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Cet article est également disponible en anglais sur le site du Groupe d’études géopolitiques.
On pourrait croire, après avoir lu les premiers paragraphes du récent entretien de Macron dans le Grand Continent, qu’un Corbyn français est au pouvoir. Il condamne le consensus de Washington, le paradigme qui réclame « réduction de la part de l’État, privatisations, réformes structurelles, ouverture des économies par le commerce, financiarisation de nos économies, avec une logique assez monolithique fondée sur la constitution de profits ». L’« économie financiarisée », l’enfant monstrueux du consensus de Washington qui nous promettait la prospérité mais n’a fait que donner le pouvoir aux financiers, a détruit l’environnement, augmenté les inégalités et alimenté l’autoritarisme, nous amenant à un point de rupture politique.
La Doctrine Macron, ou le Consensus de Paris, s’engage à inverser ces tendances. Pour lutter contre les maux de l’économie financiarisée, la doctrine Macron propose une solution à trois piliers : plus d’Europe, un véritable partenariat Europe-Afrique et des coalitions avec les gouvernements et les acteurs non gouvernementaux. Sur le papier, la doctrine Macron rompt avec la tradition coloniale. Elle appelle à réinventer l’« axe afro-européen » et impose aux Européens de « montrer que cet universalisme qu’on porte n’est pas un universalisme de dominant, ce qui était celui de la colonisation, mais d’amis et de partenaires ». La doctrine Macron appelle à faire de l’Europe « la première puissance éducative, sanitaire, digitale et verte » avec des investissements massifs, et elle promet par extension un partenariat avec l’Afrique qui rompe avec le colonialisme comme avec la financiarisation.
Pourtant, paradoxalement, la doctrine Macron – explicitement fondée sur une critique de la financiarisation et de la privatisation des biens publics – coexiste avec la poussée française en faveur du Consensus de Wall Street, qui promeut un partenariat avec les investisseurs mondiaux pour financiariser le développement et privatiser les biens publics, en particulier en Afrique.
Le Consensus de Wall Street
Au cours de la dernière décennie, le G20, le FMI, la Banque mondiale et d’autres banques multilatérales de développement (dont la Banque africaine de développement), et les agences nationales de développement (dont l’Agence française de développement, l’AFD) ont poursuivi un nouveau programme de développement axé sur un grand pacte avec la finance privée : le Consensus de Wall Street. Sa logique est puissante. La surabondance mondiale des portefeuilles d’actifs financiers – les milliers de milliards gérés par les investisseurs institutionnels, principalement du Nord – pourrait financer les objectifs de développement durable, étant donné l’hypothèse de ressources publiques limitées dans le Sud. Par exemple, le programme de la Banque mondiale intitulé « Maximiser les financements pour le développement », introduit en 2017, promet aux investisseurs institutionnels des marchés d’un potentiel de 12 000 milliards de dollars dans les secteurs du social, de la santé, des infrastructures, des transports et de l’éducation. Mais les investisseurs institutionnels sont soumis à des règles d’investissement spécifiques dont il faut tenir compte si on veut qu’ils financent le développement. La question urgente en matière de développement devient alors : comment « accompagner » les investisseurs institutionnels (fonds de pension, compagnies d’assurance, fonds d’investissement) et leurs gestionnaires d’actifs vers ces opportunités ?
Spontanément, on pourrait penser à la réponse suivante. Les investisseurs pourraient acheter davantage d’obligations d’État émises par les pays africains – dans leur devise, pour éviter les problèmes bien connus de viabilité de la dette extérieure. Ces pays utiliseraient à leur tour ces conditions de financement à meilleur marché pour investir massivement dans l’éducation, le numérique, la santé et les services publics « verts », comme notre champion de l’axe eurafricain l’envisage pour l’Europe. Mais ce n’est pas la bonne réponse.
Les investisseurs privés veulent plutôt des projets de développement « bankables ».
« Lorsqu’elles se demandent si un projet séduira les investisseurs, la première chose que les banques multilatérales de développement devraient se demander, c’est : “les gens vont-ils payer pour l’utiliser ?” Les investisseurs sont beaucoup plus confiants dans les rendements lorsque les projets intègrent un ensemble d’utilisateurs prêts à payer1. » Cette logique, bien décrite par la Banque interaméricaine de développement, est reprise par toutes les autres banques multilatérales de développement. Elle indique que le Consensus de Wall Street est un projet visant à réduire les investissements publics directs et la prestation de services publics et à les transférer au secteur privé. L’habillage du programme de privatisation du Consensus de Washington a changé, mais la substance reste la même : les citoyens paient des frais d’utilisation pour les services publics, désormais construits et fournis par le biais de partenariats public-privé (PPP).
