Beaucoup se demandent comment le Brésil, pays gouverné pendant 16 ans par le Parti des Travailleurs (PT), a pu choisir comme président la figure fasciste de Jair Bolsonaro. Mais le drame du pays latino-américain ne s’arrête pas là. Les derniers sondages de plusieurs instituts d’opinion publique sont clairs : la popularité de Bolsonaro est la plus élevée depuis son entrée en fonction. Bien qu’il existe un doute méthodologique très pertinent, à savoir que la pandémie a obligé à réaliser tous ces sondages par téléphone, ce qui rend très difficile d’atteindre la population brésilienne la plus démunie, il semblerait que les plus de 140 000 morts, les terribles incendies en Amazonie et dans le Pantanal, les attaques quotidiennes contre les droits de l’homme au sein de son gouvernement, les politiques néolibérales qui aggravent les conditions de vie d’une population déjà vulnérable comme conséquence de l’héritage du gouvernement de l’ancien président Michel Temer, ne font pas de mal à Bolsonaro.

Fidèles, critiques et repentants

Pour comprendre les raisons pour lesquelles 57,8 millions de Brésiliens ont voté pour Bolsonaro, nous avons divisé ses électeurs en deux catégories : 1) les électeurs radicaux, qui constituent aujourd’hui 10-15 % de sa base de soutien, 2) les électeurs modérés, la grande majorité de sa base électorale. Les premiers, le noyau dur de Bolsonaro, sont principalement des hommes blancs de la classe moyenne supérieure du sud/sud-est du pays, âgés de 25 à 45 ans, qui ont un attachement émotionnel et psychologique total à Bolsonaro en tant que projet non seulement politique mais aussi vital, ce qui signifie un partage de sa vision du monde violente, raciste, LGBT-phobe et sexiste. Mais pourquoi les plus modérés continuent-ils de faire confiance à un président aussi abject ?

Bolsonaro représente une tendance politique anti-systémique et anti-partisane. Il serait l’outsider, le seul politicien honnête qui veut vraiment lutter contre un système totalement corrompu.  Aujourd’hui, l’un des héritages les plus problématiques de l’opération Lava Jato est une intense criminalisation politique qui a pénétré profondément dans les classes moyennes brésiliennes traditionnelles, qui partageaient la vision du juge de l’époque, Sergio Moro, en tant que héros de la lutte contre la corruption.  Une grande partie des bolsonaristas fidèles continuent de maintenir leur soutien, non pas parce qu’ils font entièrement confiance à Bolsonaro ou parce qu’ils sont entièrement satisfaits de son administration, mais parce qu’ils ne reconnaissent aucune autre alternative politique ou électorale viable, précisément parce qu’ils considèrent que le système dans son ensemble est intrinsèquement corrompu. Bolsonaro est toujours considéré par ce public comme honnête et authentique. 

Pour comprendre comment se comporte sa base électorale modérée, Camila Rocha et moi avons mené une recherche financée par la Fondation Friedrich Ebert Brésil1 où nous avons classé cet électorat en trois catégories : fidèle, critique et repentant. Examinons les arguments qui sont avancés.  En plus de cette question de l’honnêteté, les arguments que les plus fidèles répètent lorsqu’ils justifient leur soutien sont très récurrents : 1) Par rapport aux 14 années de gouvernement des petistas, Bolsonaro n’a pas encore eu le temps de gouverner, 2) le PT a laissé le pays politiquement, économiquement et socialement détruit, de sorte que le remettre sur pied n’est pas une tâche facile, 3) lorsque le Brésil a commencé à se remettre sur les rails, la pandémie est arrivée et tout s’est arrêté, 4) Bolsonaro fait tout son possible pour améliorer la situation du pays mais la persécution dont il souffre de la part de la presse, des politiciens de l’opposition et de la Cour suprême (un des ennemis prioritaires de Bolsonaro) persiste, ce qui signifie qu’il ne peut pas gouverner.

