Une conversation franco-allemande avec Anne Weber, lauréate du Deutscher Buchpreis 2020
Anne Weber est une autrice allemande installée en France. Ses ouvrages paraissent toujours en français et en allemand. Son dernier livre, Annette, une épopée (Seuil, 2020) / Annette, eine Heldinnenepos (Matthes & Seitz Berlin, 2020) vient de recevoir le Prix du livre allemand (Deutscher Buchpreis). Elle a choisi d’y réinvestir la forme ancienne de l’épopée pour raconter la vie d’Anne Beaumanoir, une Bretonne d’origine modeste devenue héroïne de la Résistance, communiste puis militante aux côtés du FLN.
Pour écrire Annette, vous avez choisi la forme de l’épopée, c’est-à-dire l’alliance de la versification (libre dans votre cas) et d’un récit lié aux combats d’une vie (et à une vie de combats). Qu’est-ce qui vous a décidé à recourir à cette forme, rare aujourd’hui et dont le lecteur contemporain n’est plus très familier ? Sont-ce les « hauts faits » d’une femme à la vie simple et demeurée humble ? Avez-vous cherché à conférer une dignité supplémentaire à cette vie, ou à faire entrer en collusion le ton du conteur épique et la voix simple d’Annette pendant vos échanges, telle qu’elle transparaît dans le livre ?
Le point de départ du livre est une rencontre. Il y a quelques années, j’ai rencontré par hasard une vieille dame appelée Anne Beaumanoir, avec laquelle je me suis liée d’amitié et dont j’ai appris petit à petit l’histoire. Un peu plus tard, lorsque j’ai commencé à comprendre que j’allais peut-être lui consacrer un livre, je me suis dit : mais comment vais-je pouvoir m’y prendre pour raconter la vie de quelqu’un qui existe, que je connais ? Ai-je le droit de faire de cette histoire ce que je veux, sous prétexte qu’elle me l’a confiée ? Ai-je le droit de m’en servir à mes propres fins littéraires ?
L’idée me répugnait d’en faire un roman, autrement dit, de donner à cette femme un autre nom puis d’inventer gaiement des épisodes ou des détails afin de créer une ambiance ou un suspense, de mettre dans la bouche de la protagoniste des phrases qu’elle n’a jamais dites, etc. Je voulais au contraire m’en tenir à ce que je pouvais savoir d’elle. Or, ce n’est pas non plus une biographie que je voulais écrire, mais bien une œuvre littéraire. Alors, comment faire ?
Petite parenthèse : est-ce que littérature égale fiction, comme le suggère la catégorisation nous venant des pays anglo-saxons : fiction, non-fiction ? Pour moi, cette distinction n’est pas très valable. Il y a des romans qui racontent des histoires entièrement inventées et qui ne relèvent pas pour autant de la littérature, en tout cas pas de la bonne — et des livres qui n’inventent rien, ou pas grand-chose, et qui n’en sont pas moins littéraires pour autant. En fait, la réalité, dès lors qu’on se met à la raconter, ne peut se passer d’imagination, et inversement un récit fictif ou des personnages inventés reposent toujours sur des personnes et des faits réels.
Heureusement, à un moment donné, je me suis souvenue de cette très vieille forme littéraire employée traditionnellement pour raconter, ou plutôt chanter, les hauts faits d’un héros. Je me suis dit que j’allais essayer de donner un rythme à cette histoire et de la condenser. Et aussi, bien entendu, de la raconter du point de vue singulier qui est le mien. Et comme la vie que j’allais raconter était celle d’une femme, j’ai employé en allemand la forme féminine (totalement inhabituelle) de « Heldenepos » (épopée héroïque), à savoir « Heldinnenepos ». En français, je n’ai pas pu garder cette féminisation, mais il y a bien le contraste entre le terme d’« épopée » et le prénom féminin charmant et désuet d’« Annette ».
