La victoire de Joe Biden donne le signal d’un retour des États-Unis sur la scène internationale. Un retour tant espéré par les Européens. De nombreux sujets technologiques – et donc stratégiques – sont sur la table, et toutes les parties ont intérêt à trouver un terrain d’entente. Mais dans quelles conditions ? La proposition d’un Nouveau programme transatlantique pour un changement planétaire des institutions de l’Union européenne est elle la bonne voie ?
Le départ de Donald Trump ne provoquera pas de révolution dans les fondamentaux de la politique étrangère américaine. La principale préoccupation continuera d’être la montée en puissance de la Chine, alimentée par son ascension fulgurante dans le secteur des nouvelles technologies. Dans ces circonstances particulières où, pour le dire clairement, l’hégémonie américaine vacille, elle se tourne aujourd’hui avec Joe Biden vers l’Europe pour trouver un point d’appui. La question est : l’Europe doit-elle lui tendre la main, et sous quelles conditions ?
La position des États-Unis vis-à-vis de leurs géants technologiques a connu une inflexion ces dernières années. De fait, les révélations d’Edward Snowden et de Wikileaks, le scandale Facebook-Cambridge Analytica, le rapprochement de ces entreprises d’avec la Chine, ont fragilisé des Américains qui s’étaient auto-persuadés du bien-fondé de leur position dominante. Si bien que les auditions de leurs dirigeants devant le Congrès se sont multipliées et des procédures antitrust ont été ouvertes contre eux.
Il ne faut pas pour autant se bercer d’illusions. Les États-Unis demeurent une puissance qui considèrent l’Europe moins comme un allié que, bien souvent, comme un auxiliaire, auquel il demande une loyauté sans faille – les multiples pressions de l’administration américaine contre les pays peu enclins à interdire le déploiement des équipements 5G de Huawei nous l’ont suffisamment prouvé. Si l’on veut entamer ce rapprochement avec les États-Unis, il nous faut être stratèges et renégocier le cadre de notre partenariat.
Être fermes sur nos valeurs et nos intérêts
Un « partenariat », en effet, parce qu’il est de plus en plus difficile de parler d’alliance. On se souvient des multiples programmes mis en œuvre par la NSA, avec le concours des GAFAM, pour espionner les communications du monde entier – dont leurs « alliés » européens. On se souvient aussi de l’espionnage des trois derniers présidents français (Chirac, Sarkozy, Hollande) et de la Chancelière Merkel, grâce, du reste, au soutien malheureux de certains services de renseignements européens. On ne peut rayer ce passif d’un trait de plume.
C’est pourquoi il est nécessaire, pour Washington, de faire preuve de bonne volonté. D’abord, en abrogeant les lois de surveillance qui confèrent aux autorités judiciaires et aux services de renseignement toute latitude pour espionner le monde entier – dans l’ordre d’apparition : le Patriot Act, les 2008 FISA Amendments et le Cloud Act.
Par ailleurs, une coupure doit être instituée entre les grandes firmes technologiques américaines et Uncle Sam. On ne peut surajouter à notre dépendance technologique vis-à-vis de ces entreprises une vassalisation technique par les liens qui les rattache au cœur régalien de l’État américain. Par exemple, la pratique d’introduction de backdoors de la NSA dans les produits logiciels des éditeurs américains doit être abolie. À cela doit s’ajouter une stricte séparation des opérateurs et des réseaux qui gèrent toute l’infrastructure matérielle de l’Internet (câbles sous-marins, serveurs racines du DNS…) de la puissance étatique américaine.
Enfin, il est nécessaire que l’Europe, sûre de ses intérêts, se fixe une politique technologique capable de rivaliser avec les États-Unis. En l’état, le rapport de force lui est par trop défavorable et les points d’accord théoriques qui pourraient être trouvés avec Washington (par exemple, la définition de nouveaux standards dans les technologies émergentes comme l’IA ou la blockchain), seront, dans la pratique, à l’avantage des acteurs américains. L’histoire nous le montre, ce sont les acteurs dominants qui fixent les standards pour tous : il suffit de voir la solution S3 d’AWS (Amazon) dans le cloud, qui s’est imposée comme un standard de fait ; preuve en est, le projet de « cloud souverain » Gaia-X s’était fixé comme objectif, au départ, de définir de nouveaux standards en accord avec les « valeurs européennes » – ce projet a été abandonné.
Dans un contexte d’érosion de la puissance américaine, inquiétée par l’essor de la Chine, les Européens ont les moyens de rétablir des relations équilibrées avec les États-Unis. Elle doit rester ferme sur le respect de ses valeurs et de ses intérêts, et les projets de réglementation sont un premier pas dans cette direction. Il ne s’agit pas, comme on peut le lire dans le « New EU-US Agenda for Global Change » de fonder naïvement ce partenariat « sur des principes », des « valeurs communes » qui feraient « de nous des partenaires naturels en matière de commerce, de technologie et de gouvernance numérique ». Ce n’est pas le cas. Jusqu’à preuve du contraire, c’est-à-dire jusqu’à ce que les États-Unis fassent montre d’une volonté de changement et que nous soyons en capacité de parler entre égaux, nos objectifs resteront éloignés. Loin d’être rédhibitoire pour la formulation d’un partenariat, cette situation nous invite plutôt à la lucidité. Dans ces conditions seulement, la reconstruction à terme d’une alliance avec les États-Unis sera envisageable et grandement souhaitable : c’est une des conditions pour que les démocraties survivent et se renouvellent au XXIe siècle.