Avec l’Investiture de Joe Biden, la page de la Présidence Trump se tourne emportant avec elle une perception du lien transatlantique pour le moins atypique. S’il est encore trop tôt pour évaluer précisément les conséquences de celle-ci sur l’alliance stratégique entre les États-Unis et le Vieux Continent, il est certain que les «  Années Trump  » laisseront un souvenir impérissable dans les capitales européennes.

L’arrivée de Biden à la Maison Blanche ne doit cependant pas conduire les Européens à idéaliser le futur des relations transatlantiques. Certes, le dialogue avec la nouvelle Administration devrait être plus stable et à nouveau pleinement professionnel. Cependant, il est impossible d’ignorer les profondes mutations de ces relations à l’heure où les États-Unis redéfinissent leur stratégie globale. Une stratégie au sein de laquelle l’Europe a perdu en importance – et cela ne date pas de Trump.

Ainsi, nombre de défis perdureront dans le cadre transatlantique ces prochaines années, des questions de sécurité aux questions commerciales. Compte tenu des premières nominations ayant trait à la politique étrangère, la Présidence Biden semble s’inscrire dans la continuité de la période Obama. Cependant, elle ne rejettera pas pour autant l’ensemble de l’héritage trumpiste. Cela se confirme notamment par la bipartisanisation de certaines problématiques telles que la position à adopter face à la Chine ou le soutien pour l’Initiative des Trois Mers.

Face à ces évolutions, les Européens brillent une fois de plus par leurs antagonismes. Symbole de leurs divisions, la passe d’arme récente entre la Ministre allemande de la Défense Annegret Kramp-Karrenbauer et le Président français Emmanuel Macron. Ainsi donc, la majorité des Européens s’accrochent fébrilement aux espoirs d’une relation transatlantique retrouvée tandis que quelques autres continuent d’appeler au renforcement prioritaire d’une autonomie stratégique européenne. Deux visions qui devront se fondre au sein d’un consensus permettant un apport décisif de la part des Européens à la clarification du partage des responsabilités au sein de relations transatlantiques redéfinies et mutuellement bénéfiques.

Paris et Varsovie de plus en plus isolées  ?   

Au cœur de ce débat, les visions française et polonaise s’opposent assez logiquement. La France par la voix de son Président est logiquement favorable à la notion d’autonomie stratégique européenne tandis que la Pologne – l’un des pays européens réputés les plus atlantistes – continue de faire des États-Unis et de l’OTAN les bases inamovibles de sa sécurité. Une opposition qui masque pourtant un trait commun  : ces deux pays connaissent un isolement grandissant sur la scène européenne.

En ce qui concerne la Pologne, son isolement sur le plan européen ne fait aucun doute. Si ce constat fut illustré plusieurs fois ces dernières années, l’épisode estival concernant le Bélarus est peut-être le plus symbolique. Volontaire dans la mise en place de réponses rapides répondant aux élections truquées et à la répression violente des autorités bélarusses, la Pologne s’est retrouvée finalement peu soutenue. Un camouflet diplomatique pour ce pays qui partage 400 km de frontières avec un pays en pleine révolution. Plusieurs capitales européennes dont Paris ont ainsi reproché aux autorités polonaises de jouer un double-jeu quant à la défense des valeurs démocratiques. Varsovie paie ainsi ses dérives à propos de l’État de droit et d’autres principes démocratiques. Certaines décisions et attitudes du gouvernement marginalisent donc ostensiblement la Pologne au niveau européen, constat visible une nouvelle fois avec l’épisode du véto sur le plan de relance.