Pour répondre à la suite de vos questions : je n’ai pas l’impression que la vie de cette femme ait été simple, au contraire. Et je ne sais pas si elle a jamais été humble ni si, dans ce cas, elle l’est restée. La simplicité et l’humilité ne sont d’ailleurs pas les qualités premières des héros des épopées anciennes non plus, me semble-t-il. Mais vous avez raison, il y a bien plusieurs choses qui entrent ici en collusion. D’abord, il y a le contraste entre le côté viril et guerrier de l’épopée, d’une part, et ce petit bout de femme aujourd’hui courbée par les années, d’autre part. L’autre contraste est celui qui sépare le registre plutôt élevé de l’épopée ancienne, exaltant les exploits d’un héros, et la langue parfois familière ou parlée que j’utilise. Si je crois possible de faire revivre un genre ancien comme l’épopée, je ne crois pas qu’on puisse faire semblant d’en être encore aux temps antiques ou à l’âge des chevaliers. Il est impossible d’ignorer tout ce qui nous sépare de ces époques ; en particulier, quand on regarde l’histoire du vingtième siècle, on est bien obligé de constater à quel point le terme de « héros » a été détourné et perverti, du culte des héros sous le national-socialisme jusqu’aux « héros du travail » soviétiques. J’ai donc été obligée de faire descendre le héros de son piédestal, de lui ôter son armure, de baisser de ton. Grâce à Annette, cela a été plutôt aisé : elle se prête mal à la glorification, et d’ailleurs elle est loin de se considérer elle-même comme une héroïne.
Quels ont été vos modèles dans l’écriture épique ?
Je n’ai pas de modèles dans l’écriture épique. Pour tout vous avouer, je ne suis même pas une grande connaisseuse de l’épopée, j’ai lu l’Iliade et l’Odyssée, j’ai lu le Parzival de Wolfram von Eschenbach et le Perceval de Chrétien de Troyes, j’ai lu aussi quelques récits en vers modernes, l’Autobiographie en rouge de la Canadienne Anne Carson, par exemple, et Verbannt d’Ann Cotten, qui n’est pas traduit en français pour l’instant, mais dans ces derniers cas je n’ai pas eu l’impression d’avoir à faire à des épopées. Il y a des textes longs écrits en vers, mais je n’ai pas entendu parler d’une épopée récente, au sens où y seraient évoquées les aventures de quelqu’un que l’auteur considérerait comme une héroïne ou un héros. Mais peut-être suis-je passée à côté ?
À votre avis, le personnage d’Annette est-il plutôt un Achille par sa soif de combats, ou un Ulysse par ses mille visages et sa vie multiple ? Autrement dit, avez-vous écrit une Iliade ou une Odyssée ?
Je n’aurais ni l’ingénuité ni la prétention de me voir dans la lignée d’Homère ; je n’ai écrit ni une Iliade ni une Odyssée. Et pourtant, je vois au moins un parallèle entre la vie d’Annette et celle d’Ulysse (alors que je n’en vois pas trop avec Achille) : d’une part, ils ont connu tous deux une vie d’errances. D’autre part, Annette m’a fait connaître un aspect de la vie dans la Résistance que je pense méconnu, ou, en tout cas, dont je n’avais pas bien conscience. Une fois qu’elle a été séparée de son amoureux, elle s’est retrouvée seule à Lyon, et, en tant que clandestine, elle a dû couper tout contact avec sa famille et ses proches. Les membres du réseau qu’elle croisait ne se connaissaient entre eux que sous des faux noms, si bien qu’elle s’est retrouvée à vingt ans complètement coupée de ses origines, de son histoire, de sa famille. D’après ce qu’elle m’a dit, cela a été une expérience qui l’a beaucoup marquée et qui a eu des conséquences sur sa vie ultérieure. Or, Ulysse, pendant son long périple, perd peu à peu ses compagnons qui meurent les uns après les autres pour finalement se retrouver tout seul. Quand, dans un célèbre épisode de l’Odyssée, il crève l’œil du cyclope Polyphème et que celui-ci lui demande qui l’a rendu aveugle, Ulysse répond « Personne », en jouant de la proximité de ce mot en grec avec son nom à lui. Il le fait bien entendu par ruse, mais peut-être pas seulement. On peut aussi penser à ce qu’a dû être la vie d’Ulysse, une fois qu’il a été coupé de tout ce qui le reliait à son passé.
« Ce sont maintenant deux amoureux. Ont-ils
le droit ? Ils s’aiment. Est-ce toléré ? Ça ne
l’est pas. Les communistes n’ont pas prévu
l’amour ; plutôt, ils l’ont prévu puis aussitôt
l’ont interdit. Et ce non sans raison : tout
lien privé comporte des dangers. Chez eux,
chacun connaît deux autres permanents
et puis c’est tout. Il les connaît sous leur faux noms. »
(Annette, une épopée, p. 36)
La dernière scène du livre décrit votre rencontre fortuite avec Anne Beaumanoir. Est-ce vraiment ainsi que vous l’avez connue, par hasard ?
