Le 17 décembre 2010, dans la localité de Sidi Bouzid, chef-lieu d’une région agricole, pauvre et au taux de chômage élevé du centre de la Tunisie, Mohammed Bouazizi, jeune vendeur ambulant à qui les autorités avaient saisi sa marchandise, s’immole par le feu devant le siège du gouvernorat. Dans la région, le drame indigne, et Sidi Bouzid devient le centre d’un soulèvement populaire. Quelques jours plus tard, des manifestations éclatent à Tunis : la jonction est faite entre le lumpenprolétariat du Sud, la classe moyenne paupérisée urbaine, et les élites intellectuelles, tels les avocats tunisiens rejoignant dès la fin du mois de décembre le mouvement engagé par l’UGTT. Le jeune Bouazizi lui, succombe à ses blessures le 4 janvier 2011.
« Ben Ali dégage ! » : la puissances des mots, la force du mouvement
Devant les caméras du monde entier, les hauts lieux de la capitale sont envahis par des milliers de révoltés. Place de la Kasbah (le siège du gouvernement), avenue Bourguiba, ou devant le lugubre Ministère de l’Intérieur : « le peuple veut la chute du régime ». Ce slogan, cri du cœur d’un peuple épuisé par des décennies de clientélisme, de corruption et de mauvaise gouvernance, résonnera quelques semaines plus tard dans les rues du Caire, de Damas, de Tripoli et de Sanaa. Le 14 janvier, soit moins d’un mois après le déclenchement du soulèvement tunisien, le président Ben Ali et son épouse Leïla Trabelsi fuient en Arabie Saoudite. Dans le même temps, l’UGTT, principal syndicat, annonce une grève générale, et l’armée semble s’interposer entre les manifestants et les forces de police. « Ben Ali hrab » s’écrie dans la nuit du 14 janvier un journaliste tunisien : « Ben Ali a fuit ».
La surprise est grande en Europe : les pays du monde arabe étaient caractérisés par des régimes durs, des monarchies absolues, des dictatures militaires ou des Etats policiers que l’on pensait éternels. Les opposants, s’ils n’étaient pas emprisonnés, s’étaient réfugiés dans les capitales européennes. Rien ne semblait troubler ce que l’on pensait être une soumission apathique des populations, que certains expliquaient bien volontiers par des caractères ethnoculturels teintés d’orientalisme. Le président Ben Ali avait d’ailleurs fait de la « stabilité » de la Tunisie un argument de vente. Une menace terroriste maîtrisée, une classe moyenne urbaine consommatrice, des ouvertures libérales timides mais bien accueillies : le régime donnait à voir à ses partenaires Occidentaux complaisants l’image d’une Tunisie stable, un partenaire de confiance et une destination touristique rêvée pour le public européen.
Les racines du mal : une longue quête de dignité
La Révolution tunisienne et toutes celles qui suivirent dans les pays de la région ouvrirent de nouvelles perspectives d’études pour les nombreux observateurs des événements qui se déroulaient : espaces de politisation, mobilisation d’une société civile riche et active, usages des réseaux sociaux mais aussi rétivité des régimes et violence des répressions. Pourtant, l’histoire de la Tunisie n’a jamais été un long fleuve tranquille. Marqué par des écarts socio-économiques forts entre la côte et l’intérieur, un chômage endémique chez les jeunes (particulièrement diplômés), et un système de captation des richesses organisé par quelques-uns, le pays avait déjà connu des soulèvements populaires par le passé, bien que limités à certaines régions. En 2008, dans la région de Gasfa, région minière du Sud tunisien, des soulèvements avaient déjà fait la « une » de l’actualité internationale. Comme en 2011, le chômage et la pauvreté avaient poussé des milliers de Tunisiens dans les rues de ce bassin minier. Mais plus encore, c’est la dignité que le peuple exigeait. En 2008, les émeutes avaient suivi des révélations de fraudes dans une opération d’attribution d’emplois par la Compagnie des Phosphates de Gafsa. La fraude était trop visible et mettait à jour le clientélisme et le népotisme des autorités, les centaines de candidats au concours laissant éclater leur colère. En 2011, le contraste est saisissant entre l’immolation d’un jeune vendeur ambulant, et l’opulence insolente du couple Ben Ali et plus encore du clan Trabelsi (famille de Leïla Ben Ali, première dame), connu pour avoir organisé le pillage des ressources du pays.
Malgré le précédent de 2008, l’épisode de 2010-2011 est particulier : de soulèvement populaire régional, le mouvement s’étend rapidement, prend une ampleur inégalée et devient véritablement révolution. Zine Ben Ali, au pouvoir depuis le coup d’État de 1987, fuit sous la pression populaire laissant son poste vacant, et ouvrant une période de transition. Rien ne semblait présager une telle fuite et Ben Ali semblait s’accrocher à son trône : la veille encore il déclarait qu’il ne se représenterait pas aux élections de 2014, avant d’annoncer le limogeage du gouvernement et l’organisation d’élections législatives six mois plus tard.
De la révolution à la transition
En 2011, s’ouvre une période de doutes, mais aussi de défis : la tâche est immense pour les Tunisiens. Opposants de toutes les tendances politiques et membres de la société civile de ce petit pays doivent tout créer : de nouvelles institutions, une nouvelle constitution, de nouveaux droits protégés et garantis pour ne pas répéter les erreurs du passé. Plus encore, il faut aux nouveaux dirigeants relever les défis qui furent le terreau de la Révolution de 2011 : la pauvreté, la relégation sociale et territoriale et le chômage. En 2011, la Tunisie s’engage sur la route accidentée de la transition politique.
C’est aussi en cela que la Tunisie se distingue : en Syrie et en Libye, la révolution devient guerre civile ; au Bahreïn, le soulèvement est écrasé par l’intervention militaire de Riyad ; à Alger, Amman ou Rabat, les pouvoirs en place annoncent des réformes de façade pour calmer la rue. La Tunisie devient alors un laboratoire où la démocratie doit trouver sa route. Les tiraillements partisans qui ralentissent le processus quand ils ne le bloquent pas, la persistance de la pauvreté et les ravages du jihadisme n’empêcheront pas le travail commun et de longue haleine d’anciennes et de nouvelles forces politiques pour construire un consensus nouveau. En janvier 2014, l’Assemblée constituante adopte une nouvelle constitution, dont le temps et la pratique se chargeront de mettre à rude épreuve.