Mais l’ambition du Consensus de Wall Street va au-delà d’une simple vague thatchérienne de privatisations. Il s’agit plutôt de transformer l’État, pour qu’il n’ait plus pour seule fonction que de neutraliser les risques (derisk en anglais) liés aux investissements des financiers mondiaux. Lorsque les citoyens n’ont pas les moyens de payer les services privatisés, l’État intervient et indemnise les investisseurs, il assume lui-même les risques inhérents aux projets de développement afin que les investisseurs reçoivent un flux de trésorerie régulier. Un projet bankable est un projet dans lequel l’État s’engage à fournir aux investisseurs de tels filets de sécurité.
La pandémie en cours a donné un nouvel élan politique à cette ambition. Voici comment l’Alliance mondiale des investisseurs pour le développement durable, qui travaille sous les auspices des Nations unies, a présenté dans son manifeste de juillet 2020 sa vision de la réponse à la pandémie : « Un défi d’une telle ampleur exige que nous renforcions les partenariats public-privé à un degré jamais atteint depuis la Seconde Guerre mondiale – et un degré qui n’a peut-être jamais été vu en temps de paix ». De même, la Conférence des Nations unies sur le changement climatique (COP26), qui porte sur le financement privé, préconise des « solutions sur mesure » pour les pays en développement, notamment des « partenariats public-privé, des viviers de projets rentables et de nouvelles structures de marché, afin de faciliter des opportunités commercialement viables d’investissement durable ».
La Banque mondiale prêche donc à l’Afrique l’« impératif du PPP », et la crise actuelle, semble-t-il, ne l’a rendu que plus pressant.
L’axe afro-européen : des bombes à retardement budgétaires
Les partenariats public-privé sont des accords contractuels à long terme par lesquels le secteur privé s’engage à financer et à gérer des services publics – hôpitaux, autoroutes, centrales d’énergie renouvelable, logements étudiants, canalisations et égouts, etc. – tant que l’État partage les risques. Pour les gouvernements, il s’agit d’un arrangement intéressant, car ils n’ont pas besoin d’avancer les fonds. Les États qui présentent un déficit important en matière d’infrastructures et dont les ressources publiques sont limitées, selon l’argument habituel, pourraient déléguer l’exécution de missions de service public au secteur privé sans augmenter leur endettement. Les États doivent assumer certains des risques – c’est-à-dire, neutraliser les risque liés à ces investissements – mais de tels engagements ne comptent pas comme des dépenses publiques tant que les risques ne se matérialisent pas.
En France, les partenariats public-privé ont été dénoncés depuis des années, y compris par la Cour des comptes2, pour leur coût supérieur aux investissements publics directs, l’aggravation de la pauvreté et les inégalités d’accès. Le Sénat français les a qualifiés de « bombes à retardement budgétaire », puis la Cour des comptes européenne s’est jointe à lui.
Toutes ces mises en garde n’ont cependant pas freiné le gouvernement français dans son ardeur à défendre ces partenariats en Afrique. Par exemple, l’« Initiative France-Banque Mondiale », promue par l’Agence française de développement et son réseau de partenaires financiers dans les pays de la zone franc en Afrique, place ces mêmes partenariats au cœur des efforts pour redonner du souffle à la présence économique française qui est sur une pente déclinante dans les anciennes colonies françaises et à l’étendre au reste de l’Afrique.
La vision du « développement comme neutralisation des risques encourus par les investisseurs privés (development as derisking en anglais), inscrite dans la rhétorique des coalitions de l’axe afro-européen, piège les États africains et leurs citoyens dans la logique monolithique de subvention des profits des entreprises et des gestionnaires d’actifs européens.
Tout d’abord, dans les pays africains qui y ont recours, cette stratégie risque d’augmenter la dette souveraine en devises étrangères. Prenons l’autoroute à péage entre Dakar, la capitale du Sénégal, et le nouvel aéroport (également financé par un partenariat public-privé). Sa gestion a été attribuée dans le cadre d’un contrat partenariat public-privé de trente ans au groupe français Eiffage. Le gouvernement sénégalais a emprunté environ 137 millions d’euros directement à la Banque africaine de développement et à la France (via l’Agence française de développement, l’AFD) « pour fournir la subvention à l’investissement » à Eiffage et pour financer la restructuration des zones urbaines concernées et le déplacement des habitants.
