Dix-neuf ans plus tard, l’histoire se répète. À quelques nuances près. C’était en décembre 2001 : l’Occident avait été tragiquement réuni par les attentats du 11 septembre. Mais pendant des mois, c’est pour d’autres raisons que l’Europe avait été poussée à faire le grand saut – celui d’une unité politique véritable et solide : le sentiment de pouvoir saisir une opportunité historique, avec l’incorporation de douze pays de l’ancien bloc soviétique. L’Union née à Maastricht pouvait oser, au-delà même des intentions exprimées dans la déclaration de Laeken signée par les chefs d’État et de gouvernement et minutieusement préparée au cours des mois précédents par le Premier ministre belge Guy Verhofstadt.
L’ancien président français Valéry Giscard d’Estaing, décédé le 2 décembre dernier, fut appelé à diriger la « Convention sur l’avenir de l’Europe » convoquée par Laeken, avec l’appui de deux éminents anciens chefs de gouvernement : le Belge Jean-Luc Dehaene et l’Italien Giuliano Amato 1. Ce fut un échec, comme on le sait : le projet de Constitution européenne conçu par cette instance vola en éclats à la suite des « non » recueillis lors des référendums français et néerlandais (mai et juin 2005). Cette fenêtre d’opportunité s’était ainsi refermée de manière retentissante.
Après un océan de problèmes et de crises, dont la plus récente a été la « perfect storm » socio-économique créée par la pandémie de Covid-19, l’Union se prépare à lancer une nouvelle conférence sur l’avenir de l’Europe. Et c’est le même Verhofstadt qui, du côté du Parlement européen, pourrait être amené à la diriger. Quinze ans après ce rejet, Giuliano Amato, ancien Président du Conseil italien aujourd’hui vice-président de la Cour constitutionnelle italienne, revient sur l’héritage laissé par Giscard, tire les leçons de cette « saison constitutionnelle », et sur les erreurs à ne pas répéter.
Valéry Giscard d’Estaing, né à Coblence en 1926 et décédé le 2 décembre dernier, avait brillamment accompli son cursus honorum en France, jusqu’à devenir Président de la République de 1974 à 1981. Il occupa entre 2002 et 2003 la direction de la Convention européenne, où vous étiez à ses côtés. Quels souvenirs avez-vous de lui, en tant qu’homme et en tant que politicien ?
Il était formidable. Il suffisait de le regarder dans les yeux pour savoir qu’il y avait derrière lui une intelligence peu commune. Il avait été un enfant prodige de la politique française. Bien avant l’arrivée de Macron, qui a brisé tous les murs entre les générations, il est devenu à 34 ans Ministre des finances sous De Gaulle – grâce au soutien évident du Général, mais aussi à sa capacité, devenue légendaire, à débiter devant l’Assemblée nationale chiffres, résultats et attentes en ne s’appuyant sur aucune note écrite. Avant Macron, il était aussi le plus jeune chef d’État de la République, avec une nonchalance politique qui lui avait permis de de rentrer dans l’arène politique malgré ses frictions avec le gaullisme en raison de sa défense de l’austérité en matière financière. Il parvint à remporter la présidentielle avant même que la formation qu’il avait créée pour se relancer ne devienne un parti – en précurseur de Macron.
Et s’il s’était essentiellement distingué comme architecte des politiques financières intérieures, c’est précisément en tant que chef d’État que Giscard s’est imposé comme une figure européenne. Avec deux résultats essentiels dont tout le monde se souvient. D’une part, l’invention, partagée avec d’autres collègues mais dont il était une figure de proue, du Conseil européen, initialement conçu comme un forum informel dans lequel les chefs d’État et de gouvernement pouvaient échanger leurs opinions en vue de définir les orientations de l’action de la Communauté européenne, et qui est progressivement devenu grâce à son fonctionnement efficace l’organe central, même formel, de définition des intérêts stratégiques de l’Union.