Oui, en effet, je l’ai connue tout à fait par hasard. J’ai été invitée à participer à une table ronde dans le cadre d’un petit festival de film documentaire à Dieulefit. À la fin de la manifestation, des personnes du public pouvaient prendre la parole, et il y a eu parmi elles une très vieille dame qui m’a immédiatement fascinée, à la fois par ce que je pouvais déjà deviner de son histoire, mais aussi par son apparence et sa façon de parler. Elle était (et est toujours) petite, frêle, un peu courbée, avec des cheveux blancs et des yeux bleus très lumineux. Je crois que je peux dire que j’ai eu une sorte de coup de foudre pour cette femme, et j’ai absolument voulu la connaître. Heureusement, j’ai pu lui parler ensuite en tête-à-tête, elle est même restée dîner et j’ai été assise à côté d’elle. Là, elle a commencé à me raconter un peu sa vie, et j’ai su que je retournerais la voir. J’ignorais jusque-là qu’on pouvait rencontrer de vraies héroïnes quasiment au coin de la rue, par hasard !
À plusieurs reprises, vous jouez d’ailleurs sur le soupçon qui peut se loger derrière les coïncidences inouïes de l’existence : est-ce pur hasard, ou doit-on croire à quelque chose comme la providence ? Avez-vous toujours été travaillée par ce soupçon, ou est-ce votre rencontre avec Anne Beaumanoir qui vous y a fait songer ?
Oui, c’est quelque chose qui me travaille depuis longtemps, ces événements qui se succèdent et qui souvent paraissent n’avoir aucun lien entre eux, mais qui en fin de compte – parfois cela se révèle seulement des décennies plus tard, et bien souvent cela ne se révèle jamais, j’imagine – étaient pourtant liés. Ces liens invisibles, ou qui ne deviennent visibles qu’a posteriori, font douter de la notion de hasard, ils voudraient nous convaincre qu’existe quelque chose comme une providence, en effet. Chacun en connaît des exemples dans sa vie.
Avec les personnages d’Annette – et le personnage d’Annette elle-même –, avez-vous raconté des vies singulières, ou une fresque de destins emblématiques de l’histoire du XXe siècle (la Résistance, le FLN, la condition féminine, le communisme) ?
Le livre est très centré sur la vie d’Annette ; les autres personnages n’apparaissent que dans la mesure où ils ont un lien, de près ou de loin, avec elle. Mais le terme de fresque me paraîtrait inapproprié aussi pour d’autres raisons ; je peux même dire que je vois ce livre plutôt comme le contraire d’une fresque, au sens où ce mot sous-entend généralement quelque chose de vaste, d’imposant et même de grandiose, alors que, ayant écarté l’idée d’étoffer le récit par l’invention romanesque, je me suis employée plutôt à condenser la vie d’Annette et à rendre hommage à cette femme sans du tout la glorifier. D’autant que, parmi les engagements qu’elle a pris, certains sont questionnés par moi, et même d’ailleurs par elle, avec le recul.
Je n’ai pas cherché à faire d’Annette un personnage emblématique. Il me semble que chaque être humain ne peut représenter que lui-même, ce qui ne veut pas dire qu’il ne peut pas servir d’exemple à d’autres ou qu’il n’y ait pas eu des vies comparables à la sienne. Mais, face à la nécessité d’agir dans une situation donnée, face à sa conscience ou à ses regrets, chacun se trouve seul. Un écrivain s’intéresse moins à ce qu’il y a de représentatif dans une existence qu’à ce qui lui est propre, à mon sens. Cependant, le personnage d’Annette incite à se poser des questions, à se demander par exemple ce qu’on aurait fait à sa place.
Vous avez écrit la plupart de vos livres en allemand et en français et les avez publiés en parallèle. Que signifie ce bilinguisme pour vous ? Écrivez-vous dans les deux langues, ou bien s’agit-il toujours d’une traduction de l’allemand vers le français ? Dans le cas d’Annette, par exemple, on imagine que tout le matériau que vous avez recueilli lors de vos conversations avec Anne Beaumanoir a dû vous pousser à écrire d’abord en français…
Oui, on pourrait l’imaginer, mais ce n’est pas ainsi que « ça marche ». J’ai commencé à écrire — en allemand, qui est ma langue maternelle — quand j’étais adolescente, puis je suis partie en France à dix-huit ans où j’ai d’abord continué à écrire en allemand, toujours sans être publiée. Puis, au bout de quelques années à Paris, je me suis mise à écrire en français, et le premier manuscrit en prose que j’ai envoyé à un éditeur était en français ; le deuxième a fini par être publié. Alors, mes amis en Allemagne et ma famille se demandant ce que c’était que ce livre qu’ils ne pouvaient pas lire, j’en ai rédigé une version allemande — qui assez vite a été publiée en Allemagne. Deux ou trois manuscrits plus tard, je suis revenue à l’allemand comme première langue d’écriture, sans pour autant que cela ait procédé d’une décision consciente. Rétrospectivement, je me suis dit que j’avais eu besoin de ce détour par la langue française, que cela avait été une forme de prise de distance nécessaire. Depuis, j’écris toujours deux versions de mes livres dans cet ordre-là : d’abord en allemand, ensuite en français. Ce qu’on appelle le « sujet » d’un livre ou la nationalité du personnage principal ne joue aucun rôle là-dedans, mais bien mon propre rapport à ces deux langues. De toute façon, les propos d’Annette n’avaient-ils pas besoin d’être « traduits » par moi si je voulais créer une œuvre littéraire ?