Deuxièmement, les citoyens africains devront payer des frais d’utilisation pour rendre les projets de développement bankables. La méthode de calcul des frais est une boîte noire où les opérateurs privés de partenariat public-privé ont un pouvoir important. Reprenons l’exemple de l’autoroute à péage du Sénégal. Selon une étude récente de LEGS-Africa, une organisation de la société civile sénégalaise, pour une distance de 72 km, les usagers sénégalais paient environ 4,50 euros pour emprunter ce que la presse française appelle « l’autoroute du futur ». Au Maroc, les usagers de l’autoroute Casablanca-Rabat paient 2 euros pour une distance de 87 kilomètres. En Côte d’Ivoire, faire route d’Abidjan à Yamoussoukro, soit 250 km, coûte 3,80 euros.
Troisièmement, le développement comme neutralisation des risques signifie que les États africains doivent engager des ressources publiques lorsque les redevances d’utilisation ne suffisent pas à générer le chiffre d’affaires auquel les investisseurs privés s’attendent. Les États africains assument le risque lié à la demande, les risques politiques ou contractuels ainsi que les risques de change, tous cachés dans des contrats de partenariat public-privé qui font à peine l’objet d’un véritable contrôle public.
Lorsque l’État assume les risques liés à la demande, il garantit aux investisseurs un niveau de recettes convenu à l’avance, indépendamment de la demande réelle du service public. Les exemples abondent. Lorsque le président du Kenya, Uhuru Kenyatta, a rendu visite à Emmanuel Macron en octobre 2020, la presse kényane a rapporté qu’il s’agissait d’une visite officielle pour conclure plusieurs accords de partenariat public-privé dans les domaines de l’eau, de l’énergie et des transports. L’un de ces projets, l’autoroute à péage Nairobi-Nakuru-Mau, sera construit, financé et géré pendant 30 ans par un consortium dirigé par l’entreprise de construction française Vinci et le gestionnaire d’actifs français Meridiam. Le gouvernement kényan apporte sa garantie au niveau du trafic routier grâce à un fonds de péage, approuvé par le Parlement kényan avant le voyage de Kenyatta en France. Le fonds indemnise le consortium privé français si les citoyens et les entreprises kényans ne génèrent pas des recettes de péage suffisantes. Les Kényans paient, soit directement le péage, soit indirectement par le fonds de péage, abondé par les impôts. Le fonds de péage est un instrument fiscal qui permet de neutraliser le risque des investissements français dans les infrastructures kényanes.
On peut aussi prendre l’exemple de la centrale électrique nigériane d’Azura, le modèle de partenariat public-privé censé « éclairer l’Afrique ». Elle a dû être remboursée par un prêt d’urgence de la banque centrale lorsque, en 2018, la Banque mondiale a menacé d’activer la garantie partielle de risque qu’elle avait intégrée au projet pour rassurer les investisseurs internationaux. Le contrat obligeait la société publique Nigerian Bulk Electricity Trading à acheter de l’énergie à Azura (et à d’autres producteurs privés d’énergie) bien au-delà de ce que l’infrastructure énergétique pouvait absorber. Cette société publique se trouvait donc structurellement incapable de recouvrer les coûts auprès de ses clients et de payer Azura. Lorsque la banque centrale a dédommagé Azura avec des fonds destinés à d’autres fournisseurs privés, ceux-ci ont répondu par une action en justice contre le gouvernement nigérian et Azura. À son tour, la Banque mondiale a conditionné le versement d’un prêt d’un milliard de dollars à un plan de réforme structurelle dans le secteur de l’énergie, « essentiel pour neutraliser le risque des investissements privés dans le secteur ». La Banque mondiale a ajouté le financement mixte, c’est-à-dire l’utilisation de ses fonds publics de développement pour obtenir des financements privés, comme instrument disciplinaire supplémentaire pour forcer la restructuration (lisez privatisation) du secteur énergétique nigérian.