D’autre part, sur fond de son amitié et de son harmonie avec le chancelier allemand Helmut Schmidt, la réponse apportée aux bouleversements financiers internationaux provoqués par la rupture des accords de Bretton Woods par Nixon, sous la bannière d’une « America first » avant la lettre ainsi que par la crise pétrolière, et ce avec la création du berceau de l’euro : le Système monétaire européen qui a permis de lier les monnaies européennes entre elles au moyen d’une bande de fluctuation et d’interventions coordonnées des banques centrales des États membres pour le garantir. Ce fut une grande invention qui allait conduire « naturellement » à la création de l’euro. Ceux qui, comme moi, ont été confrontés dans les années suivantes, en tant que ministre du Trésor puis en tant que Premier ministre, à la spéculation sur les marchés prêts à attaquer l’une ou l’autre des monnaies liées, ont vu dans la transformation de ce système en une monnaie unique la seule solution- un peu comme le vaccin contre le Covid aujourd’hui – pour éviter l’introduction de ce pluralisme disjoint du marché dans une construction qui tend vers des valeurs unitaires. Giscard a donc beaucoup donné à l’Europe.
À tel point qu’à la fin de l’année 2001, vous avez été appelé à diriger la Convention sur l’avenir de l’Europe que les gouvernements avaient explicitement chargé de donner corps et âme au projet d’intégration, avec Jean-Luc Dehaene à vos côtés. Quelle était l’atmosphère pendant ces mois de travail ?
Tout le monde se souvient de la déclaration de Laeken, mais peu de gens se souviennent d’un discours emblématique que le leader des Verts et ministre allemand des affaires étrangères de l’époque, Joschka Fischer, avait prononcé à l’Université Humboldt de Berlin quelques mois plus tôt, en mai 2000. « Le temps est venu » avait-il dit. L’Europe a mûri grâce aux projets d’intégration, mais nous avons devant nous des défis séculaires – c’était la substance de son discours, à l’aube du nouveau millénaire – qui nous poussent à abandonner la logique des « petits pas » : nous devons faire le pas vers la fédération européenne, nous avons besoin d’une Constitution européenne. Sans susciter l’enthousiasme des gouvernements, cet appel est néanmoins entré dans le grand débat de l’intelligentsia européenne, car il était effectivement temps : « si ce n’est maintenant, alors quand ? ». C’est à partir de ce moment que la demande de concevoir un véritable texte constitutionnel est a émergé dans la Convention européenne, et non à partir du mandat formel qui lui a été donné par le Conseil de Laeken en 2001, dont la demande essentielle était de consolider les différents traités en vigueur en les simplifiant en un seul, et qui ne demandait que dans ses dernières lignes d’évaluer s’il pouvait être utile à l’avenir de doter l’Union d’une Constitution. Lors de l’ouverture de la Convention, il y eut donc le discours de Fischer, et en même temps la figure politique de Giscard, qui dit à ce moment-là que sa présidence entrerait dans l’histoire non pas en simplifiant les traités mais en donnant à l’Europe une Constitution. Lorsque M. Giscard annonça une telle intention devant la Convention rassemblée en assemblée plénière, et composée, il faut le rappeler, de représentants du Parlement européen, des parlements nationaux, des gouvernements et de deux représentants de la Commission – tout le monde se leva et applaudit : ce fut comme un véritable moment fondateur.
Puis le vent a tourné.
Nous nous sommes mis au travail pour rédiger ex novo un véritable texte constitutionnel selon les canons du genre, avec des règlements sur les sources juridiques, la répartition des pouvoirs, les droits des citoyens. Les principaux travaux de la Convention ont été consacrés à cette partie. Cet organe n’était toutefois pas investi du pouvoir constituant, mais seulement du pouvoir de faire des propositions à la Conférence intergouvernementale et donc aux parlements nationaux. Dans la phase finale des travaux, à la veille du transfert des résultats des travaux aux gouvernements, il se passa quelque chose : le rôle des représentants des gouvernements avait gagné en poids et en influence politique. J’ai compris que quelque chose était en train de changer lorsque de plus en plus souvent, lorsqu’on me demandait les raisons d’un « non » exprimé par le représentant de tel ou tel gouvernement sur un point donné, je m’entendais répondre : « c’est parce que mon gouvernement a dit non ». Je baptisé ce phénomène le sovereign niet, le non souverain. Le conflit devint évident lors d’une réunion que je n’oublierai pas et qui, rétrospectivement, a marqué le destin de ce projet.