Cependant, c’est parmi les classes moyennes et supérieures plus lavajatistas que Bolsonaro a perdu le plus de soutien. Cette population a reçu comme un coup dur la démission du ministre de la Justice et de la Sécurité publique, Sergio Moro, le 24 avril 2020, accusant Bolsonaro d’ingérence politique dans la nomination du directeur de la police fédérale afin de protéger ses enfants des enquêtes menées sur eux. Les enfants de Bolsonaro sont l’un de ses problèmes les plus considérables. Plusieurs procès pèsent sur ses trois enfants qui constituent des représentants politiques. Flávio Bolsonaro (sénateur de Rio de Janeiro) est accusé de transactions financières illégales d’une valeur de 1,2 million de reais. Carlos Bolsonaro (conseiller municipal de Rio de Janeiro) est accusé d’avoir nommé des postes fantômes dans son cabinet et, encore plus important à l’heure actuelle, d’avoir été l’un des coordinateurs présumés de la campagne de fake news à travers des millions de messages illégaux pendant la période électorale. Cette même accusation pèse sur Eduardo Bolsonaro (député fédéral de São Paulo). Cette dernière enquête est la plus préoccupante à Brasília, car le Tribunal suprême électoral a ouvert un processus de contestation de la candidature de Bolsonaro-Mourão sur la base de cette enquête.

C’est parmi les classes moyennes et supérieures plus lavajatistas que Bolsonaro a perdu le plus de soutien. Cette population a reçu comme un coup dur la démission du ministre de la Justice et de la Sécurité publique, Sergio Moro

ESTHER SOLANO

En plus de la frustration liée au départ de Moro et de l’opinion négative qu’ils ont des enfants du président, ceux qui ont voté pour Bolsonaro et qui sont maintenant déçus ou repentis présentent les arguments suivants : 1) Bolsonaro ne respecte pas le décorum qu’exige sa fonction, il est excessivement violent, autoritaire, histrionique dans sa façon de diriger le gouvernement et avec ses polémiques continuelles, il provoque une grande instabilité, 2) la gestion de la crise sanitaire par Bolsonaro est irresponsable et inhumaine, il ne se soucie pas des malades ou des morts.

On peut signaler que les deux principaux facteurs d’affaiblissement de Bolsonaro ont été la crise sanitaire et les soupçons de corruption impliquant ses enfants. Son comportement face à la pandémie a été analysé ces derniers mois par la plupart des Brésiliens comme dénotant un manque de caractère et d’humanité. Parallèlement, le 18 mai 2020, Fabricio Queiroz, ancien conseiller de Flávio Bolsonaro (l’aîné du président) et suspecté d’être son homme de paille, a été arrêté après avoir passé un an à se cacher dans une maison appartenant à l’avocat de la famille Bolsonaro. Selon Datafolha, 64 % des Brésiliens pensent que Bolsonaro savait depuis le début où se trouvait Queiroz. 

Ces derniers mois, il semble que Bolsonaro et ses conseillers aient compris ce message de leur base plus désenchantée et aient changé de stratégie : ils ont fait disparaître leurs enfants de l’espace public et des réseaux sociaux, et ont « domestiqué » un Bolsonaro plus modéré qu’à ses débuts en tant que président2. Grâce à ce changement de comportement stratégique, sa popularité s’est à nouveau accrue.  Sur les plus de 140 000 décès dus à la pandémie et les critiques de sa gestion, Bolsonaro a également une stratégie claire : ce n’est pas lui qui est responsable de ces chiffres et de la crise économique qui approche ; ce sont les gouverneurs et les maires des États qui n’ont pas suivi ses recommandations de permettre aux gens de travailler, qui ont décrété des confinements que seuls certains ont respectés, et qui n’ont donc pas réussi à lutter contre la pandémie mais plutôt à aggraver la crise économique. D’autre part, Bolsonaro joue le jeu dangereux mais efficace de la politique négationniste. En niant les informations les plus élémentaires de l’OMS, de la science et de la presse, il plonge de nombreux Brésiliens dans un état de confusion absolue et dans l’impossibilité de savoir avec certitude ce qui se passe, car ils ne disposent pas des paramètres minimums de connaissance de la situation. L’absence de directives claires de la part de l’organe représentatif le plus élevé du pays conduit les citoyens au chaos de l’information. Il semble que cette tactique fonctionne très bien.