Une particularité linguistique de votre livre, ce sont les noms propres, expressions ou idiomes français qui – souvent accompagnés de leur traduction littérale en allemand – sont utilisés dans les phrases allemandes. De cette manière, vous donnez non seulement à votre texte une certaine « couleur locale », mais vous créez également une variété d’effets phonétiques poétiques. Dans d’autres livres, il vous est arrivé de faire l’inverse (de vouloir faire entendre des sonorités allemandes en français – je pense par exemple à Vaterland). Dans quelle mesure votre langue poétique est-elle le français-allemand ?
C’est intéressant que vous releviez cet aspect. Je n’ai pas toujours conscience de la façon dont les deux langues s’interpénètrent dans mes livres ; c’est simplement qu’en vivant dans cet espace mental plus large qu’ouvrent deux langues, il m’arrive d’ouvrir des portes et de laisser entrer un brin d’allemand dans une maison française ou une goutte de français dans un Haus allemand.
Pour Vaterland, ce n’était pas une question de sonorités en premier lieu. C’est que le texte allemand avait pour titre Ahnen, dont le double sens (le mot signifie « aïeux » mais aussi « deviner ») n’avait pas d’équivalent en français. Alors j’ai cherché un autre titre. Mon éditeur français tenait à ce que le titre fasse comprendre qu’il s’agissait là de l’Histoire allemande, et il me proposait des titres comme « Une famille allemande » ou « Un héritage allemand » qui ne me paraissaient pas convenir du tout. Finalement, j’ai eu l’idée de prendre pour titre un mot allemand, « Vaterland », qui, même pour ceux qui ne connaissent pas cette langue, évoque ce pays et son Histoire, tout en étant prononçable en français. Si bien que les deux versions portent maintenant un titre allemand — mais pas le même. Or, jamais je n’aurais donné à la version allemande le titre Vaterland, qui est l’équivalent du mot français « patrie ». C’est un terme qui, perverti par les nazis, est devenu inutilisable en Allemagne depuis la fin de la guerre, ou plutôt qui est réutilisé maintenant par des gens qui relèvent plutôt de l’extrême-droite. Mais je me suis aperçue qu’en figurant sur la couverture d’un livre français, il n’était plus dérangeant de la même manière, et d’ailleurs ce n’est plus le « Vaterland » comme je l’entends, mais un mot à la prononciation très différente, cela ressemble plutôt à « Vatèrelande ». Pour moi, c’était un peu comme si j’avais mis ce mot entre guillemets. Ce qui correspond à la distance qui est la mienne vis-à-vis de ce terme, mais aussi vis-à-vis du « pays de mon père » au sens littéral.
Le dispositif de Vaterland n’est pas sans rapport avec celui d’Annette, qui en constitue en quelque sorte un pendant, du côté français. Deux épopées (ou deux histoires) de deux pays, où le concept de nation est au cœur de ce qui vous dérange et de ce qui fonde l’intrigue (le nationalisme allemand, la question du régime de Vichy, l’anticolonialisme d’Annette, etc.). Que retirez-vous de cette double perspective ?
J’ai peur de vous décevoir, mais je ne mène aucune réflexion théorique concernant ces sujets au-delà des questions que je me pose et que je pose dans ces deux livres, dans l’un à Annette et dans l’autre à mon arrière-grand-père et mon grand-père. Ce sont des questions qui me sont venues en songeant à leur vie, aux écrits qu’ils ont laissés, en allant sur les lieux où ils ont vécu. Non seulement je ne suis pas armée théoriquement pour répondre à vos dernières questions, mais je me garde volontairement de penser dans des catégories abstraites (nationalisme, anticolonialisme) parce que je considère que c’est plutôt la tâche des universitaires, historiens ou philosophes politiques, tandis que j’ai affaire, moi, à des individus plutôt qu’à des courants, dont par ailleurs je peux prendre connaissance, bien entendu.
Vous considérez-vous comme une artiste européenne ?
Non, là encore, je ne pense pas dans ces catégories. Mais je n’exclus pas que j’en sois une !