Du côté de la France, l’isolement est incontestablement moins important mais l’ignorer relèverait d’un manque cruel d’objectivité. Un isolement qui soulève bien des questions alors que Paris aspire encore et toujours à un leadership politique au niveau européen. Celui-ci a été largement perceptible dans le contexte des graves tensions observées en Méditerranée orientale à l’été 2020. La virulence des échanges entre Paris et Ankara – sans oublier l’incident naval du mois de juin – a été accompagnée de soutiens généralement timides de la part des alliés tant au sein de l’UE que de la communauté transatlantique. Deux choses bien particulières semblent reprochées à la France par nombre d’alliés – notamment ceux d’Europe centrale et orientale. Tout d’abord, la France – de par la personnalité d’Emmanuel Macron – attire les critiques du fait d’une attitude jugée bien souvent unilatérale et disruptive. Cela peut être exemplifié par la sortie du Président – façon ‘expert think tank’ – à propos de la «  mort cérébrale  » de l’OTAN ou par les tentatives multiples de dialogue avec la Russie de Vladimir Poutine. Tandis que les doutes sur la légitimité d’une autonomie stratégique européenne à la française se renforcent, Paris paie le prix d’une diplomatie peu transparente et perçue comme centrée sur ses propres intérêts. Le manque cruel de dialogue – pourtant revendiqué – avec la plupart de ses partenaires n’aidant absolument pas.

France et Pologne, grandes perdantes du départ de Trump  ? 

La question peut sembler provocatrice, mais l’interrogation est réelle. En effet, si les deux pays avaient certains avantages à ce que Trump se maintienne au pouvoir, avec l’arrivée de Biden ils devront nécessairement adapter leur stratégie. En cas d’échec, ils risquent un isolement plus important encore.

De par son histoire tragique, la Pologne sait plus que quiconque à quel point l’isolement diplomatique peut rapidement devenir problématique. Ainsi, la Pologne avait réussi ces quatre dernières années à contrebalancer un isolement délicat sur le plan européen par le renforcement d’une relation privilégiée, presque exclusive, avec l’allié américain. Un partenaire avec qui les convergences idéologiques étaient nombreuses au cours du mandat de Trump. Mais cette relation efficiente s’est également traduite par des actes concrets avec le développement de l’Initiative des Trois Mers, la signature d’un accord de coopération (EDCA) renforçant la présence US sur le territoire polonais mais aussi celle d’un programme sur le nucléaire civil ou encore d’un régime de visas. De plus, elle a eu le mérite de rassurer nombre de Polonais – citoyens comme dirigeants. Aujourd’hui cependant, beaucoup craignent que cette proximité puisse porter préjudice à la Pologne. Lors de la campagne électorale américaine, le candidat Biden n’a pas mâché ses mots à propos de la Pologne, n’hésitant pas à la qualifier de «  régime totalitaire  » au même titre que le Bélarus. Derrière cette exagération, il y a bien une volonté de remettre les pendules à l’heure avec certains alliés alors que l’Administration Biden veut constituer une alliance des démocraties face aux puissances autocratiques – notamment chinoise. 

Avec le départ de Trump, la France perd de son côté un épouvantail utile à la stratégie européenne du Président Macron. Celle de la constitution d’une «  Europe puissance  ». En effet, la personne-même de Donald Trump et le comportement versatile de son Administration suffisaient à convaincre bon nombre d’alliés européens quant à la nécessité d’une prise de conscience générale à propos des faiblesses européennes au sein du partenariat transatlantique. Avec l’arrivée de la nouvelle Administration, cela sera plus compliqué – au moins dans les premiers temps. De même, les initiatives françaises face à la Russie pourraient être contrariées, les Démocrates n’envisageant aucun ‘reset’ avec le régime de Poutine. Nous pouvons même attendre un retour actif des Américains sur plusieurs dossiers dont celui du Bélarus où la France a brillé par son absence. Alors que les États-Unis pourraient renforcer leur pression sur l’Allemagne à propos du Nord Stream II, quelle sera leur position face au dialogue franco-russe  ? 

Bien évidemment, il convient de nuancer ces propos puisque sur le plan européen, la Pologne comme la France seront considérées comme des partenaires importants par l’Administration Biden. Une administration qui aura deux buts principaux  : le renforcement (selon ses termes) du partenaire européen et la reconstruction de ses relations avec l’Allemagne – considérée à juste titre comme la puissance dominante de l’UE. Dans ce nouvel environnement, la Pologne restera un élément clé de la présence américaine sur le flanc Est (défense, énergie, digital). Elle demeurera considérée comme un allié fiable et coopératif, notamment du fait de ses contributions à l’effort de défense transatlantique. La France, en tant que puissance majeure de l’UE et membre permanent du Conseil de sécurité, sera également un allié essentiel. De grands axes de coopération existent notamment en ce qui concerne la défense (zone indopacifique) et le contre-terrorisme (Sahel, Moyen-Orient) mais aussi sur plusieurs grands dossiers internationaux (Nucléaire iranien, traités de désarmement et multilatéralisme en général) ou plus spécifiquement sur la lutte contre le changement climatique (Accord de Paris). 