Comme son homologue nigérian, le gouvernement ghanéen s’est également lancé dans des projets énergétiques financés par des partenariats public-privé. Elle en a conclu un avec les groupes ENI et VITOL pour l’exploitation du gaz offshore de Sankofa. Le contrat comporte une clause dite d’« enlèvement ferme » qui oblige la Ghana National Petroleum Corporation à acheter 90 % d’une quantité prédéterminée de gaz, qu’elle en ait besoin ou non. Là encore, le Groupe de la Banque mondiale a consacré 1,2 milliard de dollars à neutraliser les risques liés au projet : une garantie de risque de 500 millions de dollars au cas où le Ghana cesserait de payer, un prêt de 300 millions de dollars à VITOL et un fonds de garantie de 217 millions de dollars pour protéger les banques commerciales concernées – HSBC et la Société Générale – des risques politiques. Cela aiderait le Ghana, se vantait le Groupe, « à atteindre la sécurité énergétique et […] à respecter les engagements pris dans le cadre de l’accord de Paris de 2015 pour l’atténuation du changement climatique »3.
Pourtant, comme on pouvait s’y attendre, la stratégie du « développement par la neutralisation des risques », appliquée ici au secteur de l’énergie par le biais de contrats d’enlèvement ferme, a coûté au Ghana, selon les estimations du FMI, « environ 500 millions de dollars par an pour une capacité de production d’électricité qu’il n’utilise pas » ; son secteur de l’énergie représente ainsi un « risque fiscal important » pour le budget. À titre de comparaison, le budget de la santé du Ghana pour 2019 était d’environ 900 millions de dollars. Ce qui a suivi est une histoire familière : augmentation de la dette extérieure, coupes dans les dépenses publiques, en particulier pour la réduction de la pauvreté. Le partenariat public-privé promettait au pays un nouveau statut de producteur de pétrole et de gaz. Il a conduit à une austérité budgétaire qui limite son potentiel de développement.
La pression sur les ressources budgétaires peut être importante lorsque les coûts initiaux du partenariat public-privé sont largement sous-estimés. Prenons un autre des projets phares de Macron en la matière, le métro d’Abidjan, dont il a inauguré le chantier aux côtés de son homologue ivoirien Alassane Ouattara en 2017. Dans un premier temps, le gouvernement ivoirien a attribué le contrat de concession à un consortium franco-sud-coréen, mais il a ensuite demandé aux entreprises sud-coréennes de se retirer, et, avec le soutien d’un prêt du gouvernement français, a signé un nouvel accord avec des entreprises françaises uniquement. En effet, une condition du Trésor français est que ses prêts concessionnels aux pays à faible revenu doivent être mis en œuvre à 70 % par des entreprises françaises, contre 50 % pour les prêts non concessionnels. Puis, en 2020, le gouvernement ivoirien a décidé de transformer le partenariat public-privé en un contrat public avec les entreprises françaises, de sorte que les coûts du projet incombent exclusivement au gouvernement africain.
« Le projet de transport en commun le plus ambitieux d’Afrique subsaharienne »4 devrait maintenant coûter au moins dix fois plus que ce qui avait été estimé à l’origine par le Bureau national d’études techniques et de développement (BNETD) de Côte d’Ivoire en 2002. Le gouvernement ivoirien devra combler la différence, soit en augmentant le prix des tickets, soit en les subventionnant. Comme l’a souligné le vice-Président du Sénat français, Pierre Laurent, dans une question adressée au gouvernement français le 25 novembre 2020, cet « éléphant blanc » est imposé à « un pouvoir ivoirien affaibli notamment par un manque de légitimité démocratique résultant d’une réélection inconstitutionnelle du Président de la République sortant. » Il a recommandé de l’enterrer au plus vite « en vue de ne pas prolonger une politique de pillage des pays africains, qui n’a que trop duré ».
Mais l’éventail des risques assumés par les États africains va plus loin. L’étude de LEGS-Africa montre que le gouvernement sénégalais supporte tous les coûts financiers d’une éventuelle résiliation du contrat dans le cadre du partenariat public-privé pour l’autoroute à péage mentionnée ci-dessus. Plus choquant encore, l’opérateur privé français a droit à une indemnisation substantielle si la résiliation du contrat résulte d’un manquement à ses propres obligations contractuelles. Outre les nombreux problèmes urbains et environnementaux causés par la construction de cette autoroute, l’étude suggère que l’État sénégalais accorde également des subventions indirectes, par des exemptions d’impôts et de taxes, pour l’opérateur en question et ses sous-traitants.