Au moment de la conclusion des travaux, nous avons constaté avec les gouvernements que nous étions arrivés à écrire 130 articles de la Constitution européenne – ce qui est la longueur moyenne d’une constitution en Europe – auxquels venaient s’ajouter plus de 300 articles qui étaient les traités consolidés. Conscients que le fruit de ce travail serait soumis à des ratifications nationales, ce qui dans certains pays devait se faire par référendum populaire, Giscard et moi avons dit : gardons les deux textes séparés, faisons-les ratifier séparément, ou alors la Constitution se noiera dans la complexité : car présenter un paquet de plus de 400 articles en les présentant comme Constitution européenne aurait nécessairement provoqué une réaction de rejet. Les représentants des gouvernements ont répondu avec une rigidité d’une simplicité désarmante : il est déjà si difficile pour nous de faire ratifier un seul document par les parlements, comment voulez-vous faire avec deux ? Nous avons cédé, et le résultat a été un texte unique. Des mois plus tard, lors de la campagne référendaire française, les partisans du Non ont bloqué les deux Constitutions, la nationale – un petit volume – et l’européenne : « Vous ne pouvez même pas tout lire, et ils veulent que vous l’approuviez ! Dites non. » De mon point de vue, cette mine que nous avons nous-mêmes posée dans le projet final a été l’un des principaux facteurs, bien que moins connu, du rejet et donc de la disparition de cette Constitution.
Ceux qui ont observé cette éclipse de manière plus ou moins mélancolique ont cependant insisté sur deux critiques fondamentales : premièrement, que la Convention a été une « fuite en avant » substantielle par rapport au mandat qui lui avait été confié ; deuxièmement, que la Constitution est née avec une approche descendante : les élites produisent, le peuple reçoit.
Je n’ai pas de doute sur le fait que la Convention était bien une fuite en avant, et ce par rapport aux sensibilités des gouvernements. Si j’osais le nier, je nierais que 2+2 font 4. Je sais aussi, par rapport à l’Histoire, qu’il y a des moments où les sauts en avant trouvent la force de leur légitimation. Je ne pense pas que l’absence de cette force soufflant dans les voiles de la Constitution européenne soit due à l’approche descendante. J’y vois l’une des critiques les plus évidentes mais les moins fondées de ce processus. Il suffit de consulter les documents relatifs aux travaux de cette Convention pour constater que la participation des représentants de tous les organes démocratiques, économiques et sociaux – des dizaines et des dizaines de réunions et de discussions – était très large. S’il y a une chose que nous ne pouvons pas nous reprocher, ce serait de nous être enfermés dans une tour d’ivoire d’où nous aurions ensuite prétendu faire descendre la Constitution. Il y a eu une fuite en avant parce que sur certaines questions clés, nous avons dû constater par nous-mêmes que nous étions incapables de briser la résistance des gouvernements, tandis que les représentants des parlements nationaux eux-mêmes prenaient de plus en plus souvent parti pour les travaux de la Convention avec les membres du Parlement européen plutôt qu’avec leurs gouvernements respectifs sur les différentes questions, ce qui démontre une avancée inattendue de la conscience européenne.
En cette incroyable année 2020, nous avons vu l’ancien et inflexible ministre des finances, aujourd’hui président du Bundestag allemand, Wolfgang Schäuble, parler d’un moment Hamiltonien, alors que l’Allemagne se proposait d’ouvrir la porte à une dette européenne commune, et donc d’une fiscalité commune. À l’époque de la Convention, l’Union n’était pas prête pour un tel saut fédéral. Mais l’est-elle aujourd’hui ?
Malgré l’esprit pro-européen qui prévaut, nous avons dû constater qu’en matière de politiques économiques et sociales, il n’y avait aucune volonté de renoncer aux prérogatives nationales. Le groupe de travail sur ce domaine a été l’un des derniers à être formé. Et les résultats ont été un aplatissement de ce qui existait déjà. Avec des collègues socialistes – nous avions l’habitude de nous réunir le soir pour coordonner nos efforts – nous avons rappelé comment les États-Unis ont cessé d’être une confédération et sont devenus une fédération non pas à Philadelphie, mais lorsqu’un siècle plus tard fut introduit la federal income tax : c’est alors que les ressources de la fédération sont nées, et que le Congrès est devenu plus important que les assemblées des États. Mais personne au sein du groupe de travail n’avait envie de créer un impôt européen – ou une dette européenne commune. Et c’est l’une des raisons qui m’ont convaincu que nous allions vers la création non pas d’une constitution mais d’un hermaphrodite – moitié traité, moitié constitution. À tel point que sur les ressources financières de l’Union, la règle reste que tous les parlements nationaux doivent donner leur avis. La clause Madison a été rejetée – or il n’y a pas de Hamilton sans Madison – qui offrait la possibilité que la Constitution entre en vigueur lorsqu’une majorité des États membres l’auraient ratifiée.