France-Pologne  : enfin une réconciliation stratégique  ?

Avec l’arrivée de Biden, ces deux pays se retrouvent dans une situation analogue requérant la modération de leurs positions afin d’éviter un isolement potentiellement critique. Pour la Pologne, cela signifie la fin de décisions considérées comme contre-productives pour la cohésion européenne. Pour la France, cela passe par des positions plus mesurées concernant le futur lien transatlantique résultant de dialogues réguliers et approfondis avec ses partenaires. Dans un tel scénario, une ‘réconciliation’ bilatérale deviendrait envisageable. 

Ces deux pays partagent une relation considérablement dégradée depuis plusieurs années. En cause, des incompréhensions mutuelles agrémentées de disputes politiques plus ou moins importantes. Pourtant, de nombreuses possibilités de coopération existent aujourd’hui (relance économique, sécurité européenne et industrie de défense, transition environnementale et nucléaire civil, politique agricole commune, entre autres choses). Compte tenu du poids de ces deux acteurs sur la scène européenne, une réconciliation serait bénéfique pour l’ensemble de l’Europe permettant notamment des avancées dans la convergence des positions stratégiques. Ainsi, certains acteurs tels que les pays baltes ou la Roumanie auraient tout intérêt à jouer les intermédiaires dans la reprise du dialogue franco-polonais. À ce titre, la mise en place d’un dialogue quadrilatéral entre la France et les pays baltes au niveau des Ministères des Affaires Étrangères – en complément de celui existant entre les Ministères de la Défense – est une excellente nouvelle. 

Dans le même temps, nous célébrons cette année le 30ème anniversaire de la mise en place du Triangle de Weimar. Un format trilatéral intéressant dont le potentiel n’a jusqu’aujourd’hui jamais été pleinement utilisé. Sensible aux contextes politiques, sa reprise passe par la réconciliation franco-polonaise qui pourrait ainsi être facilitée par l’Allemagne – potentiellement grande gagnante de l’élection de Biden. 

Malgré tout, la réconciliation franco-polonaise est loin d’être acquise puisque les deux côtés jouent depuis plusieurs années un jeu malsain consistant à sacrifier cette relation pour des gains politiques (limités) au niveau interne. Macron étant un ennemi utile sur le plan européen pour le PiS et inversement. Des visions court-termistes expliquant en partie les difficultés actuelles au sein de la diplomatie européenne. Certes, le contexte Macron-PiS n’est pas idéal pour la réconciliation mais sera-t-il meilleur ces prochaines années  ? Les prochaines élections en Pologne auront lieu en 2023. Et quand bien même des élections législatives anticipées auraient lieu, le PiS reste à ce jour le parti le plus populaire du pays face à une opposition incapable de se réinventer. En France, Emmanuel Macron fait pour le moment office de favori pour sa réélection en 2022. Un retournement de situation ne peut évidemment être exclu mais n’impliquerait pas fondamentalement un contexte favorable pour la Pologne  : la gauche française (minorités, État de droit, écologie) comme la droite et l’extrême droite (travailleurs détachés et rhétorique pro-Kremlin) n’ont aucun avantage électoral à faire de la relation avec la Pologne une priorité.

L’arrivée de Biden implique donc de nouvelles opportunités concernant la résurrection d’une relation franco-polonaise présentement en panne. Les responsables français et polonais sauteront-ils enfin le pas  ? Bien évidemment, une telle réconciliation implique d’accepter des divergences fondamentales sur de nombreux sujets. À quelques mois de la Présidence française de l’UE, le moment paraît opportun pour une telle initiative. Une réconciliation qui serait bénéfique à la fois pour Paris et Varsovie mais aussi et surtout pour l’ensemble de l’Europe et de la communauté transatlantique.