Il semble que Bolsonaro et ses conseillers aient compris ce message de leur base plus désenchantée et aient changé de stratégie : ils ont fait disparaître leurs enfants de l’espace public et des réseaux sociaux, et ont « domestiqué » un Bolsonaro plus modéré

ESTHERO solano

Au même temps, la popularité de Bolsonaro commence à augmenter parmi les plus défavorisés, principalement en raison de l’aide d’urgence de 600 reais par mois qu’ils reçoivent pendant la pandémie et qui est essentielle à la survie de millions de Brésiliens. Cette aide arrive à son terme, mais Bolsonaro a déjà annoncé un programme gouvernemental, Renda Brasil, qui suit les traces du célèbre programme petista, Bolsa Família. D’autre part, Bolsonaro commence à investir politiquement dans le Nord-Est du Brésil, la région la plus pauvre du pays et le bastion électoral historique du PT, qui a souffert un revers lors des dernières élections municipales.  Il sait que s’il obtient le soutien des classes populaires avec l’aide économique, la route vers la réélection est beaucoup plus facile. Les données sont impressionnantes : 65,3 millions de Brésiliens reçoivent une aide, dont un tiers dans la région du Nord-Est. Le problème de l’aide gouvernementale se heurte à la politique de réduction des dépenses publiques que son gouvernement prétend défendre, et le ministre néolibéral de l’économie Paulo Guedes insiste déjà sur le fait que celles-ci sont incompatibles avec ses politiques d’ajustement budgétaire et fiscal. D’autre part, Paulo Guedes est indispensable pour maintenir le soutien des entreprises et des capitaux nationaux et internationaux. Guedes et Bolsonaro parviendront-ils à un accord pour maintenir une certaine aide économique à long terme pour la population la plus démunie qui garantisse un soutien électoral accru de leur part mais aussi pour poursuivre les plans de privatisation et des réformes (fiscales et administratives seraient les prochaines) pour que les propriétaires de l’argent restent satisfaits ? 

D’autre part, nous ne devons jamais oublier que Bolsonaro maintient la fidélité des principaux évêques des plus grandes églises évangéliques pentecôtistes et néo-pentecôtistes telles que l’Église universelle du Royaume de Dieu et l’Assemblée de Deus. Les plus défavorisés constituent le plus grand contingent de ces églises, leur soutien est donc un facteur très important pour comprendre l’adhésion populaire au bolsonarismo. C’est pourquoi le gouvernement Bolsonaro continue de miser sur un conservatisme religieux guidé par la dynamique de la moralisation et de la christianisation de la vie publique et privée. Des questions telles que le rejet de l’avortement et la lutte contre le féminisme sont exploitées avec un grand crédit moral par des personnalités gouvernementales telles que la ministre de la femme, de la famille et des droits de l’homme, la pasteure Damares Alves. Il n’est donc pas surprenant que le gouvernement Bolsonaro ait redoublé l’attention pour la dynamique des guerres culturelles, plaçant les questions morales au centre de l’agenda de Brasilia. 

L’impeachment s’éloigne

Si la nouvelle stratégie bolsonorista, basée sur la combinaison de sa propre modération, de l’aide de 600 reais et de la responsabilisation des maires et des gouverneurs dans la pandémie, continue à fonctionner, l’ancien capitaine de l’armée pourra renforcer sa figure comme une alternative viable pour les prochaines élections présidentielles de 2022, non seulement parmi ses fidèles, mais aussi parmi un bon nombre de partisans critiques, qui semblent améliorer leurs perspectives et voteraient à nouveau pour lui, en particulier contre le PT. L’antipetisismo est encore assez fort au sein de la population. En outre, le PT a pris certaines mesures qui ont désenchanté sa propre base, comme l’élection de Jilmar Tatto comme candidat à la mairie de São Paulo lors des élections municipales de novembre 2020. Sa nomination a suscité beaucoup de critiques parmi les membres, dont un bon nombre ont émigré, déclarant leur soutien à une candidature qui semblait plus aimée, celle de Guilherme Boulos, le leader du sem teto, qui s’est présenté comme candidat du Parti socialisme et liberté (PSOL).