Sur un ton sombre, le rapport 2019 du FMI sur la transparence budgétaire au Sénégal souligne les coûts cachés de la stratégie du « développement par la neutralisation des risques » des 14 projets de PPP lancés depuis 2008 :
L’absence d’informations concernant les obligations prises par le secteur public dans le cadre de contrats de PPP crée des risques budgétaires conséquents. L’importance des projets, la possibilité de renégocier les contrats et la création d’engagements sur le long terme (par exemple sur des horizons de 25 ou 30 ans) peuvent affecter fortement les finances publiques. L’absence de suivi consolidé de ces engagements ne permet pas une évaluation fine de ces risques, qui peuvent se trouver renforcés par un recours important aux offres spontanées du secteur privé (plus du tiers des PPP depuis 2008).
Une autre préoccupation largement négligée, mais importante pour les investisseurs, est de transférer le risque de change à l’État. Prenez le gestionnaire d’actifs français Meridiam, l’un des premiers partenaires stratégiques du Secrétariat général pour le sommet Afrique-France 2020 (reporté à l’année prochaine en raison de la pandémie). Son fonds Meridiam Infrastructure Africa, avec plus de 500 millions d’euros d’actifs, comprend un hôpital en Côte d’Ivoire, des autoroutes à péage au Kenya, et des projets d’énergie renouvelable au Sénégal, en Éthiopie, au Nigeria et en Côte d’Ivoire, gérés sous forme de partenariat public-privé. Son PDG, Thierry Deau, a récemment applaudi un « déplacement culturel majeur vers une philosophie de l’élimination du risque » pour atteindre les objectifs de développement durable des Nations unies, et a noté que le succès de son fonds d’infrastructure pour l’Afrique reflète en partie sa capacité à créer des partenariats stratégiques avec les gouvernements africains afin que
nous bénéficiions dans le contrat avec les autorités d’une forte protection contre le risque de change renforcée par une couverture d’assurance contre le risque politique au cas où le gouvernement ne respecterait pas son engagement. En fin de compte, cela constitue une protection très solide.
Ce type de transfert du risque de change est omniprésent dans les contrats de partenariat public-privé en Afrique, afin de garantir aux groupes privés qui gèrent les infrastructures que leurs bénéfices, réalisés en monnaie locale, pourront être convertis en dollars ou en euros et rapatriés à un taux de change convenu au préalable. Bien qu’il soit parfois partiellement couvert par les institutions de financement du développement, le transfert du risque de change exige souvent que les gouvernements, notamment par l’intermédiaire de leurs banques nationales de développement, dédommagent les investisseurs privés en cas de baisse des taux de change. Cela s’ajoute à la longue liste d’engagements conditionnels que la stratégie du « développement par la neutralisation des risques » crée pour l’État. Cela contribue aussi à mettre la pression sur les devises locales, en particulier pour les pays dont la balance commerciale est structurellement déficitaire.
Les dispositifs de neutralisation du risque de change ont de profondes racines coloniales. Le franc CFA, en tant qu’arrangement monétaire colonial, a servi depuis sa création en 1945 à préserver de certains risques les capitaux français opérant en Afrique. Il élimine le risque de change grâce à son ancrage fixe à la monnaie française, et donne au Trésor français le pouvoir d’influencer les politiques monétaires et de change de la BCEAO, la banque centrale de l’union monétaire d’Afrique de l’Ouest, et de la BEAC, celle d’Afrique centrale. Toutes deux ont l’obligation de déposer au moins la moitié de leurs réserves de change sur l’un des comptes spéciaux du Trésor français — au moins jusqu’à cette pratique prenne fin, comme Macron et Ouattara l’ont annoncé en 2019.
La fonction du franc CFA de neutraliser les risques encourus par les entreprises françaises est publiquement documentée depuis les années 1970. Mais les protestations croissantes contre cette relique coloniale et, peut-être plus important encore, son incapacité à endiguer le déclin commercial et financier de la France dans sa sphère d’influence africaine, ont nécessité l’adaptation des stratégies de neutralisation du risque à la rhétorique mondiale actuelle qui veut mettre la finance privée au service du développement.
La doctrine Macron et son pacte avec la finance
Ce que Macron dénonce en Europe, il le défend en Afrique. Là-bas, le gouvernement Macron a poursuivi une stratégie de promotion de la financiarisation, plus agressive que ses prédécesseurs, par le biais d’un grand pacte pour le développement avec la finance privée. Cette doctrine n’a pas tourné la page coloniale, ni celle de la financiarisation.
