse non suivie d’un effondrement conséquent. D’un point de vue politique, la poursuite de ces gourous poserait également beaucoup moins de problèmes, dans la mesure où le grand public aurait certainement moins de difficultés à comprendre la légitimité des poursuites engagées à leur encontre.

Les régulateurs américains et européens devraient également profiter de l’intérêt temporaire porté à la question des short squeezes pour se pencher sur la question de savoir comment réglementer ces pratiques à l’avenir. En dépit de leur mauvaise presse, les vertus des vendeurs à découvert pour les marchés financiers, et par contrecoup l’économie réelle, ne fait plus aujourd’hui l’ombre d’un doute. Or, les short squeezes représentent un coût important10 et, dans la plupart des cas, injustifié pour ces investisseurs. Les émetteurs comme les investisseurs professionnels et de détail devraient être dissuadés de mettre en œuvre ce type de pratique. Il y a donc lieu d’espérer que l’affaire GameStop sera vue par les régulateurs des deux côtés de l’Atlantique comme une occasion de réglementer spécifiquement les formes les plus flagrantes de short squeezes, plutôt que de s’en tenir à une réglementation des manipulations de marché qui n’ont pas permis, jusqu’à présent, de traiter le sujet de manière adéquate.

Sources
  1. Beber, Alessandro and Pagano, Marco, Short-Selling Bans Around the World : Evidence from the 2007-09 Crisis (18 août 2011). Journal of Finance, Forthcoming, disponible sur SSRN : https://ssrn.com/abstract=1502184
  2. Sarah Spickernell, “What caused the 2008 financial crisis ? Not short selling, it turns out”, City AM, 8 août 2014.
  3. Voir notamment la récente décision de Citron Research de mettre un terme à ses activités de recherche en lien avec la vente à découvert : Anirban Sen, Niket Nishant et Svea Herbst-Bayliss, Short-seller Citron changes course, adjusts to new reality, Reuters, 29 janvier 2021, https://www.reuters.com/article/us-retail-trading-citron-idUSKBN29Y1XR
  4. V. en particulier Sect. 9 du Securities Exchange Act de 1934
  5. V. en particulier Art. 12 du règlement n°596/2014 du Parlement européen et du Conseil du 16 avril 2014 sur les abus de marché (règlement « MAR ») relatif aux manipulations de marché
  6. Lamont, Owen A., Go Down Fighting : Short Sellers vs. Firms (juillet 2004). NBER Working Paper No. w10659, disponible sur SSRN : https://ssrn.com/abstract=579806
  7. Sarah Marsh, Short sellers make VW the world’s priciest firm, Reuters, 28 octobre 2008.
  8. Al Lewis, Squeeze on Goldman put Falcone in penalty box, MarketWatch, 21 août 2013.
  9. Thomas Franck, SEC reviewing volatility amid GameStop frenzy, vows to protect retail investors, CNBC, 29 janvier 2021.
  10. Xu, Wei and Zheng, Yu, The Short Squeeze : The ‘Invisible’ Cost of Short Sales (23 mai 2016), disponible sur SSRN : https://ssrn.com/abstract=2783374, ou à cette adresse : http://dx.doi.org/10.2139/ssrn.2783374