Mais le problème n’est pas seulement du côté du PT, il se place aussi dans l’absence d’un nom fort qui réunirait la droite et le centre-droit, et qui réussirait à arracher des voix à Bolsonaro. Plusieurs noms sont envisagés : João Doria (gouverneur de São Paulo), Sergio Moro, Luciano Huck (présentateur de télévision bien connu), mais rien n’est défini pour le moment.  L’une des leçons que le Brésil enseigne est que sans un nom parvenant à rassembler les positions d’une droite peu démocratique, l’extrême droite sera toujours une possibilité électorale.

L’une des leçons que le Brésil enseigne est que sans un nom parvenant à rassembler les positions d’une droite peu démocratique, l’extrême droite sera toujours une possibilité électorale.

esther solano

Au niveau institutionnel, la possibilité d’une mise en accusation qui semblait plausible au cours des mois précédents est maintenant diluée. Bolsonaro bénéficie du soutien de larges secteurs des forces armées. C’est le gouvernement le plus militarisé de l’histoire du Brésil, avec 11 ministres militaires et près de 3 000 postes gouvernementaux occupés par des militaires. Les forces armées ont grandement bénéficié de leur présence au gouvernement avec une bonne réforme des retraites approuvée en même temps qu’une réforme anti-populaire et régressive des retraites pour les civils et avec une augmentation du budget militaire à un moment où d’autres domaines sont soumis à des restrictions. Bolsonaro négocie également sa stabilité avec le puissant président de la Chambre des députés, Rodrigo Maia, qui a en sa possession pas moins de 47 ordonnances de destitution différentes et avec le groupe de partis politiques appelé Centrão, qui rassemble quelque 200 députés (sur un total de 513) qui n’ont pas d’identité idéologique spécifique et sont donc vendus au plus offrant, lié à des pratiques clientélistes et corrompues, mais qui ont le pouvoir d’équilibrer la gouvernance du pays.

Le fait qu’une destitution soit déjà loin a également une influence positive sur la perception que la population a du gouvernement Bolsonaro, car elle comprend que le gouvernement traverse un moment de plus grande stabilité et que le président est capable de maintenir sa gouvernabilité, face à la critique d’instabilité que lui adresse sa propre base électorale.

Le fait qu’une destitution soit déjà loin a également une influence positive sur la perception que la population a du gouvernement Bolsonaro, car elle comprend que le gouvernement traverse un moment de plus grande stabilité

ESTHER SOLANO

La popularité de Bolsonaro va-t-elle continuer à augmenter ? Pourra-t-il maintenir son nouveau virage stratégique ? Pour l’instant, il semble que le maintien de la modération va lui coûter cher. Ces derniers jours, il a déjà fait l’objet d’une nouvelle controverse, répondant, de façon menaçante, à un journaliste qui l’interrogeait sur des soupçons de corruption dans l’affaire Queiroz, « à quel point j’ai envie de vous tabasser ». Bolsonaro continue de se nourrir du fait que de nombreuses personnes politiquement indéfinies n’en viennent pas à faire confiance aux projets politiques de la gauche. Il est urgent que le PT et le reste des partis démocratiques se placent comme des alternatives viables, car sinon, le risque que Bolsonaro reste au pouvoir malgré les plus de 140 000 morts demeurera élevé. 

Sources
  1. Texte complet de la recherche.
  2. ESTRADA Gaspard, Bolsonaro veut se faire passer pour M. Démocratie, Le Grand Continent, 28 novembre 2020