Pourquoi pas, se demanderont les lecteurs. La doctrine Macron minimise peut-être la privatisation de fait des biens publics en tant que partie intégrante du partenariat afro-européen, mais le mieux n’est-il pas l’ennemi du bien ? Après tout, pourrait-on se dire, les gouvernements africains auraient du mal à lever des fonds, à construire et à gérer des projets publics, en particulier dans le monde d’après la pandémie, s’ils ne trouvaient pas un partenaire de bonne volonté dans les investisseurs institutionnels mondiaux.
Mais il y a trois dangers principaux à poser des bombes à retardement budgétaires avec une stratégie du « développement par la neutralisation des risques » à grande échelle.
Le premier danger est la pression exercée sur les gouvernements africains pour qu’ils étendent des filets de sécurité aux investisseurs privés. La Banque mondiale s’est récemment interrogée sur l’épreuve que représente la pandémie pour les partenariats public-privé : « le système actuel tend à pénaliser le partenaire privé en cas de cygne noir, ce qui contribue à aggraver la situation financière des projets en cours et à réduire leurs chances de survie ». La poursuite plus agressive du « développement par la neutralisation des risques », encouragée par les investisseurs institutionnels mondiaux et leurs partenaires multilatéraux, s’accompagne de nouvelles exigences adressées à l’État, qui devrait protéger les investisseurs privés contre les événements de type « cygne noir » comme la pandémie en cours ou, dans un avenir proche, les catastrophes liées au climat.
Le deuxième danger est que la doctrine Macron renforce le stéréotype selon lequel il ne faut pas faire confiance au secteur public africain pour fournir des services publics de qualité. Ce stéréotype, nous rappelle Macron dans sa critique de l’économie financiarisée, est l’héritage historique de décennies au cours desquelles un puissant Consensus de Washington, et les institutions qui le sous-tendent, ont prescrit l’austérité et la réduction du secteur public dans tous les pays, en particulier les pays pauvres.
Le troisième danger provient de la politique climatique du Consensus de Wall Street. Alors que les banques centrales du monde entier reconnaissent qu’il leur incombe de traiter les risques climatiques comme des risques pour la stabilité financière, les investisseurs institutionnels se sont empressés de faire figure de partenaires crédibles dans le programme de lutte contre le climat, plutôt que de sujets à encadrer d’un point de vue légal. Le discours de la COP26 sur les partenariats à faible intensité de carbone pour les pays émergents et pauvres témoigne de leur succès. En pratique, ces partenariats permettent aux investisseurs institutionnels de façonner l’agenda du financement vert. Ils ont introduit leurs propres critères, ou taxonomies, pour distinguer les investissements « verts », « durables » des investissements « sales » sous la forme de notations environnementales, sociales et de gouvernance (ESG), avant les efforts des États pour créer des taxonomies publiques.
Bien que les notations ESG soient notoirement peu fiables et sujettes aux effets de manche, elles permettent surtout aux gestionnaires d’actifs d’ancrer leurs revendications écologiques dans les Objectifs de développement durable. Par exemple, Meridiam complète ses pratiques internes en matière de risques ESG par un cadre d’évaluation des objectifs de développement durable, afin de saisir « la contribution positive des projets sur des questions telles que la santé, l’éducation, l’eau, l’assainissement, l’énergie, l’urbanisation, l’environnement et la justice sociale ».
C’est là que réside le danger. Les financiers peuvent facilement se faire passer pour des guerriers de la justice sociale et environnementale, tout en mettant discrètement en place des filets de sécurité sans précédent pour leurs profits, aux dépens des citoyens africains. Dans ces conditions, qui se battra pour un Pacte vert (Green New Deal en anglais), mené par un État qui investit massivement dans des infrastructures vertes véritablement publiques et accessibles gratuitement à tous les citoyens, un État qui conçoit soigneusement la transition vers des économies décarbonées à travers une réglementation appropriée de la finance polluante ?
Ce n’est pas d’Emmanuel Macron qu’il faut attendre la réponse.
Sources
- https://publications.iadb.org/publications/english/document/Mobilizing-Private-Capital-for-Infrastructure-Lessons-for-Governments-Private-Investors-and-Multilateral-Development-Banks.pdf
- Voir ici, ici et ici.
- https://www.ifc.org/wps/wcm/connect/701a29a9-0740-400c-bb86-3d64e5d0a11a/Africa+CEO+Forum+Report_FIN3_Web-lores.pdf?MOD=AJPERES&CVID=m9z19ct
- https://www.railwaygazette.com/projects-and-planning/abidjan-metro-package-approved/55432.article