Il ne fait aucun doute que les années passées et les coups que nous avons dû subir- tout récemment celui du Covid-19 – conduisent maintenant à cette idée qu’il peut y avoir une dette européenne commune pour financer les dépenses européennes communes. Schaeuble a raison : c’est le moment de la fédéralisation. Je ne me fais cependant pas d’illusions, car elle arrive à un moment qui nous a également montré combien les identités nationales sont fortes, bien plus que celles des treize anciennes colonies des États-Unis à l’époque, et comment en Europe le mélange entre les avancées vers la fédéralisation et la protection des identités nationales demeurera toujours inextricable. C’est ce qui nous fait partager le point de vue du Tribunal constitutionnel allemand quand il se prononça sur le traité de Lisbonne, qui incluait – ne l’oublions pas – notre travail constitutionnel. Le Bundesverfassungsgericht a alors clairement statué : l’Europe est et reste une union d’États, qui a eu des moments d’intégration et pourra en avoir d’autres ; mais le jour où les États voudront transformer l’Union en un État fédéral, cela devra se faire non seulement en modifiant les règles européennes, mais aussi les constitutions nationales. Je suis convaincu que c’est le cas et qu’il serait difficile pour l’Europe d’aujourd’hui, où les identités nationales sont si fortes, d’accepter une solution différente.
Dans le e-book L’Europa al bivio dopo lo shock (L’Europe à la croisée des chemins après le choc), fruit du travail de la conférence organisée par Reset DOC et la Fondazione Corriere, le professeur Sergio Fabbrini souligne comment l’appréhension du saut fédéral mise en avant par les pays nordiques lors des dernières négociations, sous l’égide des Pays Bas, est davantage liée à la terreur des petits États de se laisser submerger par les grands – problème qui est apparu, puis a été résolu, même au moment de la fédéralisation américaine – qu’à l’opposition Nord-Sud tant rabâchée. Comment ce conflit peut-il être apaisé ?
Les expédients juridiques ne manquent jamais : l’un d’eux est celui de la représentation dite proportionnelle-régressive. Déjà utilisé pour l’élection du Parlement européen, cette technique prévoit que le principe proportionnel de base régresse à mesure que le nombre d’habitants de chaque pays diminue – de sorte que le poids d’un électeur luxembourgeois est environ dix fois celui d’un électeur allemand. Il reste le problème, dont les euro-enthousiastes n’ont pas conscience, de savoir comment encadrer dans cette perspective le référendum européen qui, dans le schéma classique, devrait investir la citoyenneté européenne d’une capacité constitutive unitaire de la future fédération européenne. Je travaille sur ce sujet depuis une trentaine d’années, et aucune des formules possibles n’est acceptée, pour la simple raison que le principe même du référendum « une personne, un vote » crée un phénomène de surenchère, les électeurs des petits pays étant dépassés par ceux des grands pays. Et c’est là un point crucial de la démocratie : la nature démocratique du système ne vit que dans la mesure où celui-ci représente chaque citoyen, qu’il soit européen ou irlandais, polonais ou italien. C’est un nœud qui a toujours été là, mais qui, au cours des années de soi-disant souveraineté, a acquis une importance encore plus grande.
Reportée en raison du tsunami sanitaire, une nouvelle conférence sur l’avenir de l’Europe s’ouvrira en 2021 avec la participation, une fois de plus, des gouvernements et des parlements nationaux, ainsi que des institutions de l’UE. Sur la base de l’expérience acquise avec la Convention, quelle forme devrait prendre, ou ne pas prendre, cette conférence pour que ses intentions soient réellement couronnées de succès ?
Une contribution plus importante peut être apportée aujourd’hui si nous parvenons à construire autour du nouvel acquis puissant que représente la dette commune, une gestion économique et financière au niveau supranational capable de soutenir la stabilité et le développement de l’ensemble, comblant ainsi le vide qui existait depuis Maastricht, lorsque nous avons placé à côté de la monnaie unique une simple coordination des politiques économiques et fiscales nationales. L’autre asymétrie à corriger est l’absence d’un réseau minimum de protection sociale au niveau européen : la politique sociale est certes une compétence nationale, mais tout comme nous avons inventé en Italie les « niveaux essentiels », on pourrait faire de même au niveau européen. Troisième et dernier point, je recommande de suivre ces pistes, sans pour autant se laisser emporter par l’enthousiasme en essayant d’en faire trop. Car alors l’effet boomerang risquerait de remettre en question les choses sur lesquelles nous étions parvenus à un accord.