L’attaque d’hier soir contre le Capitole américain, aussi choquante soit-elle, n’est pas venue de nulle part : c’est le moment décisif et le point culminant d’une activité menée par des groupes conspirationnistes et d’extrême droite qui sont passés du monde cyber au monde réel, soutenus et galvanisés par le Commander-in-Chief, Trump. Parmi ces groupes, les partisans de QAnon se sont taillé la part du lion : dans la foule qui a pris d’assaut le Capitole, aux côtés des drapeaux confédérés et des chapeaux MAGA, des sweat-shirts et des T-shirts arborant un grand Q et des slogans typiques du mouvement comme « Trust the Plan » étaient présents en grand nombre –  un spectacle de plus en plus fréquent lors des rassemblements trumpiens ainsi que les manifestations d’extrême droite ces derniers mois. 

La présence de symboles de ce culte complotiste parmi la foule des trumpiens n’est pas un hasard : l’action d’hier a été préparée pendant de longs mois en public sur les réseaux en ligne, où ces groupes s’organisent et partagent leur vision du monde. C’est une situation à étudier de près, car elle s’inscrit dans un continuum qui a suivi un développement progressif au cœur de la démocratie américaine.

Qu’est-ce que QAnon ?

QAnon est une croyance (répandue sur Internet et sur les réseaux sociaux depuis 2017) qu’un personnage anonyme avec un accès privilégié aux coulisses du gouvernement américain affiche des secrets sur le gouvernement sur le web, y compris l’idée que des Démocrates de haut rang sont impliqués dans un réseau de trafic sexuel d’enfants. Dans ce contexte, Trump est leur héros, l’élu appelé à débarrasser le monde de cette secte globaliste malveillante. Plutôt qu’une théorie de la conspiration, il s’agit d’une secte – ou, comme le soutient Wu Ming 1 dans une enquête parue sur le Grand Continent, d’une « fantasmagorie de conspiration », qui est à la fois un jeu social, un modèle économique, une secte, un mouvement réactionnaire et un réseau terroriste en puissance

En particulier, au fil des ans, QAnon a réussi à engloutir toutes les autres théories de conspiration, se développant à pas de géant : selon Jared Holt, journaliste expert sur l’extrémisme, « c’est une des raisons de son succès. QAnon a comprimé un grand nombre de théories de conspiration existantes dans le paquet qu’il propose. Cela donne aux gens une plus grande marge de manœuvre pour discerner une vérité personnelle dans le cadre d’une conspiration plus large et pour s’y rallier. Et c’est aussi une théorie de conspiration interactive car elle demande aux adeptes de résoudre des énigmes ».

Ce faisant, au fil des ans, le fantasme s’est répandue comme une traînée de poudre, passant d’Internet au monde réel, trouvant des partisans fanatiques et entrant dans les alcôves du pouvoir de manière choquante, y compris avant les événements du 6 janvier : Marjorie Taylor Greene, députée républicaine de Géorgie élue en novembre, est la première membre du Congrès à croire en Q. Jusqu’à Trump lui-même, qui a ouvertement flirté avec le mouvement, les qualifiant de « patriotes » – le même terme utilisé dans le tweet qu’il a écrit hier pour demander à ses partisans de battre en retraite en bon ordre, avant qu’il soit suspendu. 

Prendre QAnon au sérieux

La capacité de QAnon à rassembler diverses théories et à les maintenir ensemble est évidente si l’on regarde l’iconographie des manifestants d’hier. Si les tee-shirts susmentionnés affichant des grands Q et des slogans tels « Trust the Process » ou encore « We are the storm » (Nous sommes la tempête) abondaient, le mouvement a intégré et fait siens d’autres styles et iconographies, les jetant tous ensemble dans un mélange post-moderne, rassemblant côte à côte drapeaux confédérés, monarchistes iraniens et israéliens, mais aussi éléments de l’extrême droite nativiste ou même néo-nazie plus traditionnelle, sans oublier la chemise hawaïenne

L’une des photos les plus célèbres de l’irruption est celle d’un homme portant une coiffe de fourrure et une peinture de guerre, présidant l’estrade du Congrès. L’homme s’appelle Jake Angeli, mais il est mieux connu sous le nom de « chaman QAnon », l’un des plus fervents partisans de la théorie, qui se présente régulièrement aux rassemblements pro-Trump en tenue complète. Loin d’être seulement un énergumène en costume, Angeli porte sur lui quelques signes caractéristiques des codes de la suprématie blanche : par exemple, ses tatouages ont été reconnus comme des symboles du wotanisme, une idéologie néo-nazie et néo-païenne. 

Un autre symbole auquel il faut prêter attention est le fait que les assaillants aient retiré un drapeau américain à l’extérieur du palais du Congrès pour le remplacer par un drapeau à la gloire de Trump. Dans la vision des manifestants d’hier, et plus précisément dans la vision de QAnon, seul Trump et ce qu’il représente dans leur soulèvement comptent, avant même le pays. Comme l’affirme l’analyste Paolo Mossetti, « les manifestants sont grossiers et basiques mais idéologiquement plus complexes qu’ils ne le paraissent : ils tiennent pour ennemis non seulement les électeurs de Kamala Harris, Nancy Pelosi et les Démocrates avec des chapeaux roses sur la tête, mais aussi un « capitalisme communiste » mondial composé d’une Silicon Valley qui les censure chez eux et d’une Chine qui, grâce à des collaborateurs internes et des traîtres, a mis leur leader à mal avec le Covid, une “grippe insignifiante” ».

Entre-temps, un fait troublant apparaît en filigrane : loin d’être le culte d’une minorité fanatique, QAnon bénéficie d’un soutien inattendu parmi de larges pans de la population. Selon un sondage du Daily Kos/Civiq datant novembre 2020, 56 % des électeurs républicains croient que les théories de QAnon sont partiellement ou principalement vraies ; un chiffre qui tombe à 41 % selon Pew.

Ces données prêtent à réflexion : avec ces chiffres, il n’est plus possible de parler d’une frange extrémiste mais minoritaire. Les violences des groupes liés à QAnon qui ont pris d’assaut le Capitole hier au nom de Trump sont une manifestation extrême d’une tendance inquiétante au sein de la base électorale républicaine. Cette tendance promet de se poursuivre même après le départ de Trump. La politique américaine devra donc composer avec dans les années à venir.